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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CHAPITRE 5. Frontières de l'enseignement.

Après avoir pointé l'opacité réelle qui existe entre la Haute-Savoie et le Valais de « La Belle Époque », et montré que ces territoires étaient en réalité intégrés à des espaces bien différents, il s'agit maintenant de réfléchir aux frontières que l'école produit ou participe à diffuser. La frontière nationale, dont nous avons beaucoup parlé jusqu'ici, induit une fracture majeure dans les représentations que l'on se fait des Alpes dans les écoles françaises et suisses. Elle induit également un mode d'organisation et de culture scolaire bien distinct entre l'école républicaine laïque et l'école valaisanne sous tutelle de l'administration ecclésiale. Toutefois, la frontière nationale, que nous avons jusqu'ici présentée comme hermétiquement close, est parfois transgressée. Si aucun échange par en bas n'existe réellement, il ne faut pas oublier que les idées et les savoirs font fi des Alpes et se propagent partout en Europe et au-delà. Volatiles et inorganiques, les connaissances et les représentations scolaires d'une époque circulent au travers des conférences, des congrès, ou encore des journaux à vocations pédagogiques. Bien sûr, elles se propagent inégalement, car elles ne disposent pas des mêmes moyens de diffusion, ni de réception, ni d'ailleurs du même rayonnement et de la même attention selon les lieux. Il serait toutefois imprudent d'affirmer que les systèmes scolaires qui prennent place en France et en Suisse sont totalement étrangers l'un à l'autre. Au contraire, les emprunts, les imitations, les adaptations sont nombreux et ne se bornent pas aux limites territoriales étatiques. Plus encore, il est question de repérer des frontières internes au sein même des deux nations, les enseignements inculqués dans - et par - les écoles ne sont pas systématiquement homogènes à l'échelle du pays - même lorsque c'est l'objectif affiché - ils dépendent souvent des lieux.

A] La place des Alpes dans les romans nationaux français et suisses

Commençons par rappeler une évidence, la Suisse a une géographie majoritairement montagneuse alors que la France non. Nous ne sommes pas sans savoir que les figures paysagères sont au centre de la construction des mythes nationaux du XIXe siècle dans les pays

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européens205 . Les discours français et suisses ne s'appuient pas sur la même géographie nationale : le premier opte pour l'unité dans la diversité - alors même que l'État est très centralisé - quand le second place les Alpes comme dénominateur commun, ferment de l'identité helvétique - alors que l'État est plutôt décentralisé.

En France donc, les Alpes n'ont pas de statut spécifique. Contrairement aux autres nations européennes, le paysage français n'a pas de forme précise et ne se fixe qu'au XIXe siècle206, en privilégiant la diversité plutôt que l'unicité symbolique : Youenn Michel écrit d'ailleurs que la diversité des paysages français s'intègre dans « une mosaïque harmonieuse »207 au sein du discours scolaire républicain. Nous développerons plus loin le discours sur les « petites patries » qui sert de pierre d'angle à l'édifice scolaire français, retenons seulement pour le moment que si des ethnotypes spécifiques à chaque région s'inscrivent dans les manuels scolaires, ils ne peuvent avoir d'existence propre en dehors de la synthèse nationale. Ainsi, le paysan de montagne, décrit comme « lent, réfléchi, âpre au grain, procédurier et attaché aux vieux usages »208 ne représente pas plus qu'un autre la nation française. Les Alpes sont un espace aux marges de la nation, elles constituent une frontière « naturelle » - du moins pensée comme telle - avec ses voisins et non une composante majeure de l'identité hexagonale. D'ailleurs, les ethnotypes attribués aux montagnards dans les manuels français sont empruntés au modèle suisse209, François Walter parle « d'appropriation transculturelle » du paysage alpin qui ne se limite d'ailleurs pas au seul cas français210. Patrick Cabanel remarquait ainsi que « la France a les Alpes » mais qu'elle en a « longtemps abandonné admiration, représentation et parcours à des Suisses, des Britanniques, des Allemands »211. L'école française n'adopte pas de discours visant à donner un statut particulier aux élèves des Alpes, elle dispense son enseignement uniformément sur le territoire. La référence au milieu ou aux régions qui fleurissent dans la géographie vidalienne ne sont pensées que comme des miniatures de la nation.

205 Voir le très bon ouvrage de François WALTER, Les figures paysagères de la nation... op.cit.

206 Sur ce point, voir Françoise CACHIN, « Le paysage du peintre », dans Pierre NORA, (dir.), Les Lieux de Mémoire. t. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1997, [1986] p. 435-485.

207 Michel YOUENN, « Des petites patries au « patrimoines culturels » ... », op.cit, p. 16.

208 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit, p. 38.

209 Idée portée par Bernard DEBARBIEUX et Gilles RUDAZ, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 42.

210 François WALTER, « La montagne alpine : un dispositif esthétique et idéologique à l'échelle de l'Europe », Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 52, 2005, p. 64-87, p. 76.

