CHAPITRE 6. Le tourisme, sauveur des petites
patries270 ?
« Les sources électriques faisaient sourdre
à flot la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci
devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre
duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les
petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour
apercevoir, lentement balancée dans les remous d'or, la vie luxueuse de
ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celles de poissons et de
mollusques étranges »271.
Marcel Proust exprime ici à merveille l'impossible
rencontre, entre le narrateur de La recherche du temps perdu,
bourgeois parisien en villégiature au Grand-Hôtel de Balbec,
et la population locale, pêcheurs et ouvriers, qui, tout en
déambulant dans les mêmes lieux, se heurtent à diverses
frontières. Frontière sociale tout d'abord, mais aussi
frontière physique, symbolisée par la paroi de verre de la salle
à manger qui sépare deux catégories d'individus. Pour
Placide Rambaud, « avec le tourisme, le village le plus isolé
rencontre la société urbaine dans sa situation de loisir ; de ce
contact, naît une culture singulière, qui n'est plus tout à
fait ni rurale, ni urbaine, avec ses modes, son goût des sports, la
découverte ou la maîtrise de la nature. »272.
Pour le romancier comme pour le sociologue, deux cultures bien distinctes
séparent le touriste et l'habitant local, pourtant, le second
préfère parler d'hybridation plutôt que de
séparation stricte. Toutefois, Aimée, le maître
d'hôtel de La recherche, incarne bien cette existence plurielle
: ni bourgeois ni pêcheur, ni ouvrier ; c'est un être
multi-situé, côtoyant et servant les villégiateurs sans
faire partie de leur monde, vivant une expérience moins
éphémère du lieu.
Une des motivations principales dans le choix des destinations
des voyageurs à partir de la seconde moitié du XIXe
siècle est un certain goût pour la nature, pour le paysage. Lieux
côtiers et lieux de montagne deviennent ainsi des images-symboles du
phénomène touristique.
270 Titre inspiré du chapitre 6 de l'ouvrage
d'Anne-Marie THIESSE, « Le tourisme sauveur de la France », Ils
apprenaient...op.cit, p. 95.
271 Marcel PROUST, À l'ombre des jeunes filles en
fleurs, Paris, Librairie Générale Française, 1992
[1918], p. 247.
272 Placide RAMBAUD, Sociétés rurales et
urbanisation, Paris, Le Seuil, 1973 [1969], p. 32.
86
Pour les habitants du lieu, les rapports à
l'environnement local, à l'identité spatiale s'en trouvent
affectés. Marie-Claire Robic identifie plusieurs types de relations
sociétés/nature qu'elle liste comme suit : «
nature-ressource, nature-contrainte, nature apprivoisée, nature
sauvage ou nature domestiquée, nature inépuisable ou nature
périssable »273. Bien que ces catégories
feraient hérisser les cheveux à un anthropologue, elles ont une
certaine efficience si l'on admet que le paysage du touriste devient le mode de
spatialisation dominant, redéfinissant les manières de vivre.
Dans le cas des communes alpines, la nature contrainte - faible
rentabilité de la culture, isolement hivernal, aléas climatiques
- devient parfois nature ressource - augmentation du prix des terrains,
sociétés de guides, nouveaux emplois274 . La montagne
est perçue, vécue et pratiquée autrement : elle passe de
territoire isolé qui dépend économiquement des plaines
à territoire attractif dont les bénéfices vont
s'étendre jusque dans les vallées275 . Ainsi, les
territorialités276 des habitants des Alpes se modifient, se
reconfigurent, les manières de se représenter et de vivre dans
son milieu également. Pour reprendre Augustin Berque, « en
transformant son environnement, une société se transforme
elle-même, et ce faisant crée un nouveau milieu,
c'est-à-dire une nouvelle relation entre la société et
l'environnement »277.
Quel rapport avec l'école ? Nous avons montré
que le paysage prend une place de plus en plus importante dans le processus de
parachèvement des identités nationales. Une certaine vision de la
nature, des paysages, est enseignée dans les classes, que ce soit sur le
modèle de la « mosaïque » en France ou sur la figure
singulière de la montagne en Suisse. Entre la pédagogie des
petites patries - ou plus largement, les enseignements liés au milieu
local- et la nature du tourisme, on trouve de nombreux parallèles,
notamment dans la dimension d'esthétisation romantique. De plus,
l'école et les oeuvres para-scolaires sont souvent - plus en
Haute-Savoie qu'en Valais - imprégnées par les activités
et pratiques liées au tourisme, si bien qu'une réelle
complémentarité se repère parfois. Enfin, les effets
combinés de la scolarisation populaire et du tourisme grandissant
modifient les trajectoires de vie des acteurs historiques, redéfinissent
de nouvelles frontières sociales et spatiales...
273 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à
l'environnement...op.cit, p. 239.
274 Idée similaire chez François WALTER, «
La montagne suisse. Invention et usage d'une représentation
paysagère (XVIIIe-XXe siècle) »,
Études rurales, n°121-124, 1991, p. 91-107, p. 93.
275 Ainsi, les villes de la Vallée de l'Arve comme
Cluses et Sallanches vont profiter de l'attrait de Chamonix en devenant des
points de relais pour les voyageurs avec tout le développement
économique qui s'ensuit (construction d'hôtel, ouverture de
commerces...). Voir Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la
IIIe République... op.cit, p. 77.
276 Entendue, rappelons-le, comme la pratique de
l'identité spatiale.
277 Augustin BERQUE, La mésologie...op. cit, p.
20.
