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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CHAPITRE 6. Le tourisme, sauveur des petites

patries270 ?

« Les sources électriques faisaient sourdre à flot la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans les remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celles de poissons et de mollusques étranges »271.

Marcel Proust exprime ici à merveille l'impossible rencontre, entre le narrateur de La recherche du temps perdu, bourgeois parisien en villégiature au Grand-Hôtel de Balbec, et la population locale, pêcheurs et ouvriers, qui, tout en déambulant dans les mêmes lieux, se heurtent à diverses frontières. Frontière sociale tout d'abord, mais aussi frontière physique, symbolisée par la paroi de verre de la salle à manger qui sépare deux catégories d'individus. Pour Placide Rambaud, « avec le tourisme, le village le plus isolé rencontre la société urbaine dans sa situation de loisir ; de ce contact, naît une culture singulière, qui n'est plus tout à fait ni rurale, ni urbaine, avec ses modes, son goût des sports, la découverte ou la maîtrise de la nature. »272. Pour le romancier comme pour le sociologue, deux cultures bien distinctes séparent le touriste et l'habitant local, pourtant, le second préfère parler d'hybridation plutôt que de séparation stricte. Toutefois, Aimée, le maître d'hôtel de La recherche, incarne bien cette existence plurielle : ni bourgeois ni pêcheur, ni ouvrier ; c'est un être multi-situé, côtoyant et servant les villégiateurs sans faire partie de leur monde, vivant une expérience moins éphémère du lieu.

Une des motivations principales dans le choix des destinations des voyageurs à partir de la seconde moitié du XIXe siècle est un certain goût pour la nature, pour le paysage. Lieux côtiers et lieux de montagne deviennent ainsi des images-symboles du phénomène touristique.

270 Titre inspiré du chapitre 6 de l'ouvrage d'Anne-Marie THIESSE, « Le tourisme sauveur de la France », Ils apprenaient...op.cit, p. 95.

271 Marcel PROUST, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Librairie Générale Française, 1992 [1918], p. 247.

272 Placide RAMBAUD, Sociétés rurales et urbanisation, Paris, Le Seuil, 1973 [1969], p. 32.

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Pour les habitants du lieu, les rapports à l'environnement local, à l'identité spatiale s'en trouvent affectés. Marie-Claire Robic identifie plusieurs types de relations sociétés/nature qu'elle liste comme suit : « nature-ressource, nature-contrainte, nature apprivoisée, nature sauvage ou nature domestiquée, nature inépuisable ou nature périssable »273. Bien que ces catégories feraient hérisser les cheveux à un anthropologue, elles ont une certaine efficience si l'on admet que le paysage du touriste devient le mode de spatialisation dominant, redéfinissant les manières de vivre. Dans le cas des communes alpines, la nature contrainte - faible rentabilité de la culture, isolement hivernal, aléas climatiques - devient parfois nature ressource - augmentation du prix des terrains, sociétés de guides, nouveaux emplois274 . La montagne est perçue, vécue et pratiquée autrement : elle passe de territoire isolé qui dépend économiquement des plaines à territoire attractif dont les bénéfices vont s'étendre jusque dans les vallées275 . Ainsi, les territorialités276 des habitants des Alpes se modifient, se reconfigurent, les manières de se représenter et de vivre dans son milieu également. Pour reprendre Augustin Berque, « en transformant son environnement, une société se transforme elle-même, et ce faisant crée un nouveau milieu, c'est-à-dire une nouvelle relation entre la société et l'environnement »277.

Quel rapport avec l'école ? Nous avons montré que le paysage prend une place de plus en plus importante dans le processus de parachèvement des identités nationales. Une certaine vision de la nature, des paysages, est enseignée dans les classes, que ce soit sur le modèle de la « mosaïque » en France ou sur la figure singulière de la montagne en Suisse. Entre la pédagogie des petites patries - ou plus largement, les enseignements liés au milieu local- et la nature du tourisme, on trouve de nombreux parallèles, notamment dans la dimension d'esthétisation romantique. De plus, l'école et les oeuvres para-scolaires sont souvent - plus en Haute-Savoie qu'en Valais - imprégnées par les activités et pratiques liées au tourisme, si bien qu'une réelle complémentarité se repère parfois. Enfin, les effets combinés de la scolarisation populaire et du tourisme grandissant modifient les trajectoires de vie des acteurs historiques, redéfinissent de nouvelles frontières sociales et spatiales...

273 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement...op.cit, p. 239.

274 Idée similaire chez François WALTER, « La montagne suisse. Invention et usage d'une représentation paysagère (XVIIIe-XXe siècle) », Études rurales, n°121-124, 1991, p. 91-107, p. 93.

275 Ainsi, les villes de la Vallée de l'Arve comme Cluses et Sallanches vont profiter de l'attrait de Chamonix en devenant des points de relais pour les voyageurs avec tout le développement économique qui s'ensuit (construction d'hôtel, ouverture de commerces...). Voir Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la IIIe République... op.cit, p. 77.