211 Patrick CABANEL (dir), « Paysages de la nation » dans Le tour de la nation par des enfants, Paris, Belin, 2007.

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À l'inverse, « pour la majorité des Suisses du XIXe siècle, le vrai Suisse ne peut être que montagnard »212. Les Alpes ne font pas ici figure de frontière, elles sont un espace de jonction plutôt que de disjonction, elles fonctionnent comme « une métaphore de l'association librement consentie des hommes autour de l'image fédératrice d'une architecture naturelle »213. Les Alpes sont perçues comme un terreau commun à tous les suisses, elles opèrent « comme image-symbole de l'hélvéticité »214. Pour exemple, Jules Métral, élève de l'instituteur Pitteloud évoqué plus haut, rédige en 1913 une dictée dans laquelle il copie : « La Suisse est un pays élevé, le plus haut de l'Europe : elle a de superbes montagnes, de vallées profondes »215. Le Valais a d'ailleurs une position particulière au sein du pays, c'est le canton le plus haut de Suisse, souvent considéré comme le plus authentique et le mieux préservé dans ses traditions et sa géographie naturelle216. Contrairement aux élèves hauts-savoyards, les élèves valaisans ne sont pas considérés de la même manière qu'ils vivent en montagne ou en plaine. Malgré les conditions d'enseignement défavorables du hameau, la vétusté des bâtiments scolaires, la durée plus réduite des écoles et le rude climat hivernal, les enfants des montagnes sont considérés comme moralement et physiquement supérieurs aux autres. Étrange paradoxe qui montre bien la force symbolique que revêt le référentiel alpin en Suisse et particulièrement en Valais. On assiste à deux naturalisations distinctes : d'un côté les Alpes comme frontière naturelle, de l'autre les Alpes comme identité particulière.

B] Une meilleure moralité, un meilleur niveau scolaire ?

En Valais, l'importance de la figure du montagnard donne lieu à des positionnements ambigus et difficilement conciliables. Si le chanoine de Cocatrix justifiait le faible niveau scolaire du canton par les difficultés topographiques inhérentes à la géographie alpine, expliquant par-là l'existence d'écoles nomades et la durée limitée de l'année scolaire dans les

212 François WALTER, Une histoire de la Suisse, Neufchâtel, PUS, 2016, p. 366.

213 Bernard DEBARBIEUX, « La (M)montagne comme figure de la frontière : réflexions à partir de quelques cas », Le Globe. Revue genevoise de géographie, n°137, 1997 p. 145-166, p. 151.

214 Marie Claude MORAND, « Notre beau Valais : le rôle de la production artistique « étrangère » dans la construction de l'identité culturelle valaisanne », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers, XIXe-XXe siècles, Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1992, p. 191-246, p. 202.

215 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.3 Dictées, travaux d'élèves 1910-1924, Cahier d'exercice de Jules Métral.

216 Marie Claude MORAND, « Notre beau Valais... », op.cit, p. 198.

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écoles de montagne, il apparaît paradoxalement que ces enfants montagnards sont également considérés comme meilleurs que les autres. La réunion de la société d'éducation valaisanne qui se tient à Monthey le 28 Avril 1885 rend bien compte de cette tension. D'un côté Monsieur Chappaz, membre de la société, se désole du fait qu'en termes d'éducation « nous n'avançons pas et même nous reculons » 217 . Il cite plusieurs cantons qui ont « comme le Valais des montagnes, et qui sont cependant plus avancés que le nôtre » 218. En disant cela, Chappaz entend montrer que les écoles de montagne valaisanne ne sont pas « dans une position exceptionnelle comme nous l'avons prétendu »219 . Il refuse de faire une distinction entre l'éducation en montagne et celle des autres milieux géographiques. Monsieur Roten, chef du département de l'instruction publique lui répond : « le Valais est dans une position exceptionnelle, non-seulement à cause de ses montagnes, mais surtout à cause des conditions de certaines populations. J'estime que si le district de Conches figure constamment parmi les premiers pour les notes obtenues, cela est dû au fait que les habitants de ces villages se trouvent enfermés une bonne partie de l'année par les neiges et que les enfants disposent alors de tout le temps pour fréquenter les classes, tandis que dans une partie de la plaine on les emploie davantage aux travaux de la campagne »220. Roten affiche ici un avis contraire en reconnaissant au canton une position exceptionnelle qui est directement liée à sa situation géographique : les élèves de montagne, enfermés par les neiges pendant une moitié de l'année, sont plus assidus dans leur fréquentation scolaire. L'article d'un instituteur valaisan en 1889 affirme que l'hiver venu « c'est le moment de faire des progrès, car le vent, la neige et le froid, semblent s'être coalisés pour obliger les gens à rester enfermés dans leurs demeures [...] les élèves ont moins de sujets de distraction qui les empêchent de travailler »221. Roten et l'instituteur en question, prennent le contre-pied des affirmations de Cocatrix qui, au contraire, voyait dans l'école de montagne, une limitation aux progrès scolaires.

Pourtant, les arguments du chef de l'instruction publique sont critiquables. En comparant les rapports d'inspection de l'année 1890-1891, il apparaît que le nombre d'absences est variable et ne dépend pas de la situation de montagne ou de plaine. À Martigny-Bâtiaz, commune de plaine, l'école des filles comptabilisait 185 absences sur l'année (pour 33 élèves)

217 « Réunion à Monthey de la société valaisanne d'éducation », L'école primaire, n° supplément, 30 Mai 1885, p. 204.

218 Ibidem.

219 Ibid.

220 Ibid, p. 205.

221 « Mémorial d'instituteur », L'école Primaire, n°8, Mars 1889, p. 127.