87
A] Les petites patries et le tourisme
Le discours scolaire français sur les petites patries a
été très bien été analysé par les
travaux maintenant classiques de Jean-François Chanet et d'Anne-Marie
Thiesse278. Dans la doxa républicaine,
l'apprentissage du milieu local préfigure celui de la nation, il
répond autant à des raisons pratiques - partir du concret vers
l'abstrait, endiguer l'exode rural en attachant les élèves
à leur sol natal - qu'à des raisons idéologiques - l'amour
de la petite patrie préfigure l'amour de la grande, la nation est riche
de la diversité de ses terroirs279. En France, c'est donc
dans l'amour du milieu local - à l'échelle
départementale280- que la pédagogie
républicaine va concentrer ses efforts. Cela commence dès la
formation des aspirants à la carrière d'enseignant - surtout pour
les hommes. En effet, les écoles normales, présentes dans chaque
département, vont s'efforcer de familiariser les
élèves-maîtres avec leur environnement. En 1890, le
directeur de l'école normale de Bonneville recommande de « se
servir dans l'enseignement autant de fois que possible d'exemples locaux »
ce qui permet « d'augmenter l'intérêt et
l'efficacité des leçons », d'autant plus qu'au niveau
des « beautés naturelles [...] la Savoie est si riche
»281. Arguments similaires quelques années plus
tard, quand le nouveau directeur préconise la multiplication des
pratiques sportives « pour faire découvrir aux
élèves les coins pittoresques de leur pays qu'ils ignorent
»282. Ainsi, de nombreuses promenades sont
organisées tous les ans, parfois en marchant, parfois en courant, les
élèves-maîtres pratiquent même « l'alpinisme
bon marché »283 . Les lieux choisis pour les
excursions sont ceux rendus célèbres par l'activité
touristique. Comme l'énonce le directeur : « connaître Le
Mont-Blanc, Chamonix, autrement que par les livres me paraît faire partie
de l'éducation de l'instituteur de la Haute-Savoie
»284.
278 Jean-François CHANET, L'école
républicaine...op. cit et Anne-Marie THIESSE, Ils
apprenaient la France... op.cit.
279 Sur ce point, la géographie régionaliste de
Paul Vidal de la Blache ne semble pas sans importance. Voir Guillaume RIBEIRO
« Question régionale, identité nationale et émergence
du monde urbain-industriel. La modernité dans l'oeuvre de Paul Vidal de
la Blache », Annales de géographie, n° 699, 2014/5,
p. 1215-1238.
280 Voir Jean-François CHANET, « Le cadre
départemental », dans L'école
républicaine...op. cit, p. 39-68.
281 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école
normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 11
Juillet 1890.
282 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école
normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 26
Juin 1897.
283 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école
normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 4
Juillet 1889.
284 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école
normale de Bonneville, Rapport sur la situation matérielle et morale, 26
Juin 1897.
88
Nous voyons par ces quelques exemples, que l'apprentissage du
métier d'instituteur par l'excursion touche souvent au pittoresque, au
folklore. La formation des élèves-maitres apprend à
distinguer la nature d'une autre manière que celle de la plupart des
habitants ruraux des montagnes, et pour preuve, en 1897, « Sur trente
élèves, deux ou trois à peine, fils d'instituteurs [...]
connaissent les régions de la Haute-Savoie qui attirent annuellement de
si nombreux touristes »285. Seuls les fils d'instituteurs
ont eu l'opportunité de découvrir ces lieux à travers les
lunettes de l'apprenti naturaliste. La manière d'appréhender leur
milieu naturel se rapproche largement plus de la bourgeoisie voyageuse qui
sillonne ces lieux que des paysans et bergers286. Soyons pourtant
justes, comme l'ont montré les travaux de Jacques et Mona Ozouf, les
instituteurs sont bien souvent des habitants du « crû »,
beaucoup sont fils de cultivateurs287, c'est seulement lors de leur
formation qu'ils apprennent à « voir autrement
»288. Francine Muel-Dreyfus note que ces activités
liées à l'observation « orientent les activités
intellectuelles de l'instituteur vers la monographie locale, l'histoire
régionale, le recueil des « coutumes » paysannes et inspirent
ses goûts en matière littéraire et son attirance pour les
collections (herbiers, fossiles, cartes postales) »289 .
Elle poursuit en affirmant que ceux-ci sont des « consommateurs de
paysage »290 et constituent « l'avant-garde du
tourisme populaire »291 . Muel-Dreyfus va peut-être
trop loin, l'argumentation qui sous-tend l'article repose en somme sur
l'idée que l'instituteur est un agent de la ville qui impose des
pratiques et des représentations urbaines aux habitants des
campagnes292. Néanmoins, elle a le mérite de faire une
corrélation féconde entre les pratiques des touristes et les
pratiques des instituteurs, en liant leurs expériences dans la
manière d'appréhender la nature, le paysage. La présence
du milieu local dans la formation des maîtres se retrouve même au
travers des sujets d'examens, piochés dans
285 Ibidem.
286 Nous ne disons pas ici que l'esthétique est inconnue
des habitants locaux, seulement qu'elle sert de fondement à
l'appréciation du paysage bourgeois. Voir Alain ROGER, Court
traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.
287 Jacques et Mona OZOUF, La République... op.cit,
p. 359.
288 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, insistent sur le fait
que la social est un fait construit, ils parlent de « l'invention des
montagnes », Les faiseurs de montagne,op.cit, p. 8.
289 Francine MUEL-DREYFUS, « les instituteurs, les
paysans et l'ordre républicain », Actes de la recherche en
sciences sociales, n°17-18, 1977, p. 37-61, p. 46.
290 Ibidem, p. 47.
291 Ibid, p. 56.
292 Pourtant, Jacques OZOUF avait déjà
montré par ses questionnaires et son premier livre - certes
destiné au grand public plutôt qu'au milieu de la recherche -
Nous les maîtres d'école, Paris, Julliard, 1967, que les
instituteurs étaient souvent des enfants des régions où
ils exerçaient - Muel-Dreyfus se sert pourtant de ces questionnaires
comme sources.
89
des sujets qui touchent au « pays »293.