276 Entendue, rappelons-le, comme la pratique de l'identité spatiale.

277 Augustin BERQUE, La mésologie...op. cit, p. 20.

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A] Les petites patries et le tourisme

Le discours scolaire français sur les petites patries a été très bien été analysé par les travaux maintenant classiques de Jean-François Chanet et d'Anne-Marie Thiesse278. Dans la doxa républicaine, l'apprentissage du milieu local préfigure celui de la nation, il répond autant à des raisons pratiques - partir du concret vers l'abstrait, endiguer l'exode rural en attachant les élèves à leur sol natal - qu'à des raisons idéologiques - l'amour de la petite patrie préfigure l'amour de la grande, la nation est riche de la diversité de ses terroirs279. En France, c'est donc dans l'amour du milieu local - à l'échelle départementale280- que la pédagogie républicaine va concentrer ses efforts. Cela commence dès la formation des aspirants à la carrière d'enseignant - surtout pour les hommes. En effet, les écoles normales, présentes dans chaque département, vont s'efforcer de familiariser les élèves-maîtres avec leur environnement. En 1890, le directeur de l'école normale de Bonneville recommande de « se servir dans l'enseignement autant de fois que possible d'exemples locaux » ce qui permet « d'augmenter l'intérêt et l'efficacité des leçons », d'autant plus qu'au niveau des « beautés naturelles [...] la Savoie est si riche »281. Arguments similaires quelques années plus tard, quand le nouveau directeur préconise la multiplication des pratiques sportives « pour faire découvrir aux élèves les coins pittoresques de leur pays qu'ils ignorent »282. Ainsi, de nombreuses promenades sont organisées tous les ans, parfois en marchant, parfois en courant, les élèves-maîtres pratiquent même « l'alpinisme bon marché »283 . Les lieux choisis pour les excursions sont ceux rendus célèbres par l'activité touristique. Comme l'énonce le directeur : « connaître Le Mont-Blanc, Chamonix, autrement que par les livres me paraît faire partie de l'éducation de l'instituteur de la Haute-Savoie »284.

278 Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit et Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit.

279 Sur ce point, la géographie régionaliste de Paul Vidal de la Blache ne semble pas sans importance. Voir Guillaume RIBEIRO « Question régionale, identité nationale et émergence du monde urbain-industriel. La modernité dans l'oeuvre de Paul Vidal de la Blache », Annales de géographie, n° 699, 2014/5, p. 1215-1238.

280 Voir Jean-François CHANET, « Le cadre départemental », dans L'école républicaine...op. cit, p. 39-68.

281 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 11 Juillet 1890.

282 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 26 Juin 1897.

283 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 4 Juillet 1889.

284 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 26 Juin 1897.

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Nous voyons par ces quelques exemples, que l'apprentissage du métier d'instituteur par l'excursion touche souvent au pittoresque, au folklore. La formation des élèves-maitres apprend à distinguer la nature d'une autre manière que celle de la plupart des habitants ruraux des montagnes, et pour preuve, en 1897, « Sur trente élèves, deux ou trois à peine, fils d'instituteurs [...] connaissent les régions de la Haute-Savoie qui attirent annuellement de si nombreux touristes »285. Seuls les fils d'instituteurs ont eu l'opportunité de découvrir ces lieux à travers les lunettes de l'apprenti naturaliste. La manière d'appréhender leur milieu naturel se rapproche largement plus de la bourgeoisie voyageuse qui sillonne ces lieux que des paysans et bergers286. Soyons pourtant justes, comme l'ont montré les travaux de Jacques et Mona Ozouf, les instituteurs sont bien souvent des habitants du « crû », beaucoup sont fils de cultivateurs287, c'est seulement lors de leur formation qu'ils apprennent à « voir autrement »288. Francine Muel-Dreyfus note que ces activités liées à l'observation « orientent les activités intellectuelles de l'instituteur vers la monographie locale, l'histoire régionale, le recueil des « coutumes » paysannes et inspirent ses goûts en matière littéraire et son attirance pour les collections (herbiers, fossiles, cartes postales) »289 . Elle poursuit en affirmant que ceux-ci sont des « consommateurs de paysage »290 et constituent « l'avant-garde du tourisme populaire »291 . Muel-Dreyfus va peut-être trop loin, l'argumentation qui sous-tend l'article repose en somme sur l'idée que l'instituteur est un agent de la ville qui impose des pratiques et des représentations urbaines aux habitants des campagnes292. Néanmoins, elle a le mérite de faire une corrélation féconde entre les pratiques des touristes et les pratiques des instituteurs, en liant leurs expériences dans la manière d'appréhender la nature, le paysage. La présence du milieu local dans la formation des maîtres se retrouve même au travers des sujets d'examens, piochés dans

285 Ibidem.

286 Nous ne disons pas ici que l'esthétique est inconnue des habitants locaux, seulement qu'elle sert de fondement à l'appréciation du paysage bourgeois. Voir Alain ROGER, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.

287 Jacques et Mona OZOUF, La République... op.cit, p. 359.

288 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, insistent sur le fait que la social est un fait construit, ils parlent de « l'invention des montagnes », Les faiseurs de montagne,op.cit, p. 8.

289 Francine MUEL-DREYFUS, « les instituteurs, les paysans et l'ordre républicain », Actes de la recherche en sciences sociales, n°17-18, 1977, p. 37-61, p. 46.

290 Ibidem, p. 47.

291 Ibid, p. 56.

292 Pourtant, Jacques OZOUF avait déjà montré par ses questionnaires et son premier livre - certes destiné au grand public plutôt qu'au milieu de la recherche - Nous les maîtres d'école, Paris, Julliard, 1967, que les instituteurs étaient souvent des enfants des régions où ils exerçaient - Muel-Dreyfus se sert pourtant de ces questionnaires comme sources.