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et celle des garçons 105 (pour 32 élèves). En regardant les écoles de hameau de la commune de Martigny-Combes, on trouve des chiffres étonnants : l'école de Broccard ne comptait que 5 absences sur l'année (pour 15 élèves) alors que celle voisine de Jears, 257 (pour 24 élèves)222. Rien ne semble a priori justifier une telle différence, les inspecteurs se montrent très souvent sceptiques sur les chiffres avancés par les instituteurs des écoles de hameaux : à la question « les absences ont-elles étés exactement notées et la liste régulièrement remise à l'autorité compétente ? », les inspecteurs inscrivent souvent « ? » ou « non », beaucoup plus rarement « oui ». Difficile donc de mesurer l'assiduité accrue des élèves de montagne par rapport aux autres. Il est clair que l'isolement hivernal a pour conséquence une meilleure fréquentation l'hiver, mais n'en est-il pas pareil des écoles de plaine dont les populations agricoles sont également réduites à l'inactivité hivernale ? Et quand bien même un nombre d'absence plus important serait noté pour les écoles des plaines en raison des travaux agricoles, il ne faut pas oublier que ces écoles durent environ sept à huit mois, alors que celles de hameaux six mois : si les élèves de montagne ont les mêmes travaux (agricoles ou pastoraux) à remplir que ceux de la plaine, ils sont déjà libérés de la contrainte scolaire et leurs absences ne sont pas reportées - l'école se termine en avril. En bref, deux discours s'opposent en comparant les contraintes/avantages pour l'éducation des communes de montagne alors même que, nous l'avons montré, les conditions d'enseignement sont largement plus précaires. À ces arguments, se surajoutent un ou plusieurs discours qui font intervenir des arguments moraux, essentialisant la figure du montagnard, naturalisant les Alpes.

« Sacraliser la figure du paysan »223 , porter une attention accrue aux mondes ruraux, s'inquiéter du déracinement des populations et s'effrayer de l'exode rural sont des caractéristiques communes à toutes nations les européennes de la « Belle Époque »224. En France, l'opposition rural/citadin cristallise les tensions, donnant souvent de plus grandes qualités morales au premier qu'au second : l'école républicaine se pense rurale et met largement en avant les mondes paysans225. En Valais, un discours équivalent se met en place, à cela près

222 AEV, 1 DIP 58, Rapport des inspecteurs scolaires, commune de Martigny-Combes, et Martigny-Batiaz 18901891.

223 Voir Anne-Marie THIESSE, « L'invention du régionalisme à la Belle Époque », Le Mouvement Social, n°160, 1992/3, p. 11-32.

224 Voir Anne-Marie THIESSE, La fabrique des identités nationales, Paris, Seuil, 1999.

225 Sur cette question voir Jean-François CHANET, « faire aimer le sol natal », chapitre 8, dans L'école républicaine...op.cit, p. 284-337, Anne-Marie THIESSE, « La France est variée dans l'unité », chapitre 1, dans Ils apprenaient... op.cit, p. 3-14.

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que le discours est double et souvent assez trouble : il tente de séparer la figure du montagnard de l'habitant de plaine, mais lorsqu'il s'agit de s'opposer à la ville, plaine et montagne sont conciliées sous le même dénominatif de « campagne » ou « rural ». En 1881, lorsque paraît l'article déjà cité en faveur des écoles mixtes, l'argument est le suivant « risquera-t-on davantage dans nos montagnes où l'air est plus vif et plus favorable sous le rapport de la moralité, et où n'existe pas à un si haut degré ce cosmopolitisme qui n'est nulle part une garantie en faveur des bonnes moeurs ? »226.

Ce terme de la moralité des habitants de montagne que l'on attribue entre autres à la pureté de l'air n'est pas nouveau227, il fleurit depuis le XVIIIe siècle sous la plume des naturalistes : Buffon - repris plus tard par Reclus - écrit que les habitants de montagnes sont plus agiles, plus beaux, plus intelligents et en meilleur santé que ceux des plaines228. Mondher Kilani ajoute que cette distinction est très répandue « le montagnard, de par son « style de vie», apparaît comme quelqu'un d'attachant et de haute moralité - ses moeurs sont «hospitalières», il est «désintéressé», «confiant», «généreux» -, alors que l'homme des plaines est comparé à quelqu'un de «rude», d'«austère», d'«indolent», d'«intéressé» et particulièrement frappé par le «crétinisme» et le «goitre» » 229 . Un écrivain valaisan publie en 1917 un article dans le supplément de L'école primaire, indiquant que les « filles de la montagne, solidement charpentées et musclées, donnent un type à part, qui établit entre elles et les filles de la plaine une différence qui n 'est pas toute à l'avantage de celles-ci. Leur teint basané proclame l'excellence de la vie au grand air et leurs yeux ingénus, la douceur du spectacle qui les frappe chaque jour. Le hâle de leur front est une auréole de vertu que je souhaiterais à beaucoup d'autres, c'est le sceau du travail quotidien, sur les pentes vertigineuses, sous un ciel bleu, ruisselant de soleil. »230 . Ainsi donc, l'habitant de montagne est perçu comme supérieur au niveau de la moralité à celui des plaines, mais celui-ci, à son tour, est d'une meilleure moralité que le citadin : comme dit plus haut, montagne et plaine font front commun.