Tout les pousse « à porter sur les choses de la terre, un
regard d'apprenti folkloriste épris de pittoresque », une
« disposition de voyageur dont la curiosité est toujours en
éveil »294. Les travaux d'histoire locale dont ils
se font les principaux acteurs incorporent souvent un pittoresque
stéréotypé295 - l'institution les encourage
dans ce sens296. De nombreux autres exemples peuvent être
cités, notamment la collaboration étroite des instituteurs aux
sociétés savantes, souvent à l'occasion des concours
locaux, ou encore les voyages organisés pendant les vacances par les
écoles normales, qualifiées par Chanet de véritable
« tourisme scolaire »297. Ainsi donc,
l'apprentissage du métier d'instituteur comporte une dimension
croissante d'esthétisation de la nature, du milieu naturel, qui se
juxtapose très bien avec les pratiques touristiques,
particulièrement dans ce territoire alpin. Il faut cependant noter
qu'au-delà de la formation des maîtres, ces représentations
se retrouvent logiquement dans l'enseignement primaire.
Anne-Marie Thiesse, en étudiant les manuels à
usages locaux, a bien montré que l'enseignement républicain avait
poussé les élèves à des formes d'écritures
abondantes concernant les régions et la vie locale298 . Si
elle insiste sur le caractère patriotique de l'enseignement local - avec
pour objectif d'attacher les enfants à leur terre et de lutter contre
l'exode rural - elle voit tout de même l'espoir de
régénération des petites patries dans le
développement du tourisme d'entre-deux-guerres. Pour la Haute-Savoie,
région pionnière, c'est bien avant que la rhétorique de la
sauvegarde des petites patries par l'activité touristique prend place.
Un des seuls manuels d'histoire local d'avant-guerre destiné aux deux
départements savoisiens en rend bien compte. Celui-ci reprend les
ethnotypes classiques attribués aux montagnards « Vifs, lestes,
dégagés [...] constitution robuste, florissante
santé »299 en y ajoutant leur « esprit
d'initiative », nécessaire pour assurer « le
développement de leur pays par l'industrie hôtelière
»300. Difficile de savoir si ce manuel a connu une large
diffusion, notons tout de même qu'il a vocation à être
enseigné en classe et qu'un des auteurs est instituteur : ce
293 Jean-François CHANET, L'école
républicaine...op. cit, p. 121.
294 Ibidem, p. 199.
295 Ibid, p. 130. Du moins avant la Première
Guerre mondiale, les travaux deviendront plus rigoureux par la suite.
296 En 1905 les écoles normales laissent du temps aux
aspirant instituteurs lors de leur 3ème année pour rédiger
des travaux d'histoire locale, en 1911, la société des
études locales dans l'enseignement public est créé.
297 Ibid, p. 186.
298 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit,
p. 118.
299 F. CHRISTIN, F. VERMALE,
Abrégé...op.cit, p. 164.
300 Ibidem, p. 159.
90
qui témoigne de l'intérêt du corps
enseignant dans l'apprentissage du milieu local. Autre exemple, Monsieur
Perrin, directeur des cours complémentaires à l'école du
bourg de Chamonix - et enseignant « modèle »301 -
est inspecté le 19 Juin 1908. Dans son rapport, l'inspecteur note le
« soin donné à l'histoire de Savoie
»302. Quelques années plus tard, en 1912,
l'inspecteur relèvera que sa leçon d'histoire porte sur «
les origines de Chamonix et son histoire jusqu'au 13e
siècle »303. La formation intellectuelle des
instituteurs rejaillit sur les élèves qui apprennent, sur les
bancs de l'école, à porter un regard érudit et souvent
poétique sur le monde qui les entoure. Pour exemple, en 1907 est
organisée à Poisy, une « fête de l'arbre » par le
Touring club et les écoles communales. Quand Monsieur Guignier,
président de l'association des amis des arbres - et instituteur - prend
la parole, il célèbre « la fin du temps où les
agriculteurs avaient peur de l'avancée des forêts » et
« constate que l'époque n'est pas éloignée
où le cultivateur, relié à la terre par un lien un peu
différent de l'intérêt matériel immédiat
cessera de déserter cette terre, vers laquelle malgré tout, un
ancien ministre de l'agriculture a prédit le retour du paysan, de
l'homme du pays ! »304.
Cet événement est riche en indices sur
l'enseignement du milieu local à l'école. Tout d'abord, la
fête est organisée par le Touring club de France, association
bourgeoise créée en 1890 sur le modèle anglais, afin de
promouvoir le développement du tourisme - des livres étaient
d'ailleurs offerts gratuitement à l'école normale d'instituteur.
Leur engagement dans la vie locale et la protection de la nature, en
collaboration avec l'enseignement primaire, montre la convergence des vues des
deux institutions. Deuxièmement, il est fait mention de la peur des
paysans de l'avancée des forêts : effectivement, les brouilles
entre un monde paysan à qui l'on reproche de surexploiter la
forêt, et les gardes forestiers oeuvrant à sa conservation ont
été un grand sujet de tensions tout au long du XIXe
siècle305. Les paysans, et surtout les montagnards - en
raison du déboisement par l'activité pastorale - sont souvent
qualifiés d'ignorants ne connaissant pas la valeur des forêts. Le
fait que l'école primaire s'associe au Touring club, et indirectement
aux gardes forestiers, appuie à nouveau le lien entre
école/tourisme/pittoresque. Les sociétés alpines
françaises sont donc bien préparées par l'école
à la rencontre avec la
301 Il obtient deux médailles de bronze (1900-1904),
deux médailles d'argent, (1900-1916), devient officier d'académie
(1910) puis officier de l'instruction publique (1920).
302 ADHS, 1 T 793, Dossier individuel de l'instituteur
François-Narcisse Perrin, rapport d'inspection du 19 Juin 1908.
303 Ibidem, 21 Décembre 1912.
304 ADHS, PA 68.3, 4599, Bulletin de l'instruction primaire du
département de la Haute-Savoie, n°2, 1907, p. 95.
305 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, Les faiseurs de
montagne, op.cit, p. 108.