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des sujets qui touchent au « pays »293. Tout les pousse « à porter sur les choses de la terre, un regard d'apprenti folkloriste épris de pittoresque », une « disposition de voyageur dont la curiosité est toujours en éveil »294. Les travaux d'histoire locale dont ils se font les principaux acteurs incorporent souvent un pittoresque stéréotypé295 - l'institution les encourage dans ce sens296. De nombreux autres exemples peuvent être cités, notamment la collaboration étroite des instituteurs aux sociétés savantes, souvent à l'occasion des concours locaux, ou encore les voyages organisés pendant les vacances par les écoles normales, qualifiées par Chanet de véritable « tourisme scolaire »297. Ainsi donc, l'apprentissage du métier d'instituteur comporte une dimension croissante d'esthétisation de la nature, du milieu naturel, qui se juxtapose très bien avec les pratiques touristiques, particulièrement dans ce territoire alpin. Il faut cependant noter qu'au-delà de la formation des maîtres, ces représentations se retrouvent logiquement dans l'enseignement primaire.

Anne-Marie Thiesse, en étudiant les manuels à usages locaux, a bien montré que l'enseignement républicain avait poussé les élèves à des formes d'écritures abondantes concernant les régions et la vie locale298 . Si elle insiste sur le caractère patriotique de l'enseignement local - avec pour objectif d'attacher les enfants à leur terre et de lutter contre l'exode rural - elle voit tout de même l'espoir de régénération des petites patries dans le développement du tourisme d'entre-deux-guerres. Pour la Haute-Savoie, région pionnière, c'est bien avant que la rhétorique de la sauvegarde des petites patries par l'activité touristique prend place. Un des seuls manuels d'histoire local d'avant-guerre destiné aux deux départements savoisiens en rend bien compte. Celui-ci reprend les ethnotypes classiques attribués aux montagnards « Vifs, lestes, dégagés [...] constitution robuste, florissante santé »299 en y ajoutant leur « esprit d'initiative », nécessaire pour assurer « le développement de leur pays par l'industrie hôtelière »300. Difficile de savoir si ce manuel a connu une large diffusion, notons tout de même qu'il a vocation à être enseigné en classe et qu'un des auteurs est instituteur : ce

293 Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit, p. 121.

294 Ibidem, p. 199.

295 Ibid, p. 130. Du moins avant la Première Guerre mondiale, les travaux deviendront plus rigoureux par la suite.

296 En 1905 les écoles normales laissent du temps aux aspirant instituteurs lors de leur 3ème année pour rédiger des travaux d'histoire locale, en 1911, la société des études locales dans l'enseignement public est créé.

297 Ibid, p. 186.

298 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit, p. 118.

299 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. 164.

300 Ibidem, p. 159.

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qui témoigne de l'intérêt du corps enseignant dans l'apprentissage du milieu local. Autre exemple, Monsieur Perrin, directeur des cours complémentaires à l'école du bourg de Chamonix - et enseignant « modèle »301 - est inspecté le 19 Juin 1908. Dans son rapport, l'inspecteur note le « soin donné à l'histoire de Savoie »302. Quelques années plus tard, en 1912, l'inspecteur relèvera que sa leçon d'histoire porte sur « les origines de Chamonix et son histoire jusqu'au 13e siècle »303. La formation intellectuelle des instituteurs rejaillit sur les élèves qui apprennent, sur les bancs de l'école, à porter un regard érudit et souvent poétique sur le monde qui les entoure. Pour exemple, en 1907 est organisée à Poisy, une « fête de l'arbre » par le Touring club et les écoles communales. Quand Monsieur Guignier, président de l'association des amis des arbres - et instituteur - prend la parole, il célèbre « la fin du temps où les agriculteurs avaient peur de l'avancée des forêts » et « constate que l'époque n'est pas éloignée où le cultivateur, relié à la terre par un lien un peu différent de l'intérêt matériel immédiat cessera de déserter cette terre, vers laquelle malgré tout, un ancien ministre de l'agriculture a prédit le retour du paysan, de l'homme du pays ! »304.

Cet événement est riche en indices sur l'enseignement du milieu local à l'école. Tout d'abord, la fête est organisée par le Touring club de France, association bourgeoise créée en 1890 sur le modèle anglais, afin de promouvoir le développement du tourisme - des livres étaient d'ailleurs offerts gratuitement à l'école normale d'instituteur. Leur engagement dans la vie locale et la protection de la nature, en collaboration avec l'enseignement primaire, montre la convergence des vues des deux institutions. Deuxièmement, il est fait mention de la peur des paysans de l'avancée des forêts : effectivement, les brouilles entre un monde paysan à qui l'on reproche de surexploiter la forêt, et les gardes forestiers oeuvrant à sa conservation ont été un grand sujet de tensions tout au long du XIXe siècle305. Les paysans, et surtout les montagnards - en raison du déboisement par l'activité pastorale - sont souvent qualifiés d'ignorants ne connaissant pas la valeur des forêts. Le fait que l'école primaire s'associe au Touring club, et indirectement aux gardes forestiers, appuie à nouveau le lien entre école/tourisme/pittoresque. Les sociétés alpines françaises sont donc bien préparées par l'école à la rencontre avec la

301 Il obtient deux médailles de bronze (1900-1904), deux médailles d'argent, (1900-1916), devient officier d'académie (1910) puis officier de l'instruction publique (1920).

302 ADHS, 1 T 793, Dossier individuel de l'instituteur François-Narcisse Perrin, rapport d'inspection du 19 Juin 1908.

303 Ibidem, 21 Décembre 1912.

304 ADHS, PA 68.3, 4599, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°2, 1907, p. 95.

305 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 108.