226 C.W, « Les écoles mixtes », op. cit, 1881, p. 34.

227 Bernard DEBARBIEUX et Gilles RUDAZ, parlent de la vicissitude des plaines opposée à la pureté de la montagne, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 88.

228 François WALTER, Les figures paysagères de la nation... op.cit, p. 238.

229 Mondher KILANI « Les images de la montagne au passé et au présent, l'exemple des Alpes valaisannes », dans Archives suisses des traditions populaires, vol.1, Société suisse des traditions populaires, Bâle, 1988, p. 27-55, p. 33.

230 SOLANDIEU « A travers les Mayens (croquis valaisan) », L'école primaire, n°9, 1917, supplément, p. 191-192, p. 191.

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L'école primaire valaisanne est accusée de tourner « trop de regards vers la ville, où déjà se porte avec excès la population des campagnes » étant entendu qu'il « n'y a pas de comparaison à établir entre le délassement intellectuel, la dilatation morale et physique que procure le travail en plein air dans les allées et planches d'un jardin, et celle qui résulte d'un travail mécanique dans quelque coin d'un bâtiment »231. Les articles qui vantent la supériorité de l'enfant de la campagne sont légion. Ainsi, la culture livresque de la ville, certes plus savante, ne peut rivaliser avec l'observation directe des « Alpes fleuries, la première page, la plus belle, du livre de la nature, dans lequel on ne se lasse jamais de lire. »232. L'ouvrier est considéré moralement inférieur au paysan, nous en avons un exemple dans un sujet de composition française, publié en 1913, proposant aux élèves de traiter du sujet de la pauvreté. Celui-ci affirme qu'il n'est pas difficile de devenir pauvre « quand l'ouvrier se rend irrégulièrement à son travail parce qu'il est paresseux » ou lorsque « le cultivateur n'a pas le courage de faire sa moisson en temps utile »233 . Le vocabulaire employé révèle l'image que donne l'école des usines et des champs, des campagnes et des villes : l'ouvrier qui ne travaille pas est paresseux, le paysan n'a simplement pas eu le courage d'achever son ouvrage. Une série d'autres articles du journal célèbre les bienfaits de la campagne sur les vices de la ville, tous les citer serait trop long et inutile. Retenons tout de même que ce traitement différencié - non pas seulement dans le fonctionnement de l'école valaisanne mais aussi dans la perception de ses acteurs - diffuse, en partie par l'école, des frontières morales et sociales internes au canton, distinguant la montagne, la plaine et la ville à l'avantage de la première. Cela n'est pas sans rapport avec le fait que la montagne figure au centre de l'identité helvétique et également que le canton du Valais, farouchement conservateur, s'oppose souvent à l'industrialisation. Un autre facteur, brièvement évoqué qui corrobore les deux premiers est la place prégnante de l'Église dans l'enseignement valaisan.

C] L'église, pierre d'angle de l'enseignement valaisan

Ainsi donc, la frontière étatique qui sépare la Haute-Savoie du Valais exerce une influence sur la manière de se représenter les habitants des montagnes. Marie-Claire Robic écrit qu'au fil

231 « L'agriculture à l'école », L'école Primaire, n°8, Mars 1889, p. 119.

232 « Nature et éducation », L'école primaire, n°1, 1910, supplément, p. 3-4, p. 3.

233 « Composition française », L'école primaire, n°8, 1913, p. 110.

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des siècles, les montagnes « ont suscité des valorisations diverses, souvent même contradictoires » 234 . En termes de valorisations des montagnards, l'Église catholique valaisanne jouit d'un grand pouvoir ; selon Danièle Périsset-Bagnoud, les fins que propose l'enseignement du canton sont les suivantes : « Il n'est explicitement pas question de pousser le peuple hors de sa voie naturelle, la culture de la maigre campagne à flanc de coteaux et de montagnes. Une éducation utile lui est dispensée pour lui faire accepter, sans soupir ni revendication, cette vie assignée par la Providence. L'obéissance, la pauvreté et l'injustice sociale de naissance, sont acceptées comme un don de Dieu. Le respect craintif de la hiérarchie que comporte l'éducation catholique romaine abonde dans le sens de la politique cantonale mise en oeuvre par les gouvernements du Valais » 235 . De l'autre côté des Alpes, l'école républicaine française est épurée de toute référence religieuse. Chamonix ne compte aucune école privée et à Vallorcine, commune frontière, le vote à gauche est systématique : preuve à nouveau de l'importance de la frontière étatique qui sépare les deux territoires, celle-ci influant sur les expériences scolaires des acteurs de l'école. À l'inverse, si l'éducation valaisanne est publique et organisée par l'État, l'Église y tient un grand rôle : L'école primaire assigne dès 1881 comme fonction à l'instruction populaire de « contribuer à former de bons citoyens et surtout de bons chrétiens et des catholiques sans peur et sans reproche »236. En 1916, dans le contexte de guerre en Europe, la complémentarité entre la patrie et l'Église est réaffirmée : « Pour le chrétien, le patriotisme n'est pas seulement un sentiment, mais un devoir de conscience, un commandement de Dieu qui oblige l'homme à remplir, dans toutes les circonstances, ses devoirs de citoyens »237. Les agents de l'Église ne peuvent enseigner - mis-à-part les cours de religion, obligatoires dans le canton - ils sont néanmoins présents dans la plupart des institutions scolaires. La majorité des inspecteurs primaires sont des clercs : pour exemple, l'abbé Constantin d'Ayent, inspecteur du district de Sierre, démissionne de son poste, à sa place sera nommé l'abbé Adrien Bagnoud pour de longues années238. Les commissions scolaires communales sont systématiquement dirigées par le curé du village : c'est un organe puissant car une majorité des décisions concernant l'instruction publique sont prises au niveau local. Pour l'illustrer, il est utile de revenir à une lettre déjà mentionnée, où l'inspecteur primaire

234 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement..., op.cit, p. 239.