91
bourgeoisie voyageuse. Sans dire que les deux visent les
mêmes fins, ni même qu'il y a une conscience aiguë ou des
stratégies de rapprochement, il faut néanmoins admettre qu'il
existe un référentiel commun de représentations et de
pratiques de la nature entre l'instituteur, le touriste et, dans certains cas,
l'élève. Si la petite patrie n'est qu'une miniature de la grande
dans l'idéologie républicaine, il semble qu'au sein des Alpes
françaises, l'enseignement du milieu local intègre aussi
l'international par le biais du tourisme : les frontières des communes
de montagnes s'étirent à l'extrême pour laisser entrer en
leur sein la fine fleur des sociétés européennes.
En Suisse, les choses sont différentes : la forme
fédérale de l'État n'incite pas à trouver un ciment
aussi fort que le discours sur les petites patries, entre les cantons et la
Confédération. L'indépendance politique des cantons -
partielle mais bien assise - rend infructueuse toute tentative de
démontrer que le grand contient le petit, que la
Confédération contient les cantons. Paradoxalement, c'est dans un
pays ou l'échelle locale a le plus d'importance politique qu'elle est le
moins enseignée. Dans le canton du Valais, peu de place est faite
à l'histoire locale, il n'y en a d'ailleurs quasiment aucune trace avant
le début du XXe siècle. Toutefois, en 1908, lors d'une
commission cantonale de l'instruction primaire, est évoquée
l'idée de rédiger un précis d'histoire du Valais à
destination des écoles306. La proposition ne fait pas
d'émules mais n'est pas rejetée non plus, pourtant rien ne se
fait. Il en est encore question quelques mois plus tard, puis quasiment chaque
année pour que, finalement, le précis d'histoire soit
rédigé en 1920 - soit 12 ans après sa première
évocation. Il y a donc peu d'empressement de la part du canton pour
enseigner l'histoire valaisanne dans ses écoles. L'institution scolaire
semble se désintéresser de la question. En France, l'école
laïque et ses instituteurs ont peu à peu remplacé les
curés dans leur rôle d'écriture de l'histoire
locale307, vidant ainsi le panthéon local des vieux saints
oubliés pour y mettre leur conception républicaine de l'histoire
des régions. À l'inverse, en Valais ce n'est pas le cas :
l'instituteur agit dans la dépendance du pouvoir ecclésiastique,
le monde rural mis en avant est moins à chercher dans la beauté
pittoresque de la nature que dans « les avantages du côté
religieux et moral »308 des campagnes. Néanmoins,
quelques traces indiquent qu'une rhétorique folkloriste se
déploie également en Valais. En 1910, un article de
L'école primaire recommande aux instituteurs de faire des
excursions, d'organiser des
306 AEV, 1 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement
primaire, 11 Février 1908.
307 Jacques et Mona OZOUF, La république...op.cit,
p. 383-424.
308 « Restez à la campagne », L'école
primaire, n°8, 15 Novembre 1915, p. 73-74.
92
promenades, de s'adonner à leur passion en mentionnant
l'étude de la géologie ou de la flore309. Un autre en
1915 mentionne les traditionnelles grandes promenades scolaires le dernier jour
de l'année310 qui « développent l'amour de la
nature » et « sont la meilleure leçon de choses
» car « c'est en voyant d'autres tableaux, d'autres sites,
d'autres aspects que se développe l'esprit d'observation, Si
nécessaire pour mieux apprécier l'oeuvre du Créateur
»311. L'article mentionne également la
présence du touriste étranger :« Ne vous est-il jamais
arrivé de rougir de honte quand, vous trouvant tout un groupe de
valaisans, il n'en est pas un qui puisse renseigner un étranger qui
passe et dont la légitime curiosité aimerait à
connaître les noms des détails de notre spectacle journalier ?
»312. On voit ici, à l'instar du cas
français, la différence de culture dans l'appréciation du
milieu local entre l'enfant du pays qui en a une vision pratique, quotidienne,
et l'étranger érudit qui a une connaissance livresque et
poétique. Enfin, dernier exemple, à nouveau dans
l'école primaire est publié en 1917 un texte
intitulé « aux promeneurs et aux touristes » mais qui
s'adresse en réalité aux instituteurs et aux enfants
organisateurs des « courses scolaires » 313. Il
est question de conseils pour préserver la flore alpine, d'éviter
toute pollution. C'est une des premières fois que les pratiques des
promeneurs, des touristes et des acteurs de l'institution scolaire sont
réunies dans la protection de la nature. N'oublions pas pourtant que les
articles précédents sont publiés dans un journal à
vocation pédagogique, qui vise un public enseignant : si l'école
n'est pas toujours le sujet central, il n'en reste pas moins que ces sujets
touchant aux excursions, promenades, paysages pittoresques sont perçus
comme susceptibles d'intéresser les instituteurs et institutrices
valaisans.
La culture du pittoresque, du folklore dans l'enseignement est
tout de même moins développée en Valais qu'en Haute-Savoie.
Les enseignants n'ont, dans leur formation, aucune excursion en montagne,
aucune activité développant leur goût des beautés
naturelles du pays. L'histoire locale est quasiment absente de l'enseignement,
les manuels également. Les liens entre tourisme et école,
même s'ils se développent à partir des années 1910 -
bien que plus tardivement qu'en France - ne prennent jamais la même
ampleur. Aucun rapprochement avec
309 E.A « L'art d'être heureux d'après mon
vieux maître », L'école primaire, n°8, 20
Janvier 1910, p. 25-26.
310 Patrick CABANEL (dir) écrit que la
découverte du pays par l'excursion est une tradition helvétique
qui remonte au XVIIIe siècle, Le tour de la
nation...op.cit, p. 602-606.
311 « A l'occasion des promenades scolaires »,
reproduction de « La Gazette du Valais », L'école
primaire, n°5, 15 Mai 1915, p. 6-7 (frontispice).