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bourgeoisie voyageuse. Sans dire que les deux visent les mêmes fins, ni même qu'il y a une conscience aiguë ou des stratégies de rapprochement, il faut néanmoins admettre qu'il existe un référentiel commun de représentations et de pratiques de la nature entre l'instituteur, le touriste et, dans certains cas, l'élève. Si la petite patrie n'est qu'une miniature de la grande dans l'idéologie républicaine, il semble qu'au sein des Alpes françaises, l'enseignement du milieu local intègre aussi l'international par le biais du tourisme : les frontières des communes de montagnes s'étirent à l'extrême pour laisser entrer en leur sein la fine fleur des sociétés européennes.

En Suisse, les choses sont différentes : la forme fédérale de l'État n'incite pas à trouver un ciment aussi fort que le discours sur les petites patries, entre les cantons et la Confédération. L'indépendance politique des cantons - partielle mais bien assise - rend infructueuse toute tentative de démontrer que le grand contient le petit, que la Confédération contient les cantons. Paradoxalement, c'est dans un pays ou l'échelle locale a le plus d'importance politique qu'elle est le moins enseignée. Dans le canton du Valais, peu de place est faite à l'histoire locale, il n'y en a d'ailleurs quasiment aucune trace avant le début du XXe siècle. Toutefois, en 1908, lors d'une commission cantonale de l'instruction primaire, est évoquée l'idée de rédiger un précis d'histoire du Valais à destination des écoles306. La proposition ne fait pas d'émules mais n'est pas rejetée non plus, pourtant rien ne se fait. Il en est encore question quelques mois plus tard, puis quasiment chaque année pour que, finalement, le précis d'histoire soit rédigé en 1920 - soit 12 ans après sa première évocation. Il y a donc peu d'empressement de la part du canton pour enseigner l'histoire valaisanne dans ses écoles. L'institution scolaire semble se désintéresser de la question. En France, l'école laïque et ses instituteurs ont peu à peu remplacé les curés dans leur rôle d'écriture de l'histoire locale307, vidant ainsi le panthéon local des vieux saints oubliés pour y mettre leur conception républicaine de l'histoire des régions. À l'inverse, en Valais ce n'est pas le cas : l'instituteur agit dans la dépendance du pouvoir ecclésiastique, le monde rural mis en avant est moins à chercher dans la beauté pittoresque de la nature que dans « les avantages du côté religieux et moral »308 des campagnes. Néanmoins, quelques traces indiquent qu'une rhétorique folkloriste se déploie également en Valais. En 1910, un article de L'école primaire recommande aux instituteurs de faire des excursions, d'organiser des

306 AEV, 1 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement primaire, 11 Février 1908.

307 Jacques et Mona OZOUF, La république...op.cit, p. 383-424.

308 « Restez à la campagne », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1915, p. 73-74.

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promenades, de s'adonner à leur passion en mentionnant l'étude de la géologie ou de la flore309. Un autre en 1915 mentionne les traditionnelles grandes promenades scolaires le dernier jour de l'année310 qui « développent l'amour de la nature » et « sont la meilleure leçon de choses » car « c'est en voyant d'autres tableaux, d'autres sites, d'autres aspects que se développe l'esprit d'observation, Si nécessaire pour mieux apprécier l'oeuvre du Créateur »311. L'article mentionne également la présence du touriste étranger :« Ne vous est-il jamais arrivé de rougir de honte quand, vous trouvant tout un groupe de valaisans, il n'en est pas un qui puisse renseigner un étranger qui passe et dont la légitime curiosité aimerait à connaître les noms des détails de notre spectacle journalier ? »312. On voit ici, à l'instar du cas français, la différence de culture dans l'appréciation du milieu local entre l'enfant du pays qui en a une vision pratique, quotidienne, et l'étranger érudit qui a une connaissance livresque et poétique. Enfin, dernier exemple, à nouveau dans l'école primaire est publié en 1917 un texte intitulé « aux promeneurs et aux touristes » mais qui s'adresse en réalité aux instituteurs et aux enfants organisateurs des « courses scolaires » 313. Il est question de conseils pour préserver la flore alpine, d'éviter toute pollution. C'est une des premières fois que les pratiques des promeneurs, des touristes et des acteurs de l'institution scolaire sont réunies dans la protection de la nature. N'oublions pas pourtant que les articles précédents sont publiés dans un journal à vocation pédagogique, qui vise un public enseignant : si l'école n'est pas toujours le sujet central, il n'en reste pas moins que ces sujets touchant aux excursions, promenades, paysages pittoresques sont perçus comme susceptibles d'intéresser les instituteurs et institutrices valaisans.

La culture du pittoresque, du folklore dans l'enseignement est tout de même moins développée en Valais qu'en Haute-Savoie. Les enseignants n'ont, dans leur formation, aucune excursion en montagne, aucune activité développant leur goût des beautés naturelles du pays. L'histoire locale est quasiment absente de l'enseignement, les manuels également. Les liens entre tourisme et école, même s'ils se développent à partir des années 1910 - bien que plus tardivement qu'en France - ne prennent jamais la même ampleur. Aucun rapprochement avec

309 E.A « L'art d'être heureux d'après mon vieux maître », L'école primaire, n°8, 20 Janvier 1910, p. 25-26.

310 Patrick CABANEL (dir) écrit que la découverte du pays par l'excursion est une tradition helvétique qui remonte au XVIIIe siècle, Le tour de la nation...op.cit, p. 602-606.

311 « A l'occasion des promenades scolaires », reproduction de « La Gazette du Valais », L'école primaire, n°5, 15 Mai 1915, p. 6-7 (frontispice).

312 Ibidem.

313 « Aux promeneurs et aux touristes », L'école primaire, n°7, supplément, 15 Septembre 1917, p. 126-127.