235 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 177.

236 « À nos lecteurs », L'école primaire, n°1, 1881, p. 2.

237 « À propos d'Instruction civique », L'école primaire, n° 10, Décembre 1916, p. 77.

238 AEV 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1880, p. 30.

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écrit à l'instituteur Pitteloud pour le prévenir de sa visite prochaine. Dans cette lettre, l'inspecteur lui demande « d'avoir l'obligeance d'en informer M.M les membres de la commission scolaire » notant cependant que « Mr. le curé en est averti »239. Le curé est donc informé de la visite de l'inspecteur avant les autres membres de la commission et avant l'instituteur lui-même ! Les enseignants étaient d'ailleurs présentés en 1910 comme « les auxiliaires des autorités ecclésiastiques et civiles dans la formation de l'homme, du chrétien et du citoyen »240 . Les exemples de la collaboration des deux institutions sont nombreux : la Société valaisanne d'éducation - organe qui édite le journal L'école Primaire - est dirigée par le chanoine Delaloye, les écoles normales d'instituteurs sont tenues par les Frères de Marie - pour les instituteurs - et par les Soeurs Ursulines - pour les institutrices - sous contrat avec l'État, sans que celui-ci trouve à redire.

En bref, pouvoirs publics et pouvoirs ecclésiastiques coopèrent au sein de l'institution scolaire valaisanne. La situation est donc symétriquement à l'inverse de la France, où - du point de vue républicain - l'Église est tenue pour l'agent de la tradition dont l'école doit s'émanciper si l'instruction populaire veut progresser. En Valais - et non en Suisse en général - c'est au contraire l'Église qui est au centre du processus d'amélioration scolaire. Les analyses de Maurice Agulhon, faisant, en France, la disjonction entre deux sacralisations de la nation, celle de l'Église et celle de la République241, celle de l'école privée et celle de l'école publique, l'une réactionnaire et l'autre progressiste n'ont pas d'équivalent outre-alpes. Le discours républicain s'est fondé sur un rejet de l'Église catholique, et il est vrai que les lois instaurant l'école du peuple ont été menées par la jeune République installée depuis 1870. La reconstruction de cette période a pu, à posteriori, laisser penser que les fins des deux écoles étaient strictement séparées. En réalité, Mona Ozouf et bien d'autres historiens après elle, ont insisté sur le fait que les différences n'étaient pas tant dans les programmes que dans la manière de raconter l'histoire242. Toutefois, contre le régime républicain qu'elle honnissait, l'Église a pu adopter une rhétorique

239 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.2 Correspondance instituteur, 1886-1913, lettre de l'inspecteur d'académie du 27 Mars 1888.

240 « La rentrée des classes », L'école primaire, n°10, Novembre 1910, p. 147.

241 Maurice AGULHON, Histoire Vagabonde. t.1, Ethnologie et politique dans la France contemporaine Paris, Gallimard, 1988, p. 615-639.

242 Mona OZOUF, L'École, l'Église et la République : 1870-1914, Paris, Le Seuil, 1982 [1963], p.7-8, et Christian AMALVI, De l'art et de la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France, Paris, Albin Michel, 1988, Introduction, p. 15-50.

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anti-scolaire en critiquant l'obligation243 , ou en valorisant les patois contre l'imposition du français - voyant une acculturation dans le processus d'uniformisation linguistique244. Ainsi, en France, l'institution ecclésiale a pu se revendiquer gardienne des traditions, contre l'idéologie du progrès, supposée destructrice du monde social. Or, en Valais, l'Église se pose en agent du progrès scolaire, si bien que les discours de certains clercs se rapprochent de la rhétorique employée par l'école républicaine française. L'usage du patois à l'école y est souvent fustigé, étant considéré que cet archaïsme « est funeste aux progrès de l'école »245 - bien que soit reconnu l'obligation contrainte pour l'instituteur de l'employer les premiers jours d'école246. Le curé, l'abbé, à l'instar du hussard noir, s'investissent énormément pour assurer la fréquentation scolaire. L'abbé Jérémie Gabbin du village de Loèche écrit en 1913 à l'inspecteur primaire pour lui notifier que l'élève « François Gillioz est un gros paresseux qui n'a même pas oser se présenter à l'examen d'émancipation » insistant sur le fait qu'il « ne faut pas qu'il échappe à l'école primaire cette année 1913-1914 »247.

Cette politique scolaire de complémentarité entre l'État et l'Église fonctionne. Nous avons déjà évoqué les lois d'amélioration scolaire successives qui prennent place dans le canton, bien qu'accusant un certain retard sur les autres cantons suisses et sur les autres nations européennes. Il reste que la scolarité devient plus contraignante qu'en France : les élèves qui ne réussissent pas l'examen d'émancipation - équivalent du brevet élémentaire - peuvent passer jusqu'à deux ans supplémentaires sur les bancs de l'école. Dans le cas d'un succès, ils seront tout de même astreints à suivre une formation de 100 heures par an entre leurs 15 et 19 ans avec un stage scolaire de deux mois avant l'examen de recrues. Nous avons déjà mentionné l'avancée du canton au classement de cet examen, en 1909, le canton parvient à la sixième place au classement général suisse248, alors qu'il était dernier 30 années plus tôt.

243 Mona OZOUF, Ibidem, chap 2.

244 Voir par exemple Mona OZOUF, Composition française, Paris, Gallimard, 2009.

245 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906 op. cit, p. 16.

246 Jean-François CHANET fait une remarque similaire dans « Maîtres d'école et régionalisme en France sous la IIIe République », Ethnologie française, n°18, 1988, p. 244-256, à propos des instituteurs français, contre une historiographie qui accusait l'école de déraciner les élèves, voire de génocide culturel : voir Eugen WEBER, Peasants into frenchmen, the modernization of rural France, 1870-1914, Stanford University Press, 1976 et Suzanne CITRON, Le Mythe National, Paris, Éditions ouvrières, 1987.

247 AEV, 1 DIP 145bis, Lettre de l'abbé Jérémie Gabbin de Loèche à l'inspecteur primaire, 31 Octobre 1913.

248 « L'examen pédagogique des recrues en 1909 », L'école primaire, n°10, supplément spéciale, Novembre 1910, p. I.

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Cela permet de nuancer la thèse de Danièle Périsset-Bagnoud qui voit dans le rôle de l'Église dans l'enseignement valaisan, une perpétuation de la société traditionnelle, fermée sur elle-même, insistant sur le fait que l'école n'a aucun objectif d'émancipation249. Selon elle, les lois successives du département de l'instruction publique valaisan répondent aux invectives de la Confédération sans susciter pour autant une vraie ferveur scolaire, or, les progrès sont là ! Le canton améliore son classement année après année et, soutenu par l'Église, se préoccupe réellement de l'instruction populaire. Les résultats sont parlants, de plus qu'ils sont obtenus dans un concours organisé, non pas par le Valais, mais par la Confédération suisse, de tendance radicale et centralisatrice, supposément loin des intérêts du canton. Ne soyons pas injustes, la réflexion de Périsset-Bagnoud s'appuie sur des sources solides, mais pratiquement que sur des discours généraux provenant de l'administration scolaire, or, le fossé entre discours et actions peut être profond. Nous avons montré que, tout en se pensant isolé - et en l'étant d'ailleurs parfois - le Valais s'engageait néanmoins dans un processus de collaboration de plus en plus poussé avec les autres cantons romands - laïques et radicaux. Pour reprendre le fil de la comparaison Haute-Savoie/Valais, si les deux systèmes scolaires ne disposent pas des mêmes moyens matériels, financiers et idéologiques, ils tendent vers la même fin, à savoir le parachèvement de l'instruction populaire. L'Église constitue la pierre d'angle du progrès scolaire valaisan, et pourtant, les parallèles avec l'école républicaine française sont nombreux, preuve que, dans cette Europe des années 1880-1914, les objectifs pédagogiques et les savoirs scolaires circulent au-delà des seules frontières nationales.

D] Des échanges « par en haut »

Le canton du Valais est un territoire à majorité francophone, classé parmi les cantons romands250. Bien qu'il dénote sur plusieurs aspects de cette partie de la Suisse, le canton est tout de même intégré à des espaces francophones plus larges qui témoignent d'une porosité de ses frontières. L'inexistence d'échanges « par en bas » donne l'impression de cloisonnement des systèmes scolaires aux limites territoriales. Pour rendre compte des points communs, des

249 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 157.

250 Nous ignorons ici la partie germanophone du canton, tout en reconnaissant que cela constitue un point aveugle du présent mémoire. Notre incompétence en langue allemande nous contraint à ce choix. Toutefois, le canton est largement intégré à l'espace romand francophone, et c'est la langue maternelle de 67,2 % des habitants en 1880 contre 32 % de germanophone : voir Léo MEYER, Les recensements de la population du Valais de 1798 à 1900, Berne, Staempfli, 1908, p. 95.

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inspirations mutuelles - mais aussi des limites à la diffusion des pratiques et savoirs - il est donc nécessaire d'adopter, comme le revendique Damiano Matasci, une perspective comparée des systèmes scolaires européens « par en haut »251. Ce dernier a bien montré que chaque pays, tout en taillant son école dans le tissu national, procède en réalité par échanges, imitations, et jeux d'influences voilés. En effet, la circulation des idées pédagogiques est forte au sein de l'Europe de « La Belle Époque ». Nous pouvons tout d'abord faire quelques constatations sommaires : les lois scolaires se suivent en France et en Suisse, en Haute-Savoie et en Valais. La gratuité et l'obligation helvétique, mises en place en 1874, précèdent de quelques années les lois Jules Ferry de 1881-1882, qui toutefois ajoutent la clause de laïcité, une première à l'échelle d'un État - mais déjà en oeuvre dans certains cantons romands252.

Concernant les écoles normales d'instituteurs et d'institutrices, le Valais semble se calquer petit à petit sur le modèle français : avant 1873, la formation des enseignants n'était que de deux mois, elle passe à deux années complètes puis à trois en 1904. Seront adjointes aux écoles normales, au début du XXe siècle, des écoles annexes pour parfaire la formation des élèves maîtres et maîtresses - comme ce qui existe déjà en France. Du côté des échanges pédagogiques, nous avons déjà évoqué l'ampleur des relations entre la France et certains cantons de Suisse romande253, surtout à partir des années 1870, moment où la IIIe République se pense distancée par ses voisins en termes d'instruction populaire254. La suisse « urbaine et industrielle »255 fait figure de modèle et les personnels de l'instruction publique sont missionnés pour observer et s'inspirer d'un pays considéré comme étant à la pointe de l'éducation en Europe. Toutefois, les cantons catholiques, surtout le Valais et son système scolaire jugé archaïque, gangrené par l'omniprésence ecclésiale, « sont particulièrement montrés du doigt »256 par les dirigeants de l'instruction publique française. Il n'en est jamais fait mention et, à notre connaissance, aucune mission d'observation n'y est jamais menée. A l'inverse,

251 Damiano MATASCI, L'école républicaine... op.cit, p. 8.

252 Ibidem, p. 98.

253 Sur les échanges pédagogiques mutuels entre la France et le Suisse Romande, voir Alexandre FONTAINE, Transferts culturels et déclinaisons de la pédagogie européenne : le cas franco-romand au travers de l'itinéraire d'Alexandre Daguet (1816-1894), sous la direction de Michel Espagne, Université Paris 8, Université de Fribourg, 2013. Notons toutefois qu'il n'est jamais fait mention du Valais.

187.

254 Ibid, p.

255 Dénominatif des cantons protestants romands.

256 Pierre CASPARD, « Les miroirs réfléchissent-ils ? Esquisse d'une étude comparée de la gratuité, l'obligation et de la laïcité scolaires en France et en Suisse », dans Rita HOFSTETTER, Charles MAGNIN, Lucien CRIBLEZ, Carlo JENZER (dir.), Une école pour la démocratie... op.cit, p. 343-358, p. 346.

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lorsque le canton suisse prend conscience de son retard dans la marche européenne pour l'éducation populaire, les cantons romands et la France apparaissent comme des modèles de référence. Nous avons déjà montré que le Valais sort de son isolement relatif pour entrer dans une collaboration de plus en plus étroite avec les cantons romands, allant même jusqu'à coopérer dans la rédaction des manuels scolaires et à homogénéiser certains enseignements - comme la gymnastique. Mais plus encore, le canton, par son intégration dans un espace francophone, est largement dominé par l'hégémonie culturelle française. En consultant la liste des livres obligatoires dans les écoles valaisannes, il apparaît que la plupart des références littéraires sont des oeuvres d'auteurs français : Bossuet, Hugo, Chateaubriand, La Fontaine, Voltaire ou encore Michelet s'y côtoient257. Nombre de ces lectures sont communes aux enfants valaisans et aux enfants savoyards, preuve qu'au-delà des différences, un certain référentiel culturel est partagé et étend les frontières. De même, quelques indices ténus indiquent que les journaux pédagogiques peuvent, eux-aussi, traverser les Alpes. Dans un bref article sur l'écriture cursive publié par L'école primaire en 1884, il est fait mention des régents qui seraient aussi abonnés au Journal des instituteurs258 . Quelques années plus tard, en 1888, c'est un instituteur français, Alfred Charron - exerçant dans le Loiret - qui écrit au journal pour publier un article où il est question de « bien enseigner » dans les écoles primaires - sans faire de distinctions entre celles françaises et celles suisses259 . Difficile de savoir si les journaux pédagogiques français et valaisans circulent beaucoup entre les deux pays, reste que l'existence de l'un et de l'autre est connue des instituteurs, sans quoi Monsieur Charron, n'aurait jamais pu soumettre son article. Plus significatif cette-fois, le nombre de reproductions d'articles français est très important. Ceux-ci sont empruntés au Journal des instituteurs ou encore au Manuel Général sur des sujets variés touchant à l'éducation : cela montre que les contenus pédagogiques français sont pour partie valables en Valais. Toutefois, les échanges sont inégaux, il est peu probable que des journaux français aient à leur tour reproduit des articles de L'école primaire, modeste journal à l'attention d'un petit territoire étranger, mal considéré outre-Alpes en sus.

Pour autant, livres et articles sont-ils utilisés de la même manière des deux côtés des Alpes ? Les mêmes chapitres sont-ils utilisés pour l'analyse en classe ? Tous les contenus pédagogiques français sont-ils diffusés en Valais ? Concernant les livres, questions difficiles à

257 AEV, 3 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement primaire, Novembre 1912.

258 « L'écriture cursive », L'école primaire, n°12, 25 Avril 1884, p. 185.

259 Alfred CHARRON, « L'enseignement à l'école primaire », L'école primaire, n°1, 15 Novembre 1888, p. 2-4.

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élucider. Néanmoins, en se basant sur les publications de L'école primaire, nous pouvons esquisser quelques pistes de réponses. Que ce soit à propos de « la lecture expliquée »260, de l'attitude des maîtres261 ou de « l'école et l'abandon des terres »262, les emprunts ne posent aucun problème : la valeur des conseils prodigués est la même. Néanmoins, on remarque que tous les articles sélectionnés sont parmi ceux qui ne font jamais la moindre référence - si discrète soit-elle - à la laïcité de l'école française. D'ailleurs, très peu de publications dénoncent « l'école sans dieu », comme si le fait de le reconnaître frapperait d'illégitimité l'importation d'une part importante de sa pédagogie. La discrétion est de mise : dans le même temps, le personnel enseignant est arrosé d'un flot d'articles vantant les bienfaits de l'éducation catholique chrétienne, qui s'articule finalement assez bien avec les articles français263 . Par analogie, il est probable que parmi les livres d'auteurs français utilisés en Valais, l'insistance porte plus sur les chapitres les plus ouvertement en phase avec une vision chrétienne du monde. La place de la religion catholique dans l'enseignement est sûrement le plus grand point de divergences idéologico-pédagogiques entre les enseignements français et valaisans. Si nous avons montré le rayonnement culturel du modèle français, son laïcisme est, soit tu, soit utilisé en repoussoir en Valais. Parmi le maigre fond personnel que Vincent Pitteloud a laissé aux Archives cantonales, nous trouvons une coupure du journal La Gazette du Valais fustigeant Ferdinand Buisson pour son école sans Dieu264 - ce dernier est pourtant loin d'être le plus anticlérical des républicains265 . Le fond conserve d'ailleurs quelques lettres que des élèves dévoués ont adressées à l'instituteur. Les références à la chrétienté y sont omniprésentes, comme dans cette lettre où David Pitteloud266 adresse ses meilleurs voeux à l'instituteur pour

260 « La lecture expliquée », L'école primaire, n°11-12, Juillet-Août 1896, p. 183-184 - reproduction d'un article du Journal des instituteurs.

261 « Nos maîtres », L'école primaire, n°1, 15 Janvier 1904, p. 183-184 - reproduction d'un article d'un instituteur français.

262 « L'école et l'abandon des terres », L'école primaire, n°10, 10 Novembre 1910, p. 5-6 - reproduction d'un article d'un instituteur français.

263 Pierre OGNIER fait le rapprochement entre la morale chrétienne et la morale républicaine. Il écrit que cette dernière étant d'inspiration religieuse selon lui. Voir Une école sans dieu ? L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République 1880-1895, Toulouse, Le Mirail, 2008.

264 AEV, Fonds Vincent Pitteloud, 24.1, Articles de journaux concernant les instituteurs.

265 Voir Pierre CASPARD, « Un modèle pour Ferdinand Buisson ? La religion dans la formation des maîtres à Neufchâtel (XIXe siècle) » dans Jean-François CONDETTE (dir), Éducation, religion, laïcité XVIe-XXe siècles : continuités, tensions, et rupture dans la formation des élèves et des enseignants, Lille, Septentrion, 2010, p. 121-143.

266 Un parent de l'instituteur ? Peut-être, dans tous les cas, David écrit comme un élève à son maître. L'homonymie témoigne à nouveau de la micro-sociabilité familiale des hameaux de montagne.

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l'année 1897 : « permettez-moi donc de faire des voeux au ciel pour que Dieu protège encore vos jours si chers pour vos élèves » et plus loin « que votre vie soit comblée de bénédiction du Tout-Puissant et qu'après votre carrière de combat dans ce bas monde il vous reçoive dans les tabernacles éternels » 267 . Plusieurs autres lettres conservées révèlent la même sainteté d'expression, il est évident que la cassure est nette avec la Haute-Savoie française, territoire très favorable aux lois républicaines268.

Nous avons esquissé un tableau qui permet de relativiser l'image de deux territoires en vase clos. L'intérêt heuristique du changement d'échelle réside dans le fait de montrer que malgré leur imperméabilité apparente, Haute-Savoie et Valais, en étant intégrés dans des ensembles plus larges - notamment un référentiel de culture francophone - partagent indirectement un lot de représentations et de pratiques communes. Bien sûr, cela n'enlève rien aux différences marquées dans la sélection et l'utilisation des contenus pédagogiques, mais permet de rapprocher les deux systèmes scolaires dans une analyse cohérente, sans faire intervenir l'idée d'un déterminisme géographique. Même les aspects qui donnent une forte réalité à la frontière étatique peuvent être nuancés. Pour exemple, la congrégation des Frères de Marie, qui dirige l'école normale d'instituteurs et la plupart des collèges du canton, a en réalité son siège en France. Le personnel enseignant de l'école est en majorité français, il est soumis à sa hiérarchie ecclésiale de l'autre côté des Alpes, bien que les écoles soient en Valais269. L'enquête reste à mener, notons toutefois que la communauté chrétienne et son enseignement constituent une autre échelle d'analyse qui transgresse les frontières des États. L'école isolée nous le paraît déjà moins. Il faut maintenant achever la démonstration en analysant l'activité touristique, en plein développement sur la période, qui vient s'agréger autour de l'école et à nouveau modifier ses frontières.

267 AEV, Fonds Vincent Pitteloud, 24.2, Lettre de bonne année de David Pitteloud à Vincent Pitteloud, 1er Janvier 1897.

268 Maurice AGULHON, plaçait d'ailleurs la Haute-Savoie dans les « démocraties républicaines », voir « Attitudes politiques » dans George DUBUY (dir), Histoire de la France rurale. t.III, De 1789 à 1914, p. 477-478.

269 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice, op.cit, p. 166.

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