312 Ibidem.
313 « Aux promeneurs et aux touristes »,
L'école primaire, n°7, supplément, 15 Septembre
1917, p. 126-127.
93
le Touring club ou le Club alpin ; si le tourisme existe,
l'école s'en désintéresse, les frontières scolaires
sont plus marquées. A l'inverse, les pratiques touristiques investissent
parfois l'école française, au-delà même des simples
discours, c'est le cas des écoles des communes de montagne.
B] Un enseignement international
Comme énoncé dans le paragraphe
précédent, l'école alpine française est largement
plus imprégnée par le développement touristique que sa
voisine valaisanne. Cette différence traduit deux manières
distinctes de se représenter l'école, mais également de se
représenter la montagne. Si le phénomène touristique
existe pourtant dans l'ensemble des Alpes, c'est dans celles françaises
que l'enseignement - scolaire et para-scolaire - est affecté dans ses
pratiques. Le tourisme se développe surtout à partir de la
seconde moitié du XIXe siècle. Certaines communes
alpines vont s'en trouver bouleversées dans leur modèle
économique, architectural et social, ce qui en définitive, va
nécessairement modifier leur territorialité, leur rapport aux
lieux, à la nature, au paysage.
Chamonix - qui deviendra Chamonix-Mont-Blanc en 1923 -
s'institue fleuron français du tourisme alpin. La croissance du nombre
de visiteurs est impressionnante : de 12 000 visiteurs annuels en 1864, la
commune passe à 24 000 en 1892314 puis à 80 000 en
1913315. Pour Jean-Robert Pitte, la croissance exponentielle du
phénomène touristique le fait changer de nature : s'il relevait
auparavant de la consommation de paysage, il en devient
modificateur316. En effet, les hôtels-palaces, accueillant des
visiteurs issus de l'aristocratie et de la bourgeoisie se multiplient au cours
de « La Belle Époque », modifiant profondément
l'architecture du bourg. Des aménagements multiples voient le jour : la
commune bénéficie d'une route carrossable en 1870 puis est
reliée par une ligne de chemin de fer à la vallée de
l'Arve dès 1901, plus tard, en 1908, c'est une ligne
transfrontalière qui verra le jour.
En apposant des boîtes de collectes au sein des
hôtels chamoniards, l'association du Sou des écoles profite de
l'afflux touristique pour remplir ses caisses. En Juin 1884, le directeur de
314 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p.
21.
315 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit,
p. 159. Bernard DEBARBIEUX parle lui de 170 000 visiteurs annuels en 1907.
Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, « conclusion ».
316 Jean-Robert PITTE, Histoire du paysage français,
Paris, Tallandier, 2020 [1983], p. 300.
94
l'association envoie une lettre au maire pour obtenir une
subvention en vue de la confection de nouvelles boîtes à placer
dans les hôtels avant l'été317. Le conseil
municipal accepte la requête et alloue 150 francs au Sou des
écoles quelques semaines plus tard318. Les indices sont
ténus, mais l'empressement du président de l'association à
réclamer la subvention pour placer les boîtes avant
l'été, et la relative promptitude avec laquelle la commune
l'octroie, laissent penser que les recettes liées à
l'activité touristique ne sont pas négligeables. Cet argent est
important pour la vie scolaire locale, l'association du Sou des écoles
permet entre autres d'organiser et de financer des excursions, de fournir le
matériel manquant aux élèves.
Chamonix s'enrichit par le tourisme et compte désormais
des écoles « riches »319. Cette situation
entraîne de nombreuses inégalités avec d'autres
écoles de montagne placées dans des lieux où le tourisme
ne s'est pas implanté de manière aussi forte - ou pas
implanté du tout320. Avec le tourisme, les frontières
scolaires s'imbriquent et s'étirent : l'école locale dispense un
enseignement national et dispose d'un financement international. L'école
isolée en hiver que nous avons décrite dans la première
partie de ce mémoire se trouve à l'inverse, au carrefour de
l'Europe voyageuse durant la saison d'été. Vont s'agréger
autour de l'école une multitude d'activités qui, tout en ne
relevant pas stricto sensu de l'enseignement primaire, lui sont
liées, par exemple en utilisant les locaux scolaires. C'est le cas des
conférences de langues qui s'organisent petit à petit dans la
commune, après les horaires de cours réglementaires durant la
saison d'hiver. L'afflux d'étrangers principalement anglais et allemands
apporte une variété linguistique inédite dans ces petites
communes de montagne. La part de la population dont les activités sont
liées au tourisme se doit d'en avoir une maîtrise
élémentaire : c'est particulièrement le cas pour les
guides de montagne. Ainsi, en 1889 François Cachat et Paul Payot
souhaitent tous deux obtenir l'autorisation de dispenser des cours d'anglais
dans l'école du hameau de Montquart : l'un dans l'école de filles
et l'autre dans l'école de garçons. L'inspecteur primaire en rend
compte dans une lettre à l'inspecteur d'académie le 20 Novembre -
transmise au préfet le lendemain - « le cours serait suivi par
un certain nombre de jeunes gens du hameau, qui se destinent à
être guides pendant l'été », il ajoute qu'il
« est incontestable
317 ADHS, 2 O 2175, Lettre du directeur de l'association du sou
des écoles au maire de Chamonix, 5 Juin 1884.
318 ADHS, 2 O 2175, Délibération du conseil
municipal, 3 Juillet 1884.
319 Le maire avait d'ailleurs rendu toutes les écoles
gratuites dès 1874 et s'est empressé de lancer la construction de
8 maisons/écoles de hameaux simultanée dès 1881. La
commune investit régulièrement dans de nouveaux poêles pour
les écoles et se fournit une quantité généreuse de
combustibles.
320 Sur l'attractivité renouvelée par le
tourisme de petites bourgades, un parallèle est ici repérable
avec la situation de Célestin Freinet lorsqu'il enseigne à
Saint-Paul de Vence. Voir Emmanuel SAINT-FUSCIEN, Célestin Freinet.
Un pédagogue en guerre, 1914-1945, Paris, Perrin, 2017.
95
que des cours d'anglais seront très utiles aux
jeunes gens dont il s'agit »321. Cette lettre nous apprend
que l'enseignement de l'anglais pénètre jusqu'aux hameaux les
plus reculés de Chamonix, et ne se limite pas au bourg où est
concentrée l'activité touristique. Ces cours sont
également très attractifs pour les jeunes gens des hameaux :
Cachat et Payot se proposent tous deux d'en organiser. Finalement, le
préfet, sur avis de l'inspecteur, conclut que la tenue d'un seul cours
est suffisante pour un hameau de taille modeste. Priorité est
donnée à François Payot le 21 Janvier. Il dispensera son
enseignement d'anglais aux jeunes entre 15 et 18 ans jusqu'en 1892 -
époque où il se fait engager en tant que valet de pied à
Epernay. Concernant les autres hameaux, les archives sont muettes, mais il est
fort probable que des cours similaires y prennent place. Ceux-ci s'installent
systématiquement dans les locaux de l'école, ainsi
détournés de leur usage habituel.
L'activité de guide qui justifie ces pratiques
institue, pour les jeunes de la commune, une activité d'apprentissage
post et para-scolaire qui prolonge l'enseignement primaire. Elle crée
une situation paradoxale où, d'une position géographiquement
isolée avec des perspectives de mobilité limitées, des
adolescents des hameaux chamoniards ont accès à l'apprentissage
d'une langue étrangère, normalement réservée
à une petite élite d'accédants à l'école
primaire supérieure. D'ailleurs, les cours d'anglais sont parfois
financés directement par les touristes étrangers. C'est le cas en
1892, lorsque Monsieur Cairraz, habitant à Chamonix, souhaite organiser
un cours d'anglais dans les écoles du bourg à destination des
fils de guides322 : il signale au préfet son intention, tout
en précisant que la société de guides a reçu une
contribution élevée à 190 francs de la part de Monsieur
Suarez - citoyen anglais - pour la tenue de ce cours323. Il n'est
pas fait mention de l'appartenance ou non de ce dernier à un quelconque
club oeuvrant pour le développement du tourisme. Reste que de telles
initiatives sont souvent prises par des membres du Club alpin anglais,
très influent dans les Alpes françaises324. Plus
tardivement mais suivant le même procédé, s'organisent des
cours de langue allemande. Le 31 Octobre 1908, l'inspecteur primaire informe
l'inspecteur d'académie - à nouveau transmis au préfet par
la suite - qu'un cours « public et gratuit » de langue
allemande a débuté dans la commune depuis le 15 du mois. Il se
déroule tous les soirs de 5 à 6 heures - sauf le jeudi et le
dimanche - et est suivi par 30 personnes des deux sexes, alternant jeunes
filles et jeunes garçons. L'inspecteur
321 ADHS, 1 T 418, Lettre n°6229 de l'inspecteur primaire
à l'inspecteur d'académie, 20 Novembre 1889.
322 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 22 Février 1892.
323 ADHS, 1 T 418, Lettre de Monsieur Cairraz au préfet,
16 Février 1892.
324 François WALTER, Les figures
paysagères...op.cit, p. 270-274.
96
explique qu'en raison du manque de locaux, le cours prend
place dans le groupe scolaire du bourg, précisant qu'il n'y voit aucun
inconvénient car il répond « à une
nécessité locale »325. Ici encore, les
jeunes gens qui habitent la commune peuvent profiter gratuitement
d'enseignements auxquels ils n'auraient pu avoir accès sans
l'activité touristique en développement. Bien que ceux-ci ne
soient pas directement liés à l'instruction publique, les liens
avec l'institution scolaire sont grands. Tout d'abord, notons que dans les deux
exemples, c'est bien l'inspecteur primaire qui transmet la demande de la
commune pour utiliser les locaux de l'école à l'inspecteur
d'académie - puis ce dernier au préfet. Le premier donne son
avis, approuve ou émet des réserves à l'égard des
requêtes. Pour être validées, les demandes doivent avoir une
valeur aux yeux des autorités supérieures de l'instruction
publique, être conformes à l'idée qu'elles se font de
l'éducation populaire, apporter une plus-value certaine. Ensuite, ces
initiatives - certaines financées par la commune - touchent le monde
scolaire par son public : les jeunes gens sont les mêmes qui ont
été - ou qui vont encore en hiver - dans les écoles
communales. D'ailleurs, dans sa lettre du 30 Octobre, l'inspecteur primaire
signale que le directeur et la directrice des cours complémentaires
suivent avec assiduité l'enseignement d'allemand, il signale aussi que
Monsieur Schütt « serait honoré de recevoir [sa]
visite » et envisage « d'assister prochainement à
l'une de ses leçons » 326 . Il existe alors une vraie
coopération entre les institutions scolaires classiques et les
initiatives d'enseignements liées au tourisme, signe à nouveau de
la capacité de l'autorité centrale à s'adapter aux
réalités locales.
Les frontières qui ont trait à l'école
alpine se trouvent une nouvelle fois bousculées. Territoires
isolés ou territoires intégrés à une
activité internationale, tout dépend de la saison. Le territoire
aux marges de la nation tire une valeur renouvelée de sa situation
géographique. Une nouvelle frontière prend forme ici, celle entre
l'éducation primaire et les enseignements - principalement linguistiques
- qui la complètent ou la poursuivent. La première intègre
les communes de montagne à l'espace national, la seconde les
élargit à un espace plus vaste. L'alliage des deux influe sur les
possibilités d'emplois et nécessairement sur les trajectoires de
vie des acteurs historiques, jouant sur leur identité spatiale, leur
rapport au milieu de montagne.
325 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 31 Octobre 1908.
326 Ibidem.
97
C] Nouveaux horizons d'emplois, Guides ou
hôteliers
Éloignons-nous un temps de l'école primaire afin
de suivre les pérégrinations de la jeunesse hors des pupitres
scolaires. Nous avons vu que les enfants des Alpes - au moins français -
étaient préparés par un enseignement qui, tant par le
discours que par les pratiques, tendait à très bien s'accorder
avec l'activité touristique. Plus encore, certaines des missions - ou
des objectifs - que se fixe l'école du peuple sont secondés par
l'économie du voyage qui infuse les communes de montagne.
Tout d'abord, la menace de l'exode rural, la peur du
dépeuplement des campagnes - présente tant en France qu'en Suisse
- se traduit à nouveau dans l'enseignement primaire par la
pédagogie des petites patries, la volonté d'attacher les enfants
à leur sol natal. Anne-Marie Thiesse a raison de considérer que
c'est le tourisme qui peut sauver les petites patries327, car, en
effet, dans les lieux où l'attractivité locale croît, les
enfants devenus adultes sont encouragés à rester. De fait, les
communes qui connaissent une activité touristique perdent très
peu de population, elles en gagnent même parfois. Maurice Agulhon, estime
un seuil migratoire négatif d'environ 10 à 15 % pour le
département de la Haute-Savoie328, ce qui place le territoire
dans la fourchette relativement basse de l'exode rural sur la période
1881-1914. Bien sûr, les différences internes sont énormes
: comme nous l'avons mentionné, le schéma traditionnel s'inverse
et les territoires de montagne deviennent plus attractifs que les plaines. En
1913, la création d'une deuxième classe de garçons est
décidée dans la commune de Saint-Gervais, car la population a
augmenté de 309 personnes depuis 1906 - pour une population de 2084
personnes. L'inspecteur d'académie relaie les arguments du Conseil
municipal en arguant que la population « ne fera que s'accroître
d'année en année en raison du développement de la station
thermale »329. Les espaces à forte activité
touristique tendent donc à augmenter leur capacité d'accueil,
tout est fait pour y attirer le plus de monde possible, pour accroître la
renommée de ces lieux. Chamonix l'a bien compris, dès 1896, le
conseil municipal décide de subventionner la Revue du Mont-Blanc
- créée la même année et éditée
à Thonon - de manière
327 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient...op.cit,
Chapitre 6 : « Le tourisme sauveur de la France », p. 95-102.
328 Maurice AGULHON, « La grande dépression de
l'agriculture » dans George DUBUY (dir), Histoire de la France
rurale...op.cit, p. 359-382, p. 371.
329 ADHS, 1 T 51, « Affaires générales par
commune », Saint-Gervais, rapport de l'inspecteur d'académie au
préfet concernant la création d'écoles, 1913.
98
à donner plus de visibilité à la
station330. L'année suivante, la commune voit les choses en
grand, elle ne se limite plus aux revues d'intérêt local :
Monsieur Marin, rédacteur de La vie mondaine de
Nice331 propose, moyennant 300 francs, de faire paraître
une annonce permanente dans son journal ainsi que de publier quelques articles
sur la ville pendant l'hiver. Le conseil municipal accepte car «
Chamonix malgré son renom ne doit rien négliger de son
côté pour attirer l'attention des visiteurs étrangers
»332 . Le Valais possède aussi son journal
touristique Le journal des stations du Valais qui promeut les lieux de
tourisme alpestre du canton, ceux-ci passant pour les plus beaux de Suisse.
Et justement, les visiteurs étrangers affluent,
plusieurs dizaines de milliers à Chamonix dans ses «
hôtels-palaces »333, mais également en Valais
- de 58 137 lits d'hôtels disponibles en 1880 à 124 068 en
1905334. Le phénomène existe aussi dans les lieux
où l'afflux est plus modeste : au Grand-Bornand, l'instituteur Cochet
indique à propos des voyageurs que « c'est à grand'
peine quelquefois que les 3 hôtels du village peuvent les contenir
»335 . L'activité hôtelière prend son
essor. Pour exemple, plus de 900 hôtels sont construits en 30 ans dans le
canton suisse336. Bernard Debarbieux relativise néanmoins
cette croissance brutale en estimant qu'en 1892, sur 728 actifs chamoniards,
seuls 22 déclaraient travailler en hôtellerie et 21 dans le
commerce et la banque337. Ne nous laissons pas tromper par ces
chiffres : tout d'abord la forte expansion touristique n'a pas encore eu
lieu338, de plus, l'activité hôtelière ne dure
que trois mois par an, et les habitants ne la déclarent pas toujours
comme leur profession principale339 . Il est évident que les
jeunes gens qui résident dans ces lieux y trouvent une ressource
d'emplois considérable. Les compétences acquises en langue pour
les enfants français ayant suivi les cours/conférences et le
modèle d'appréhension de la nature enseigné par
l'école
330 ADHS, 2 O 2174, Délibération du conseil
municipal de Chamonix, 17 Février 1896.
331 Qui deviendra plus tard « L'hiver au soleil ».
332 ADHS, 2 O 2174, Délibération du conseil
municipal de Chamonix, 19 Août 1897.
333 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit,
p. 159.
334 Adrien CLAVIEN, « Valais, identité nationale
et « industrie des étrangers », 1900-1914 », dans
Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia
TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p.
247-267, p. 255.
335 ADHS, 1 T 236, Monographie du Grand-Bornand
rédigée par l'instituteur Cochet, 1888-1892, p. 3.
336 Adrien CLAVIEN, « Valais, identité nationale
et « industrie des étrangers », 1900-1914 », dans
Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia
TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers...op.cit, p.
247-267, p. 255.
337 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p.
53.
338 Rappelons ces chiffres : 24 000 visiteurs en 1892 et plus de
80 000 en 1913.
339 Bernard DEBARBIEUX donne la même explication pour les
guides, Ibidem, p. 19.
99
doivent être d'une grande ressource pour se faire
employer. Au-delà des hôtels, notons qu'en 1901, c'est
précisément parce que Mademoiselle Coutter maîtrise
plusieurs langues qu'elle est employée au bureau de poste
d'Argentières340 : compétence utile pour
réceptionner lettres et télégraphes étrangers.
Néanmoins, l'activité qui offre le plus d'emplois aux populations
locales est celle de guide de montagne : la compagnie des guides de Chamonix
compte entre 270 et 340 membres sur la période 1860-1890 341 - avant sa
dissolution en 1892. Ici comme pour l'hôtellerie, l'estimation est
difficile à faire puisqu'il s'agit d'un emploi saisonnier qui ne
constitue pas toujours l'activité principale des chamoniards. Reste que
le phénomène est important et comporte par ailleurs une forte
dimension genrée. Pour en rendre compte, les observations de
l'instituteur Louis Mauroz consignées en 1888 dans sa monographie
dressent un tableau sans nuances : « ce sont les femmes qui
travaillent la terre, les hommes eux, sont tous guides ou porteurs, conduisent
les étrangers dans les montagnes ; c'est la principale ressource des
habitants »342 . Si l'instituteur amplifie sûrement
la réalité du phénomène, accompagner les voyageurs
dans des excursions pittoresques constitue une part non négligeable de
revenus pour les habitants locaux : il vaut mieux avoir suivi attentivement les
cours d'anglais et d'allemand dispensés dans les écoles si l'on
souhaite tirer son épingle du jeu.
Au sein même de la commune, les situations ne sont
pourtant pas toutes égales. Une frontière interne sépare
le bourg où est concentrée la grande part de l'activité
touristique343 et les hameaux qui en sont presque dépourvus.
Même si les conditions météorologiques sont plus
clémentes qu'en hiver - permettant ainsi les circulations de populations
- plusieurs kilomètres séparent ces lieux. L'inspecteur primaire
note d'ailleurs dès 1898 que les hameaux ont tendance à se
dépeupler au profit du chef -lieu344 . Indice ténu
à prendre avec précaution, mais en observant les registres
matricules des élèves de l'école du hameau de Montquart,
on remarque que les premiers élèves qui font mention d'être
fils ou filles de guides apparaissent en 1913, soit assez tardivement en
comparaison de l'accroissement rapide de l'activité
touristique345. Cette dernière aurait-elle vraiment
réussi à endiguer l'exode rural ? L'ennemi à combattre est
toujours désigné par le monde urbain, nous savons pourtant que la
réalité de l'exode relève
340 ADHS, 2 O 2174, Personnel communal, Mademoiselle Coutter, 30
Juillet 1901.
341 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p.
19.
342 ADHS, 1 T 236, Monographie de la commune de Chamonix par
l'instituteur Mauroz, 1888.
343 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p.
27.
344 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 1898.
345 ADHS, 1 T 1606, « Registres matricules des
élèves admis à l'école. 1867-1938 »,
école primaire publique des Bossons, hameau de Montquart, 1913.
100
souvent d'un déplacement des populations villageoises
vers les bourgs moyens plutôt qu'une fuite vers la grande ville.
Nuançons tout de même ; par rapport aux inégalités
mentionnées dans le bâti scolaire ou dans l'isolement hivernal,
les hameaux peuvent capter certains bénéfices liés au
tourisme. Certes, il est moins question d'hôtellerie, mais nous avons vu
que certains cours en anglais destinés aux jeunes gens prenaient place
dans les hameaux, étant entendu que ceux-ci pouvaient espérer
accéder à l'activité de guide. De plus, si le point de
départ des excursions se situe dans le chef-lieu, elles empruntent
nécessairement des itinéraires qui passent par les hameaux pour
rejoindre la haute-montagne. Dès 1860, des pavillons touristiques
destinés à l'accueil et la restauration des voyageurs sont
construits par la commune de Chamonix sur les chemins de passage. Ils sont
ensuite donnés en location à des habitants locaux346.
Si l'on a bonne mémoire, l'institutrice Lina Balmat qui a subi les
foudres des pères de familles du hameau des Pellerins en 1905,
était jalousée - selon l'inspecteur primaire - en raison de ce
que son père « aurait fait d'assez beaux
bénéfices en tenant le chalet de la Pierre pointue et celui des
Grands Mulets »347. Les pavillons touristiques sont donc
un moyen pour les habitants des hameaux de récolter les fruits de
l'économie du voyage.
Comme mentionné plus haut, ces activités sont
essentiellement masculines. « Jeunes gens » peut presque être
remplacé par « jeunes garçons » car - à
l'exception de certains emplois commerciaux - les jeunes filles sont quasiment
exclues des nouvelles activités liées au tourisme. Louis Mauroz
écrit que les femmes sont reléguées aux champs, les guides
sont toujours des hommes : ce qu'indiquait implicitement Monsieur Cairraz en
notant que ses conférences étaient pensées pour les fils -
et non pas filles - de guides. Les connivences entre culture scolaire et
culture touristique ont semble-t-il plus profité aux garçons -
à l'exception notable des cours d'allemand où les deux sexes
étaient présents en proportions égales. Rappelons à
nouveau que l'école valaisanne n'a pas la même approche : elle se
désintéresse du tourisme, regarde le phénomène avec
curiosité et méfiance bien qu'il soit devenu nécessaire
aux populations alpines. Malgré ces inégalités de genre,
le tourisme et les opportunités qui en découlent profitent
largement et de manière presque inopinée à des territoires
qui, quelques décennies plus tôt, étaient
considérés comme isolés et dangereux348 . Il y
a donc bien des changements dans
346 Bernard DEBARBIEUX, Chamonix-Mont-Blanc...op.cit, p.
39-46.
347 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina
Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur
d'académie, 19 Aott 1905.
348 Jean MIEGE, « La vie touristique en Savoie »,
Revue de Géographie Alpine, n°21, 1933, p. 749-817.
101
l'identité spatiale des montagnards : les
représentations des Alpes changent, influent sur les trajectoires de vie
des acteurs historiques dont il sera question dans le chapitre suivant.
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