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le Touring club ou le Club alpin ; si le tourisme existe, l'école s'en désintéresse, les frontières scolaires sont plus marquées. A l'inverse, les pratiques touristiques investissent parfois l'école française, au-delà même des simples discours, c'est le cas des écoles des communes de montagne.

B] Un enseignement international

Comme énoncé dans le paragraphe précédent, l'école alpine française est largement plus imprégnée par le développement touristique que sa voisine valaisanne. Cette différence traduit deux manières distinctes de se représenter l'école, mais également de se représenter la montagne. Si le phénomène touristique existe pourtant dans l'ensemble des Alpes, c'est dans celles françaises que l'enseignement - scolaire et para-scolaire - est affecté dans ses pratiques. Le tourisme se développe surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Certaines communes alpines vont s'en trouver bouleversées dans leur modèle économique, architectural et social, ce qui en définitive, va nécessairement modifier leur territorialité, leur rapport aux lieux, à la nature, au paysage.

Chamonix - qui deviendra Chamonix-Mont-Blanc en 1923 - s'institue fleuron français du tourisme alpin. La croissance du nombre de visiteurs est impressionnante : de 12 000 visiteurs annuels en 1864, la commune passe à 24 000 en 1892314 puis à 80 000 en 1913315. Pour Jean-Robert Pitte, la croissance exponentielle du phénomène touristique le fait changer de nature : s'il relevait auparavant de la consommation de paysage, il en devient modificateur316. En effet, les hôtels-palaces, accueillant des visiteurs issus de l'aristocratie et de la bourgeoisie se multiplient au cours de « La Belle Époque », modifiant profondément l'architecture du bourg. Des aménagements multiples voient le jour : la commune bénéficie d'une route carrossable en 1870 puis est reliée par une ligne de chemin de fer à la vallée de l'Arve dès 1901, plus tard, en 1908, c'est une ligne transfrontalière qui verra le jour.

En apposant des boîtes de collectes au sein des hôtels chamoniards, l'association du Sou des écoles profite de l'afflux touristique pour remplir ses caisses. En Juin 1884, le directeur de

314 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 21.

315 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. 159. Bernard DEBARBIEUX parle lui de 170 000 visiteurs annuels en 1907. Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, « conclusion ».

316 Jean-Robert PITTE, Histoire du paysage français, Paris, Tallandier, 2020 [1983], p. 300.

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l'association envoie une lettre au maire pour obtenir une subvention en vue de la confection de nouvelles boîtes à placer dans les hôtels avant l'été317. Le conseil municipal accepte la requête et alloue 150 francs au Sou des écoles quelques semaines plus tard318. Les indices sont ténus, mais l'empressement du président de l'association à réclamer la subvention pour placer les boîtes avant l'été, et la relative promptitude avec laquelle la commune l'octroie, laissent penser que les recettes liées à l'activité touristique ne sont pas négligeables. Cet argent est important pour la vie scolaire locale, l'association du Sou des écoles permet entre autres d'organiser et de financer des excursions, de fournir le matériel manquant aux élèves.

Chamonix s'enrichit par le tourisme et compte désormais des écoles « riches »319. Cette situation entraîne de nombreuses inégalités avec d'autres écoles de montagne placées dans des lieux où le tourisme ne s'est pas implanté de manière aussi forte - ou pas implanté du tout320. Avec le tourisme, les frontières scolaires s'imbriquent et s'étirent : l'école locale dispense un enseignement national et dispose d'un financement international. L'école isolée en hiver que nous avons décrite dans la première partie de ce mémoire se trouve à l'inverse, au carrefour de l'Europe voyageuse durant la saison d'été. Vont s'agréger autour de l'école une multitude d'activités qui, tout en ne relevant pas stricto sensu de l'enseignement primaire, lui sont liées, par exemple en utilisant les locaux scolaires. C'est le cas des conférences de langues qui s'organisent petit à petit dans la commune, après les horaires de cours réglementaires durant la saison d'hiver. L'afflux d'étrangers principalement anglais et allemands apporte une variété linguistique inédite dans ces petites communes de montagne. La part de la population dont les activités sont liées au tourisme se doit d'en avoir une maîtrise élémentaire : c'est particulièrement le cas pour les guides de montagne. Ainsi, en 1889 François Cachat et Paul Payot souhaitent tous deux obtenir l'autorisation de dispenser des cours d'anglais dans l'école du hameau de Montquart : l'un dans l'école de filles et l'autre dans l'école de garçons. L'inspecteur primaire en rend compte dans une lettre à l'inspecteur d'académie le 20 Novembre - transmise au préfet le lendemain - « le cours serait suivi par un certain nombre de jeunes gens du hameau, qui se destinent à être guides pendant l'été », il ajoute qu'il « est incontestable

317 ADHS, 2 O 2175, Lettre du directeur de l'association du sou des écoles au maire de Chamonix, 5 Juin 1884.

318 ADHS, 2 O 2175, Délibération du conseil municipal, 3 Juillet 1884.

319 Le maire avait d'ailleurs rendu toutes les écoles gratuites dès 1874 et s'est empressé de lancer la construction de 8 maisons/écoles de hameaux simultanée dès 1881. La commune investit régulièrement dans de nouveaux poêles pour les écoles et se fournit une quantité généreuse de combustibles.

320 Sur l'attractivité renouvelée par le tourisme de petites bourgades, un parallèle est ici repérable avec la situation de Célestin Freinet lorsqu'il enseigne à Saint-Paul de Vence. Voir Emmanuel SAINT-FUSCIEN, Célestin Freinet. Un pédagogue en guerre, 1914-1945, Paris, Perrin, 2017.

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que des cours d'anglais seront très utiles aux jeunes gens dont il s'agit »321. Cette lettre nous apprend que l'enseignement de l'anglais pénètre jusqu'aux hameaux les plus reculés de Chamonix, et ne se limite pas au bourg où est concentrée l'activité touristique. Ces cours sont également très attractifs pour les jeunes gens des hameaux : Cachat et Payot se proposent tous deux d'en organiser. Finalement, le préfet, sur avis de l'inspecteur, conclut que la tenue d'un seul cours est suffisante pour un hameau de taille modeste. Priorité est donnée à François Payot le 21 Janvier. Il dispensera son enseignement d'anglais aux jeunes entre 15 et 18 ans jusqu'en 1892 - époque où il se fait engager en tant que valet de pied à Epernay. Concernant les autres hameaux, les archives sont muettes, mais il est fort probable que des cours similaires y prennent place. Ceux-ci s'installent systématiquement dans les locaux de l'école, ainsi détournés de leur usage habituel.

L'activité de guide qui justifie ces pratiques institue, pour les jeunes de la commune, une activité d'apprentissage post et para-scolaire qui prolonge l'enseignement primaire. Elle crée une situation paradoxale où, d'une position géographiquement isolée avec des perspectives de mobilité limitées, des adolescents des hameaux chamoniards ont accès à l'apprentissage d'une langue étrangère, normalement réservée à une petite élite d'accédants à l'école primaire supérieure. D'ailleurs, les cours d'anglais sont parfois financés directement par les touristes étrangers. C'est le cas en 1892, lorsque Monsieur Cairraz, habitant à Chamonix, souhaite organiser un cours d'anglais dans les écoles du bourg à destination des fils de guides322 : il signale au préfet son intention, tout en précisant que la société de guides a reçu une contribution élevée à 190 francs de la part de Monsieur Suarez - citoyen anglais - pour la tenue de ce cours323. Il n'est pas fait mention de l'appartenance ou non de ce dernier à un quelconque club oeuvrant pour le développement du tourisme. Reste que de telles initiatives sont souvent prises par des membres du Club alpin anglais, très influent dans les Alpes françaises324. Plus tardivement mais suivant le même procédé, s'organisent des cours de langue allemande. Le 31 Octobre 1908, l'inspecteur primaire informe l'inspecteur d'académie - à nouveau transmis au préfet par la suite - qu'un cours « public et gratuit » de langue allemande a débuté dans la commune depuis le 15 du mois. Il se déroule tous les soirs de 5 à 6 heures - sauf le jeudi et le dimanche - et est suivi par 30 personnes des deux sexes, alternant jeunes filles et jeunes garçons. L'inspecteur

321 ADHS, 1 T 418, Lettre n°6229 de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 20 Novembre 1889.

322 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 22 Février 1892.

323 ADHS, 1 T 418, Lettre de Monsieur Cairraz au préfet, 16 Février 1892.

324 François WALTER, Les figures paysagères...op.cit, p. 270-274.

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explique qu'en raison du manque de locaux, le cours prend place dans le groupe scolaire du bourg, précisant qu'il n'y voit aucun inconvénient car il répond « à une nécessité locale »325. Ici encore, les jeunes gens qui habitent la commune peuvent profiter gratuitement d'enseignements auxquels ils n'auraient pu avoir accès sans l'activité touristique en développement. Bien que ceux-ci ne soient pas directement liés à l'instruction publique, les liens avec l'institution scolaire sont grands. Tout d'abord, notons que dans les deux exemples, c'est bien l'inspecteur primaire qui transmet la demande de la commune pour utiliser les locaux de l'école à l'inspecteur d'académie - puis ce dernier au préfet. Le premier donne son avis, approuve ou émet des réserves à l'égard des requêtes. Pour être validées, les demandes doivent avoir une valeur aux yeux des autorités supérieures de l'instruction publique, être conformes à l'idée qu'elles se font de l'éducation populaire, apporter une plus-value certaine. Ensuite, ces initiatives - certaines financées par la commune - touchent le monde scolaire par son public : les jeunes gens sont les mêmes qui ont été - ou qui vont encore en hiver - dans les écoles communales. D'ailleurs, dans sa lettre du 30 Octobre, l'inspecteur primaire signale que le directeur et la directrice des cours complémentaires suivent avec assiduité l'enseignement d'allemand, il signale aussi que Monsieur Schütt « serait honoré de recevoir [sa] visite » et envisage « d'assister prochainement à l'une de ses leçons » 326 . Il existe alors une vraie coopération entre les institutions scolaires classiques et les initiatives d'enseignements liées au tourisme, signe à nouveau de la capacité de l'autorité centrale à s'adapter aux réalités locales.

Les frontières qui ont trait à l'école alpine se trouvent une nouvelle fois bousculées. Territoires isolés ou territoires intégrés à une activité internationale, tout dépend de la saison. Le territoire aux marges de la nation tire une valeur renouvelée de sa situation géographique. Une nouvelle frontière prend forme ici, celle entre l'éducation primaire et les enseignements - principalement linguistiques - qui la complètent ou la poursuivent. La première intègre les communes de montagne à l'espace national, la seconde les élargit à un espace plus vaste. L'alliage des deux influe sur les possibilités d'emplois et nécessairement sur les trajectoires de vie des acteurs historiques, jouant sur leur identité spatiale, leur rapport au milieu de montagne.

325 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 31 Octobre 1908.

326 Ibidem.

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C] Nouveaux horizons d'emplois, Guides ou hôteliers

Éloignons-nous un temps de l'école primaire afin de suivre les pérégrinations de la jeunesse hors des pupitres scolaires. Nous avons vu que les enfants des Alpes - au moins français - étaient préparés par un enseignement qui, tant par le discours que par les pratiques, tendait à très bien s'accorder avec l'activité touristique. Plus encore, certaines des missions - ou des objectifs - que se fixe l'école du peuple sont secondés par l'économie du voyage qui infuse les communes de montagne.

Tout d'abord, la menace de l'exode rural, la peur du dépeuplement des campagnes - présente tant en France qu'en Suisse - se traduit à nouveau dans l'enseignement primaire par la pédagogie des petites patries, la volonté d'attacher les enfants à leur sol natal. Anne-Marie Thiesse a raison de considérer que c'est le tourisme qui peut sauver les petites patries327, car, en effet, dans les lieux où l'attractivité locale croît, les enfants devenus adultes sont encouragés à rester. De fait, les communes qui connaissent une activité touristique perdent très peu de population, elles en gagnent même parfois. Maurice Agulhon, estime un seuil migratoire négatif d'environ 10 à 15 % pour le département de la Haute-Savoie328, ce qui place le territoire dans la fourchette relativement basse de l'exode rural sur la période 1881-1914. Bien sûr, les différences internes sont énormes : comme nous l'avons mentionné, le schéma traditionnel s'inverse et les territoires de montagne deviennent plus attractifs que les plaines. En 1913, la création d'une deuxième classe de garçons est décidée dans la commune de Saint-Gervais, car la population a augmenté de 309 personnes depuis 1906 - pour une population de 2084 personnes. L'inspecteur d'académie relaie les arguments du Conseil municipal en arguant que la population « ne fera que s'accroître d'année en année en raison du développement de la station thermale »329. Les espaces à forte activité touristique tendent donc à augmenter leur capacité d'accueil, tout est fait pour y attirer le plus de monde possible, pour accroître la renommée de ces lieux. Chamonix l'a bien compris, dès 1896, le conseil municipal décide de subventionner la Revue du Mont-Blanc - créée la même année et éditée à Thonon - de manière

327 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient...op.cit, Chapitre 6 : « Le tourisme sauveur de la France », p. 95-102.

328 Maurice AGULHON, « La grande dépression de l'agriculture » dans George DUBUY (dir), Histoire de la France rurale...op.cit, p. 359-382, p. 371.

329 ADHS, 1 T 51, « Affaires générales par commune », Saint-Gervais, rapport de l'inspecteur d'académie au préfet concernant la création d'écoles, 1913.

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à donner plus de visibilité à la station330. L'année suivante, la commune voit les choses en grand, elle ne se limite plus aux revues d'intérêt local : Monsieur Marin, rédacteur de La vie mondaine de Nice331 propose, moyennant 300 francs, de faire paraître une annonce permanente dans son journal ainsi que de publier quelques articles sur la ville pendant l'hiver. Le conseil municipal accepte car « Chamonix malgré son renom ne doit rien négliger de son côté pour attirer l'attention des visiteurs étrangers »332 . Le Valais possède aussi son journal touristique Le journal des stations du Valais qui promeut les lieux de tourisme alpestre du canton, ceux-ci passant pour les plus beaux de Suisse.

Et justement, les visiteurs étrangers affluent, plusieurs dizaines de milliers à Chamonix dans ses « hôtels-palaces »333, mais également en Valais - de 58 137 lits d'hôtels disponibles en 1880 à 124 068 en 1905334. Le phénomène existe aussi dans les lieux où l'afflux est plus modeste : au Grand-Bornand, l'instituteur Cochet indique à propos des voyageurs que « c'est à grand' peine quelquefois que les 3 hôtels du village peuvent les contenir »335 . L'activité hôtelière prend son essor. Pour exemple, plus de 900 hôtels sont construits en 30 ans dans le canton suisse336. Bernard Debarbieux relativise néanmoins cette croissance brutale en estimant qu'en 1892, sur 728 actifs chamoniards, seuls 22 déclaraient travailler en hôtellerie et 21 dans le commerce et la banque337. Ne nous laissons pas tromper par ces chiffres : tout d'abord la forte expansion touristique n'a pas encore eu lieu338, de plus, l'activité hôtelière ne dure que trois mois par an, et les habitants ne la déclarent pas toujours comme leur profession principale339 . Il est évident que les jeunes gens qui résident dans ces lieux y trouvent une ressource d'emplois considérable. Les compétences acquises en langue pour les enfants français ayant suivi les cours/conférences et le modèle d'appréhension de la nature enseigné par l'école

330 ADHS, 2 O 2174, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 17 Février 1896.

331 Qui deviendra plus tard « L'hiver au soleil ».

332 ADHS, 2 O 2174, Délibération du conseil municipal de Chamonix, 19 Août 1897.

333 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. 159.

334 Adrien CLAVIEN, « Valais, identité nationale et « industrie des étrangers », 1900-1914 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p. 247-267, p. 255.

335 ADHS, 1 T 236, Monographie du Grand-Bornand rédigée par l'instituteur Cochet, 1888-1892, p. 3.

336 Adrien CLAVIEN, « Valais, identité nationale et « industrie des étrangers », 1900-1914 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p. 247-267, p. 255.

337 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 53.

338 Rappelons ces chiffres : 24 000 visiteurs en 1892 et plus de 80 000 en 1913.

339 Bernard DEBARBIEUX donne la même explication pour les guides, Ibidem, p. 19.

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doivent être d'une grande ressource pour se faire employer. Au-delà des hôtels, notons qu'en 1901, c'est précisément parce que Mademoiselle Coutter maîtrise plusieurs langues qu'elle est employée au bureau de poste d'Argentières340 : compétence utile pour réceptionner lettres et télégraphes étrangers. Néanmoins, l'activité qui offre le plus d'emplois aux populations locales est celle de guide de montagne : la compagnie des guides de Chamonix compte entre 270 et 340 membres sur la période 1860-1890 341 - avant sa dissolution en 1892. Ici comme pour l'hôtellerie, l'estimation est difficile à faire puisqu'il s'agit d'un emploi saisonnier qui ne constitue pas toujours l'activité principale des chamoniards. Reste que le phénomène est important et comporte par ailleurs une forte dimension genrée. Pour en rendre compte, les observations de l'instituteur Louis Mauroz consignées en 1888 dans sa monographie dressent un tableau sans nuances : « ce sont les femmes qui travaillent la terre, les hommes eux, sont tous guides ou porteurs, conduisent les étrangers dans les montagnes ; c'est la principale ressource des habitants »342 . Si l'instituteur amplifie sûrement la réalité du phénomène, accompagner les voyageurs dans des excursions pittoresques constitue une part non négligeable de revenus pour les habitants locaux : il vaut mieux avoir suivi attentivement les cours d'anglais et d'allemand dispensés dans les écoles si l'on souhaite tirer son épingle du jeu.

Au sein même de la commune, les situations ne sont pourtant pas toutes égales. Une frontière interne sépare le bourg où est concentrée la grande part de l'activité touristique343 et les hameaux qui en sont presque dépourvus. Même si les conditions météorologiques sont plus clémentes qu'en hiver - permettant ainsi les circulations de populations - plusieurs kilomètres séparent ces lieux. L'inspecteur primaire note d'ailleurs dès 1898 que les hameaux ont tendance à se dépeupler au profit du chef -lieu344 . Indice ténu à prendre avec précaution, mais en observant les registres matricules des élèves de l'école du hameau de Montquart, on remarque que les premiers élèves qui font mention d'être fils ou filles de guides apparaissent en 1913, soit assez tardivement en comparaison de l'accroissement rapide de l'activité touristique345. Cette dernière aurait-elle vraiment réussi à endiguer l'exode rural ? L'ennemi à combattre est toujours désigné par le monde urbain, nous savons pourtant que la réalité de l'exode relève

340 ADHS, 2 O 2174, Personnel communal, Mademoiselle Coutter, 30 Juillet 1901.

341 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 19.

342 ADHS, 1 T 236, Monographie de la commune de Chamonix par l'instituteur Mauroz, 1888.

343 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 27.

344 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 1898.

345 ADHS, 1 T 1606, « Registres matricules des élèves admis à l'école. 1867-1938 », école primaire publique des Bossons, hameau de Montquart, 1913.

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souvent d'un déplacement des populations villageoises vers les bourgs moyens plutôt qu'une fuite vers la grande ville. Nuançons tout de même ; par rapport aux inégalités mentionnées dans le bâti scolaire ou dans l'isolement hivernal, les hameaux peuvent capter certains bénéfices liés au tourisme. Certes, il est moins question d'hôtellerie, mais nous avons vu que certains cours en anglais destinés aux jeunes gens prenaient place dans les hameaux, étant entendu que ceux-ci pouvaient espérer accéder à l'activité de guide. De plus, si le point de départ des excursions se situe dans le chef-lieu, elles empruntent nécessairement des itinéraires qui passent par les hameaux pour rejoindre la haute-montagne. Dès 1860, des pavillons touristiques destinés à l'accueil et la restauration des voyageurs sont construits par la commune de Chamonix sur les chemins de passage. Ils sont ensuite donnés en location à des habitants locaux346. Si l'on a bonne mémoire, l'institutrice Lina Balmat qui a subi les foudres des pères de familles du hameau des Pellerins en 1905, était jalousée - selon l'inspecteur primaire - en raison de ce que son père « aurait fait d'assez beaux bénéfices en tenant le chalet de la Pierre pointue et celui des Grands Mulets »347. Les pavillons touristiques sont donc un moyen pour les habitants des hameaux de récolter les fruits de l'économie du voyage.

Comme mentionné plus haut, ces activités sont essentiellement masculines. « Jeunes gens » peut presque être remplacé par « jeunes garçons » car - à l'exception de certains emplois commerciaux - les jeunes filles sont quasiment exclues des nouvelles activités liées au tourisme. Louis Mauroz écrit que les femmes sont reléguées aux champs, les guides sont toujours des hommes : ce qu'indiquait implicitement Monsieur Cairraz en notant que ses conférences étaient pensées pour les fils - et non pas filles - de guides. Les connivences entre culture scolaire et culture touristique ont semble-t-il plus profité aux garçons - à l'exception notable des cours d'allemand où les deux sexes étaient présents en proportions égales. Rappelons à nouveau que l'école valaisanne n'a pas la même approche : elle se désintéresse du tourisme, regarde le phénomène avec curiosité et méfiance bien qu'il soit devenu nécessaire aux populations alpines. Malgré ces inégalités de genre, le tourisme et les opportunités qui en découlent profitent largement et de manière presque inopinée à des territoires qui, quelques décennies plus tôt, étaient considérés comme isolés et dangereux348 . Il y a donc bien des changements dans

346 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p. 39-46.

347 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 Aott 1905.

348 Jean MIEGE, « La vie touristique en Savoie », Revue de Géographie Alpine, n°21, 1933, p. 749-817.

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l'identité spatiale des montagnards : les représentations des Alpes changent, influent sur les trajectoires de vie des acteurs historiques dont il sera question dans le chapitre suivant.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams