CHAPITRE 5. Frontières de l'enseignement.
Après avoir pointé l'opacité
réelle qui existe entre la Haute-Savoie et le Valais de « La Belle
Époque », et montré que ces territoires étaient en
réalité intégrés à des espaces bien
différents, il s'agit maintenant de réfléchir aux
frontières que l'école produit ou participe à diffuser. La
frontière nationale, dont nous avons beaucoup parlé jusqu'ici,
induit une fracture majeure dans les représentations que l'on se fait
des Alpes dans les écoles françaises et suisses. Elle induit
également un mode d'organisation et de culture scolaire bien distinct
entre l'école républicaine laïque et l'école
valaisanne sous tutelle de l'administration ecclésiale. Toutefois, la
frontière nationale, que nous avons jusqu'ici présentée
comme hermétiquement close, est parfois transgressée. Si aucun
échange par en bas n'existe réellement, il ne faut pas oublier
que les idées et les savoirs font fi des Alpes et se propagent partout
en Europe et au-delà. Volatiles et inorganiques, les connaissances et
les représentations scolaires d'une époque circulent au travers
des conférences, des congrès, ou encore des journaux à
vocations pédagogiques. Bien sûr, elles se propagent
inégalement, car elles ne disposent pas des mêmes moyens de
diffusion, ni de réception, ni d'ailleurs du même rayonnement et
de la même attention selon les lieux. Il serait toutefois imprudent
d'affirmer que les systèmes scolaires qui prennent place en France et en
Suisse sont totalement étrangers l'un à l'autre. Au contraire,
les emprunts, les imitations, les adaptations sont nombreux et ne se bornent
pas aux limites territoriales étatiques. Plus encore, il est question de
repérer des frontières internes au sein même des deux
nations, les enseignements inculqués dans - et par - les écoles
ne sont pas systématiquement homogènes à l'échelle
du pays - même lorsque c'est l'objectif affiché - ils
dépendent souvent des lieux.
A] La place des Alpes dans les romans nationaux
français et suisses
Commençons par rappeler une évidence, la Suisse
a une géographie majoritairement montagneuse alors que la France non.
Nous ne sommes pas sans savoir que les figures paysagères sont au centre
de la construction des mythes nationaux du XIXe siècle dans
les pays
70
européens205 . Les discours français
et suisses ne s'appuient pas sur la même géographie nationale : le
premier opte pour l'unité dans la diversité - alors même
que l'État est très centralisé - quand le second place les
Alpes comme dénominateur commun, ferment de l'identité
helvétique - alors que l'État est plutôt
décentralisé.
En France donc, les Alpes n'ont pas de statut
spécifique. Contrairement aux autres nations européennes, le
paysage français n'a pas de forme précise et ne se fixe qu'au
XIXe siècle206, en privilégiant la
diversité plutôt que l'unicité symbolique : Youenn Michel
écrit d'ailleurs que la diversité des paysages français
s'intègre dans « une mosaïque harmonieuse
»207 au sein du discours scolaire républicain. Nous
développerons plus loin le discours sur les « petites patries
» qui sert de pierre d'angle à l'édifice scolaire
français, retenons seulement pour le moment que si des ethnotypes
spécifiques à chaque région s'inscrivent dans les manuels
scolaires, ils ne peuvent avoir d'existence propre en dehors de la
synthèse nationale. Ainsi, le paysan de montagne, décrit comme
« lent, réfléchi, âpre au grain,
procédurier et attaché aux vieux usages »208
ne représente pas plus qu'un autre la nation française. Les Alpes
sont un espace aux marges de la nation, elles constituent une frontière
« naturelle » - du moins pensée comme telle - avec ses voisins
et non une composante majeure de l'identité hexagonale. D'ailleurs, les
ethnotypes attribués aux montagnards dans les manuels français
sont empruntés au modèle suisse209, François
Walter parle « d'appropriation transculturelle » du paysage
alpin qui ne se limite d'ailleurs pas au seul cas
français210. Patrick Cabanel remarquait ainsi que «
la France a les Alpes » mais qu'elle en a « longtemps
abandonné admiration, représentation et parcours à des
Suisses, des Britanniques, des Allemands »211.
L'école française n'adopte pas de discours visant à donner
un statut particulier aux élèves des Alpes, elle dispense son
enseignement uniformément sur le territoire. La référence
au milieu ou aux régions qui fleurissent dans la géographie
vidalienne ne sont pensées que comme des miniatures de la nation.
205 Voir le très bon ouvrage de François WALTER,
Les figures paysagères de la nation... op.cit.
206 Sur ce point, voir Françoise CACHIN, « Le
paysage du peintre », dans Pierre NORA, (dir.), Les Lieux de
Mémoire. t. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1997, [1986] p.
435-485.
207 Michel YOUENN, « Des petites patries au «
patrimoines culturels » ... », op.cit, p. 16.
208 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France... op.cit,
p. 38.
209 Idée portée par Bernard DEBARBIEUX et Gilles
RUDAZ, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 42.
210 François WALTER, « La montagne alpine : un
dispositif esthétique et idéologique à l'échelle de
l'Europe », Revue d'histoire moderne et contemporaine, n°
52, 2005, p. 64-87, p. 76.
211 Patrick CABANEL (dir), « Paysages de la nation »
dans Le tour de la nation par des enfants, Paris, Belin, 2007.
71
À l'inverse, « pour la majorité des
Suisses du XIXe siècle, le vrai Suisse ne peut être que
montagnard »212. Les Alpes ne font pas ici figure de
frontière, elles sont un espace de jonction plutôt que de
disjonction, elles fonctionnent comme « une métaphore de
l'association librement consentie des hommes autour de l'image
fédératrice d'une architecture naturelle
»213. Les Alpes sont perçues comme un terreau
commun à tous les suisses, elles opèrent « comme
image-symbole de l'hélvéticité »214.
Pour exemple, Jules Métral, élève de l'instituteur
Pitteloud évoqué plus haut, rédige en 1913 une
dictée dans laquelle il copie : « La Suisse est un pays
élevé, le plus haut de l'Europe : elle a de superbes montagnes,
de vallées profondes »215. Le Valais a d'ailleurs
une position particulière au sein du pays, c'est le canton le plus haut
de Suisse, souvent considéré comme le plus authentique et le
mieux préservé dans ses traditions et sa géographie
naturelle216. Contrairement aux élèves
hauts-savoyards, les élèves valaisans ne sont pas
considérés de la même manière qu'ils vivent en
montagne ou en plaine. Malgré les conditions d'enseignement
défavorables du hameau, la vétusté des bâtiments
scolaires, la durée plus réduite des écoles et le rude
climat hivernal, les enfants des montagnes sont considérés comme
moralement et physiquement supérieurs aux autres. Étrange
paradoxe qui montre bien la force symbolique que revêt le
référentiel alpin en Suisse et particulièrement en Valais.
On assiste à deux naturalisations distinctes : d'un côté
les Alpes comme frontière naturelle, de l'autre les Alpes comme
identité particulière.
B] Une meilleure moralité, un meilleur niveau
scolaire ?
En Valais, l'importance de la figure du montagnard donne lieu
à des positionnements ambigus et difficilement conciliables. Si le
chanoine de Cocatrix justifiait le faible niveau scolaire du canton par les
difficultés topographiques inhérentes à la
géographie alpine, expliquant par-là l'existence d'écoles
nomades et la durée limitée de l'année scolaire dans
les
212 François WALTER, Une histoire de la Suisse,
Neufchâtel, PUS, 2016, p. 366.
213 Bernard DEBARBIEUX, « La (M)montagne comme figure de
la frontière : réflexions à partir de quelques cas »,
Le Globe. Revue genevoise de géographie, n°137, 1997 p.
145-166, p. 151.
214 Marie Claude MORAND, « Notre beau Valais : le
rôle de la production artistique « étrangère »
dans la construction de l'identité culturelle valaisanne », dans
Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia
TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers,
XIXe-XXe siècles, Sion, Groupe Valaisan de
Sciences Humaines, 1992, p. 191-246, p. 202.
215 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.3 Dictées, travaux
d'élèves 1910-1924, Cahier d'exercice de Jules Métral.
216 Marie Claude MORAND, « Notre beau Valais... »,
op.cit, p. 198.
72
écoles de montagne, il apparaît paradoxalement
que ces enfants montagnards sont également considérés
comme meilleurs que les autres. La réunion de la société
d'éducation valaisanne qui se tient à Monthey le 28 Avril 1885
rend bien compte de cette tension. D'un côté Monsieur Chappaz,
membre de la société, se désole du fait qu'en termes
d'éducation « nous n'avançons pas et même nous
reculons » 217 . Il cite plusieurs cantons qui ont « comme
le Valais des montagnes, et qui sont cependant plus avancés que le
nôtre » 218. En disant cela, Chappaz entend montrer
que les écoles de montagne valaisanne ne sont pas « dans une
position exceptionnelle comme nous l'avons prétendu
»219 . Il refuse de faire une distinction entre
l'éducation en montagne et celle des autres milieux
géographiques. Monsieur Roten, chef du département de
l'instruction publique lui répond : « le Valais est dans une
position exceptionnelle, non-seulement à cause de ses montagnes, mais
surtout à cause des conditions de certaines populations. J'estime que si
le district de Conches figure constamment parmi les premiers pour les notes
obtenues, cela est dû au fait que les habitants de ces villages se
trouvent enfermés une bonne partie de l'année par les neiges et
que les enfants disposent alors de tout le temps pour fréquenter les
classes, tandis que dans une partie de la plaine on les emploie davantage aux
travaux de la campagne »220. Roten affiche ici un avis
contraire en reconnaissant au canton une position exceptionnelle qui est
directement liée à sa situation géographique : les
élèves de montagne, enfermés par les neiges pendant une
moitié de l'année, sont plus assidus dans leur
fréquentation scolaire. L'article d'un instituteur valaisan en 1889
affirme que l'hiver venu « c'est le moment de faire des
progrès, car le vent, la neige et le froid, semblent s'être
coalisés pour obliger les gens à rester enfermés dans
leurs demeures [...] les élèves ont moins de sujets de
distraction qui les empêchent de travailler »221.
Roten et l'instituteur en question, prennent le contre-pied des affirmations de
Cocatrix qui, au contraire, voyait dans l'école de montagne, une
limitation aux progrès scolaires.
Pourtant, les arguments du chef de l'instruction publique sont
critiquables. En comparant les rapports d'inspection de l'année
1890-1891, il apparaît que le nombre d'absences est variable et ne
dépend pas de la situation de montagne ou de plaine. À
Martigny-Bâtiaz, commune de plaine, l'école des filles
comptabilisait 185 absences sur l'année (pour 33
élèves)
217 « Réunion à Monthey de la
société valaisanne d'éducation », L'école
primaire, n° supplément, 30 Mai 1885, p. 204.
218 Ibidem.
219 Ibid.
220 Ibid, p. 205.
221 « Mémorial d'instituteur »,
L'école Primaire, n°8, Mars 1889, p. 127.
73
et celle des garçons 105 (pour 32
élèves). En regardant les écoles de hameau de la commune
de Martigny-Combes, on trouve des chiffres étonnants : l'école de
Broccard ne comptait que 5 absences sur l'année (pour 15
élèves) alors que celle voisine de Jears, 257 (pour 24
élèves)222. Rien ne semble a priori justifier une
telle différence, les inspecteurs se montrent très souvent
sceptiques sur les chiffres avancés par les instituteurs des
écoles de hameaux : à la question « les absences
ont-elles étés exactement notées et la liste
régulièrement remise à l'autorité compétente
? », les inspecteurs inscrivent souvent « ? » ou
« non », beaucoup plus rarement « oui ».
Difficile donc de mesurer l'assiduité accrue des élèves de
montagne par rapport aux autres. Il est clair que l'isolement hivernal a pour
conséquence une meilleure fréquentation l'hiver, mais n'en est-il
pas pareil des écoles de plaine dont les populations agricoles sont
également réduites à l'inactivité hivernale ? Et
quand bien même un nombre d'absence plus important serait noté
pour les écoles des plaines en raison des travaux agricoles, il ne faut
pas oublier que ces écoles durent environ sept à huit mois, alors
que celles de hameaux six mois : si les élèves de montagne ont
les mêmes travaux (agricoles ou pastoraux) à remplir que ceux de
la plaine, ils sont déjà libérés de la contrainte
scolaire et leurs absences ne sont pas reportées - l'école se
termine en avril. En bref, deux discours s'opposent en comparant les
contraintes/avantages pour l'éducation des communes de montagne alors
même que, nous l'avons montré, les conditions d'enseignement sont
largement plus précaires. À ces arguments, se surajoutent un ou
plusieurs discours qui font intervenir des arguments moraux, essentialisant la
figure du montagnard, naturalisant les Alpes.
« Sacraliser la figure du paysan
»223 , porter une attention accrue aux mondes ruraux,
s'inquiéter du déracinement des populations et s'effrayer de
l'exode rural sont des caractéristiques communes à toutes nations
les européennes de la « Belle Époque »224.
En France, l'opposition rural/citadin cristallise les tensions, donnant souvent
de plus grandes qualités morales au premier qu'au second :
l'école républicaine se pense rurale et met largement en avant
les mondes paysans225. En Valais, un discours équivalent se
met en place, à cela près
222 AEV, 1 DIP 58, Rapport des inspecteurs scolaires, commune
de Martigny-Combes, et Martigny-Batiaz 18901891.
223 Voir Anne-Marie THIESSE, « L'invention du
régionalisme à la Belle Époque », Le Mouvement
Social, n°160, 1992/3, p. 11-32.
224 Voir Anne-Marie THIESSE, La fabrique des identités
nationales, Paris, Seuil, 1999.
225 Sur cette question voir Jean-François CHANET,
« faire aimer le sol natal », chapitre 8, dans L'école
républicaine...op.cit, p. 284-337, Anne-Marie THIESSE, « La
France est variée dans l'unité », chapitre 1, dans Ils
apprenaient... op.cit, p. 3-14.
74
que le discours est double et souvent assez trouble : il tente
de séparer la figure du montagnard de l'habitant de plaine, mais
lorsqu'il s'agit de s'opposer à la ville, plaine et montagne sont
conciliées sous le même dénominatif de « campagne
» ou « rural ». En 1881, lorsque paraît l'article
déjà cité en faveur des écoles mixtes, l'argument
est le suivant « risquera-t-on davantage dans nos montagnes où
l'air est plus vif et plus favorable sous le rapport de la moralité, et
où n'existe pas à un si haut degré ce cosmopolitisme qui
n'est nulle part une garantie en faveur des bonnes moeurs ?
»226.
Ce terme de la moralité des habitants de montagne que
l'on attribue entre autres à la pureté de l'air n'est pas
nouveau227, il fleurit depuis le XVIIIe siècle
sous la plume des naturalistes : Buffon - repris plus tard par Reclus -
écrit que les habitants de montagnes sont plus agiles, plus beaux, plus
intelligents et en meilleur santé que ceux des plaines228.
Mondher Kilani ajoute que cette distinction est très répandue
« le montagnard, de par son « style de vie», apparaît
comme quelqu'un d'attachant et de haute moralité - ses moeurs sont
«hospitalières», il est
«désintéressé», «confiant»,
«généreux» -, alors que l'homme des plaines est
comparé à quelqu'un de «rude»,
d'«austère», d'«indolent»,
d'«intéressé» et particulièrement frappé
par le «crétinisme» et le «goitre» » 229 .
Un écrivain valaisan publie en 1917 un article dans le supplément
de L'école primaire, indiquant que les « filles de la
montagne, solidement charpentées et musclées, donnent un type
à part, qui établit entre elles et les filles de la plaine une
différence qui n 'est pas toute à l'avantage de celles-ci. Leur
teint basané proclame l'excellence de la vie au grand air et leurs yeux
ingénus, la douceur du spectacle qui les frappe chaque jour. Le
hâle de leur front est une auréole de vertu que je souhaiterais
à beaucoup d'autres, c'est le sceau du travail quotidien, sur les pentes
vertigineuses, sous un ciel bleu, ruisselant de soleil.
»230 . Ainsi donc, l'habitant de montagne est perçu
comme supérieur au niveau de la moralité à celui des
plaines, mais celui-ci, à son tour, est d'une meilleure moralité
que le citadin : comme dit plus haut, montagne et plaine font front commun.
226 C.W, « Les écoles mixtes », op. cit,
1881, p. 34.
227 Bernard DEBARBIEUX et Gilles RUDAZ, parlent de la
vicissitude des plaines opposée à la pureté de la
montagne, Les faiseurs de montagne, op.cit, p. 88.
228 François WALTER, Les figures paysagères de
la nation... op.cit, p. 238.
229 Mondher KILANI « Les images de la montagne au
passé et au présent, l'exemple des Alpes valaisannes »,
dans Archives suisses des traditions populaires, vol.1,
Société suisse des traditions populaires, Bâle, 1988, p.
27-55, p. 33.
230 SOLANDIEU « A travers les Mayens (croquis valaisan)
», L'école primaire, n°9, 1917, supplément, p.
191-192, p. 191.
75
L'école primaire valaisanne est accusée de
tourner « trop de regards vers la ville, où déjà
se porte avec excès la population des campagnes » étant
entendu qu'il « n'y a pas de comparaison à établir entre
le délassement intellectuel, la dilatation morale et physique que
procure le travail en plein air dans les allées et planches d'un jardin,
et celle qui résulte d'un travail mécanique dans quelque coin
d'un bâtiment »231. Les articles qui vantent la
supériorité de l'enfant de la campagne sont légion. Ainsi,
la culture livresque de la ville, certes plus savante, ne peut rivaliser avec
l'observation directe des « Alpes fleuries, la première page,
la plus belle, du livre de la nature, dans lequel on ne se lasse jamais de
lire. »232. L'ouvrier est considéré
moralement inférieur au paysan, nous en avons un exemple dans un sujet
de composition française, publié en 1913, proposant aux
élèves de traiter du sujet de la pauvreté. Celui-ci
affirme qu'il n'est pas difficile de devenir pauvre « quand l'ouvrier
se rend irrégulièrement à son travail parce qu'il est
paresseux » ou lorsque « le cultivateur n'a pas le courage
de faire sa moisson en temps utile »233 . Le vocabulaire
employé révèle l'image que donne l'école des usines
et des champs, des campagnes et des villes : l'ouvrier qui ne travaille pas est
paresseux, le paysan n'a simplement pas eu le courage d'achever son ouvrage.
Une série d'autres articles du journal célèbre les
bienfaits de la campagne sur les vices de la ville, tous les citer serait trop
long et inutile. Retenons tout de même que ce traitement
différencié - non pas seulement dans le fonctionnement de
l'école valaisanne mais aussi dans la perception de ses acteurs -
diffuse, en partie par l'école, des frontières morales et
sociales internes au canton, distinguant la montagne, la plaine et la ville
à l'avantage de la première. Cela n'est pas sans rapport avec le
fait que la montagne figure au centre de l'identité helvétique et
également que le canton du Valais, farouchement conservateur, s'oppose
souvent à l'industrialisation. Un autre facteur, brièvement
évoqué qui corrobore les deux premiers est la place
prégnante de l'Église dans l'enseignement valaisan.
C] L'église, pierre d'angle de l'enseignement
valaisan
Ainsi donc, la frontière étatique qui
sépare la Haute-Savoie du Valais exerce une influence sur la
manière de se représenter les habitants des montagnes.
Marie-Claire Robic écrit qu'au fil
231 « L'agriculture à l'école »,
L'école Primaire, n°8, Mars 1889, p. 119.
232 « Nature et éducation », L'école
primaire, n°1, 1910, supplément, p. 3-4, p. 3.
233 « Composition française »,
L'école primaire, n°8, 1913, p. 110.
76
des siècles, les montagnes « ont
suscité des valorisations diverses, souvent même contradictoires
» 234 . En termes de valorisations des montagnards, l'Église
catholique valaisanne jouit d'un grand pouvoir ; selon Danièle
Périsset-Bagnoud, les fins que propose l'enseignement du canton sont les
suivantes : « Il n'est explicitement pas question de pousser le peuple
hors de sa voie naturelle, la culture de la maigre campagne à flanc de
coteaux et de montagnes. Une éducation utile lui est dispensée
pour lui faire accepter, sans soupir ni revendication, cette vie
assignée par la Providence. L'obéissance, la pauvreté et
l'injustice sociale de naissance, sont acceptées comme un don de Dieu.
Le respect craintif de la hiérarchie que comporte l'éducation
catholique romaine abonde dans le sens de la politique cantonale mise en oeuvre
par les gouvernements du Valais » 235 . De l'autre côté
des Alpes, l'école républicaine française est
épurée de toute référence religieuse. Chamonix ne
compte aucune école privée et à Vallorcine, commune
frontière, le vote à gauche est systématique : preuve
à nouveau de l'importance de la frontière étatique qui
sépare les deux territoires, celle-ci influant sur les
expériences scolaires des acteurs de l'école. À l'inverse,
si l'éducation valaisanne est publique et organisée par
l'État, l'Église y tient un grand rôle : L'école
primaire assigne dès 1881 comme fonction à l'instruction
populaire de « contribuer à former de bons citoyens et surtout
de bons chrétiens et des catholiques sans peur et sans reproche
»236. En 1916, dans le contexte de guerre en Europe, la
complémentarité entre la patrie et l'Église est
réaffirmée : « Pour le chrétien, le patriotisme
n'est pas seulement un sentiment, mais un devoir de conscience, un commandement
de Dieu qui oblige l'homme à remplir, dans toutes les circonstances, ses
devoirs de citoyens »237. Les agents de l'Église ne
peuvent enseigner - mis-à-part les cours de religion, obligatoires dans
le canton - ils sont néanmoins présents dans la plupart des
institutions scolaires. La majorité des inspecteurs primaires sont des
clercs : pour exemple, l'abbé Constantin d'Ayent, inspecteur du district
de Sierre, démissionne de son poste, à sa place sera nommé
l'abbé Adrien Bagnoud pour de longues années238. Les
commissions scolaires communales sont systématiquement dirigées
par le curé du village : c'est un organe puissant car une
majorité des décisions concernant l'instruction publique sont
prises au niveau local. Pour l'illustrer, il est utile de revenir à une
lettre déjà mentionnée, où l'inspecteur primaire
234 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à
l'environnement..., op.cit, p. 239.
235 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation :
régent, institutrice, op.cit, p. 177.
236 « À nos lecteurs », L'école
primaire, n°1, 1881, p. 2.
237 « À propos d'Instruction civique »,
L'école primaire, n° 10, Décembre 1916, p. 77.
238 AEV 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction
publique, 1880, p. 30.
77
écrit à l'instituteur Pitteloud pour le
prévenir de sa visite prochaine. Dans cette lettre, l'inspecteur lui
demande « d'avoir l'obligeance d'en informer M.M les membres de la
commission scolaire » notant cependant que « Mr. le
curé en est averti »239. Le curé est donc
informé de la visite de l'inspecteur avant les autres membres de la
commission et avant l'instituteur lui-même ! Les enseignants
étaient d'ailleurs présentés en 1910 comme « les
auxiliaires des autorités ecclésiastiques et civiles dans la
formation de l'homme, du chrétien et du citoyen
»240 . Les exemples de la collaboration des deux
institutions sont nombreux : la Société valaisanne
d'éducation - organe qui édite le journal L'école
Primaire - est dirigée par le chanoine Delaloye, les écoles
normales d'instituteurs sont tenues par les Frères de Marie - pour les
instituteurs - et par les Soeurs Ursulines - pour les institutrices - sous
contrat avec l'État, sans que celui-ci trouve à redire.
En bref, pouvoirs publics et pouvoirs ecclésiastiques
coopèrent au sein de l'institution scolaire valaisanne. La situation est
donc symétriquement à l'inverse de la France, où - du
point de vue républicain - l'Église est tenue pour l'agent de la
tradition dont l'école doit s'émanciper si l'instruction
populaire veut progresser. En Valais - et non en Suisse en
général - c'est au contraire l'Église qui est au centre du
processus d'amélioration scolaire. Les analyses de Maurice Agulhon,
faisant, en France, la disjonction entre deux sacralisations de la nation,
celle de l'Église et celle de la République241, celle
de l'école privée et celle de l'école publique, l'une
réactionnaire et l'autre progressiste n'ont pas d'équivalent
outre-alpes. Le discours républicain s'est fondé sur un rejet de
l'Église catholique, et il est vrai que les lois instaurant
l'école du peuple ont été menées par la jeune
République installée depuis 1870. La reconstruction de cette
période a pu, à posteriori, laisser penser que les fins des deux
écoles étaient strictement séparées. En
réalité, Mona Ozouf et bien d'autres historiens après
elle, ont insisté sur le fait que les différences
n'étaient pas tant dans les programmes que dans la manière de
raconter l'histoire242. Toutefois, contre le régime
républicain qu'elle honnissait, l'Église a pu adopter une
rhétorique
239 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.2 Correspondance
instituteur, 1886-1913, lettre de l'inspecteur d'académie du 27 Mars
1888.
240 « La rentrée des classes »,
L'école primaire, n°10, Novembre 1910, p. 147.
241 Maurice AGULHON, Histoire Vagabonde. t.1, Ethnologie
et politique dans la France contemporaine Paris, Gallimard, 1988, p.
615-639.
242 Mona OZOUF, L'École, l'Église et la
République : 1870-1914, Paris, Le Seuil, 1982 [1963], p.7-8, et
Christian AMALVI, De l'art et de la manière d'accommoder les
héros de l'histoire de France, Paris, Albin Michel, 1988,
Introduction, p. 15-50.
78
anti-scolaire en critiquant l'obligation243 , ou en
valorisant les patois contre l'imposition du français - voyant une
acculturation dans le processus d'uniformisation linguistique244.
Ainsi, en France, l'institution ecclésiale a pu se revendiquer gardienne
des traditions, contre l'idéologie du progrès, supposée
destructrice du monde social. Or, en Valais, l'Église se pose en agent
du progrès scolaire, si bien que les discours de certains clercs se
rapprochent de la rhétorique employée par l'école
républicaine française. L'usage du patois à l'école
y est souvent fustigé, étant considéré que cet
archaïsme « est funeste aux progrès de l'école
»245 - bien que soit reconnu l'obligation contrainte pour
l'instituteur de l'employer les premiers jours d'école246. Le
curé, l'abbé, à l'instar du hussard noir, s'investissent
énormément pour assurer la fréquentation scolaire.
L'abbé Jérémie Gabbin du village de Loèche
écrit en 1913 à l'inspecteur primaire pour lui notifier que
l'élève « François Gillioz est un gros paresseux
qui n'a même pas oser se présenter à l'examen
d'émancipation » insistant sur le fait qu'il « ne
faut pas qu'il échappe à l'école primaire cette
année 1913-1914 »247.
Cette politique scolaire de complémentarité
entre l'État et l'Église fonctionne. Nous avons
déjà évoqué les lois d'amélioration scolaire
successives qui prennent place dans le canton, bien qu'accusant un certain
retard sur les autres cantons suisses et sur les autres nations
européennes. Il reste que la scolarité devient plus contraignante
qu'en France : les élèves qui ne réussissent pas l'examen
d'émancipation - équivalent du brevet élémentaire -
peuvent passer jusqu'à deux ans supplémentaires sur les bancs de
l'école. Dans le cas d'un succès, ils seront tout de même
astreints à suivre une formation de 100 heures par an entre leurs 15 et
19 ans avec un stage scolaire de deux mois avant l'examen de recrues. Nous
avons déjà mentionné l'avancée du canton au
classement de cet examen, en 1909, le canton parvient à la
sixième place au classement général suisse248,
alors qu'il était dernier 30 années plus tôt.
243 Mona OZOUF, Ibidem, chap 2.
244 Voir par exemple Mona OZOUF, Composition
française, Paris, Gallimard, 2009.
245 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le
chanoine Cocatrix, 1906 op. cit, p. 16.
246 Jean-François CHANET fait une remarque similaire
dans « Maîtres d'école et régionalisme en France sous
la IIIe République », Ethnologie française,
n°18, 1988, p. 244-256, à propos des instituteurs
français, contre une historiographie qui accusait l'école de
déraciner les élèves, voire de génocide culturel :
voir Eugen WEBER, Peasants into frenchmen, the modernization of rural
France, 1870-1914, Stanford University Press, 1976 et Suzanne CITRON,
Le Mythe National, Paris, Éditions ouvrières, 1987.
247 AEV, 1 DIP 145bis, Lettre de l'abbé
Jérémie Gabbin de Loèche à l'inspecteur primaire,
31 Octobre 1913.
248 « L'examen pédagogique des recrues en 1909
», L'école primaire, n°10, supplément
spéciale, Novembre 1910, p. I.
79
Cela permet de nuancer la thèse de Danièle
Périsset-Bagnoud qui voit dans le rôle de l'Église dans
l'enseignement valaisan, une perpétuation de la société
traditionnelle, fermée sur elle-même, insistant sur le fait que
l'école n'a aucun objectif d'émancipation249. Selon
elle, les lois successives du département de l'instruction publique
valaisan répondent aux invectives de la Confédération sans
susciter pour autant une vraie ferveur scolaire, or, les progrès sont
là ! Le canton améliore son classement année après
année et, soutenu par l'Église, se préoccupe
réellement de l'instruction populaire. Les résultats sont
parlants, de plus qu'ils sont obtenus dans un concours organisé, non pas
par le Valais, mais par la Confédération suisse, de tendance
radicale et centralisatrice, supposément loin des intérêts
du canton. Ne soyons pas injustes, la réflexion de
Périsset-Bagnoud s'appuie sur des sources solides, mais pratiquement que
sur des discours généraux provenant de l'administration scolaire,
or, le fossé entre discours et actions peut être profond. Nous
avons montré que, tout en se pensant isolé - et en l'étant
d'ailleurs parfois - le Valais s'engageait néanmoins dans un processus
de collaboration de plus en plus poussé avec les autres cantons romands
- laïques et radicaux. Pour reprendre le fil de la comparaison
Haute-Savoie/Valais, si les deux systèmes scolaires ne disposent pas des
mêmes moyens matériels, financiers et idéologiques, ils
tendent vers la même fin, à savoir le parachèvement de
l'instruction populaire. L'Église constitue la pierre d'angle du
progrès scolaire valaisan, et pourtant, les parallèles avec
l'école républicaine française sont nombreux, preuve que,
dans cette Europe des années 1880-1914, les objectifs
pédagogiques et les savoirs scolaires circulent au-delà des
seules frontières nationales.
D] Des échanges « par en haut
»
Le canton du Valais est un territoire à majorité
francophone, classé parmi les cantons romands250. Bien qu'il
dénote sur plusieurs aspects de cette partie de la Suisse, le canton est
tout de même intégré à des espaces francophones plus
larges qui témoignent d'une porosité de ses frontières.
L'inexistence d'échanges « par en bas » donne l'impression de
cloisonnement des systèmes scolaires aux limites territoriales. Pour
rendre compte des points communs, des
249 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation :
régent, institutrice, op.cit, p. 157.
250 Nous ignorons ici la partie germanophone du canton, tout
en reconnaissant que cela constitue un point aveugle du présent
mémoire. Notre incompétence en langue allemande nous contraint
à ce choix. Toutefois, le canton est largement intégré
à l'espace romand francophone, et c'est la langue maternelle de 67,2 %
des habitants en 1880 contre 32 % de germanophone : voir Léo MEYER,
Les recensements de la population du Valais de 1798 à 1900,
Berne, Staempfli, 1908, p. 95.
80
inspirations mutuelles - mais aussi des limites à la
diffusion des pratiques et savoirs - il est donc nécessaire d'adopter,
comme le revendique Damiano Matasci, une perspective comparée des
systèmes scolaires européens « par en haut
»251. Ce dernier a bien montré que chaque pays, tout en
taillant son école dans le tissu national, procède en
réalité par échanges, imitations, et jeux d'influences
voilés. En effet, la circulation des idées pédagogiques
est forte au sein de l'Europe de « La Belle Époque ». Nous
pouvons tout d'abord faire quelques constatations sommaires : les lois
scolaires se suivent en France et en Suisse, en Haute-Savoie et en Valais. La
gratuité et l'obligation helvétique, mises en place en 1874,
précèdent de quelques années les lois Jules Ferry de
1881-1882, qui toutefois ajoutent la clause de laïcité, une
première à l'échelle d'un État - mais
déjà en oeuvre dans certains cantons romands252.
Concernant les écoles normales d'instituteurs et
d'institutrices, le Valais semble se calquer petit à petit sur le
modèle français : avant 1873, la formation des enseignants
n'était que de deux mois, elle passe à deux années
complètes puis à trois en 1904. Seront adjointes aux
écoles normales, au début du XXe siècle, des
écoles annexes pour parfaire la formation des élèves
maîtres et maîtresses - comme ce qui existe déjà en
France. Du côté des échanges pédagogiques, nous
avons déjà évoqué l'ampleur des relations entre la
France et certains cantons de Suisse romande253, surtout à
partir des années 1870, moment où la IIIe
République se pense distancée par ses voisins en termes
d'instruction populaire254. La suisse « urbaine et
industrielle »255 fait figure de modèle et les
personnels de l'instruction publique sont missionnés pour observer et
s'inspirer d'un pays considéré comme étant à la
pointe de l'éducation en Europe. Toutefois, les cantons catholiques,
surtout le Valais et son système scolaire jugé archaïque,
gangrené par l'omniprésence ecclésiale, « sont
particulièrement montrés du doigt »256 par
les dirigeants de l'instruction publique française. Il n'en est jamais
fait mention et, à notre connaissance, aucune mission d'observation n'y
est jamais menée. A l'inverse,
251 Damiano MATASCI, L'école républicaine...
op.cit, p. 8.
252 Ibidem, p. 98.
253 Sur les échanges pédagogiques mutuels entre
la France et le Suisse Romande, voir Alexandre FONTAINE, Transferts
culturels et déclinaisons de la pédagogie européenne : le
cas franco-romand au travers de l'itinéraire d'Alexandre Daguet
(1816-1894), sous la direction de Michel Espagne, Université Paris
8, Université de Fribourg, 2013. Notons toutefois qu'il n'est jamais
fait mention du Valais.
187.
254 Ibid, p.
255 Dénominatif des cantons protestants romands.
256 Pierre CASPARD, « Les miroirs
réfléchissent-ils ? Esquisse d'une étude comparée
de la gratuité, l'obligation et de la laïcité scolaires en
France et en Suisse », dans Rita HOFSTETTER, Charles MAGNIN, Lucien
CRIBLEZ, Carlo JENZER (dir.), Une école pour la démocratie...
op.cit, p. 343-358, p. 346.
81
lorsque le canton suisse prend conscience de son retard dans
la marche européenne pour l'éducation populaire, les cantons
romands et la France apparaissent comme des modèles de
référence. Nous avons déjà montré que le
Valais sort de son isolement relatif pour entrer dans une collaboration de plus
en plus étroite avec les cantons romands, allant même
jusqu'à coopérer dans la rédaction des manuels scolaires
et à homogénéiser certains enseignements - comme la
gymnastique. Mais plus encore, le canton, par son intégration dans un
espace francophone, est largement dominé par l'hégémonie
culturelle française. En consultant la liste des livres obligatoires
dans les écoles valaisannes, il apparaît que la plupart des
références littéraires sont des oeuvres d'auteurs
français : Bossuet, Hugo, Chateaubriand, La Fontaine, Voltaire ou encore
Michelet s'y côtoient257. Nombre de ces lectures sont communes
aux enfants valaisans et aux enfants savoyards, preuve qu'au-delà des
différences, un certain référentiel culturel est
partagé et étend les frontières. De même, quelques
indices ténus indiquent que les journaux pédagogiques peuvent,
eux-aussi, traverser les Alpes. Dans un bref article sur l'écriture
cursive publié par L'école primaire en 1884, il est fait
mention des régents qui seraient aussi abonnés au Journal des
instituteurs258 . Quelques années plus tard, en
1888, c'est un instituteur français, Alfred Charron - exerçant
dans le Loiret - qui écrit au journal pour publier un article où
il est question de « bien enseigner » dans les écoles
primaires - sans faire de distinctions entre celles françaises et celles
suisses259 . Difficile de savoir si les journaux pédagogiques
français et valaisans circulent beaucoup entre les deux pays, reste que
l'existence de l'un et de l'autre est connue des instituteurs, sans quoi
Monsieur Charron, n'aurait jamais pu soumettre son article. Plus significatif
cette-fois, le nombre de reproductions d'articles français est
très important. Ceux-ci sont empruntés au Journal des
instituteurs ou encore au Manuel Général sur des
sujets variés touchant à l'éducation : cela montre que les
contenus pédagogiques français sont pour partie valables en
Valais. Toutefois, les échanges sont inégaux, il est peu probable
que des journaux français aient à leur tour reproduit des
articles de L'école primaire, modeste journal à
l'attention d'un petit territoire étranger, mal considéré
outre-Alpes en sus.
Pour autant, livres et articles sont-ils utilisés de la
même manière des deux côtés des Alpes ? Les
mêmes chapitres sont-ils utilisés pour l'analyse en classe ? Tous
les contenus pédagogiques français sont-ils diffusés en
Valais ? Concernant les livres, questions difficiles à
257 AEV, 3 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement
primaire, Novembre 1912.
258 « L'écriture cursive », L'école
primaire, n°12, 25 Avril 1884, p. 185.
259 Alfred CHARRON, « L'enseignement à l'école
primaire », L'école primaire, n°1, 15 Novembre 1888,
p. 2-4.
82
élucider. Néanmoins, en se basant sur les
publications de L'école primaire, nous pouvons esquisser
quelques pistes de réponses. Que ce soit à propos de « la
lecture expliquée »260, de l'attitude des
maîtres261 ou de « l'école et l'abandon des terres
»262, les emprunts ne posent aucun problème : la valeur
des conseils prodigués est la même. Néanmoins, on remarque
que tous les articles sélectionnés sont parmi ceux qui ne font
jamais la moindre référence - si discrète soit-elle -
à la laïcité de l'école française. D'ailleurs,
très peu de publications dénoncent « l'école sans
dieu », comme si le fait de le reconnaître frapperait
d'illégitimité l'importation d'une part importante de sa
pédagogie. La discrétion est de mise : dans le même temps,
le personnel enseignant est arrosé d'un flot d'articles vantant les
bienfaits de l'éducation catholique chrétienne, qui s'articule
finalement assez bien avec les articles français263 . Par
analogie, il est probable que parmi les livres d'auteurs français
utilisés en Valais, l'insistance porte plus sur les chapitres les plus
ouvertement en phase avec une vision chrétienne du monde. La place de la
religion catholique dans l'enseignement est sûrement le plus grand point
de divergences idéologico-pédagogiques entre les enseignements
français et valaisans. Si nous avons montré le rayonnement
culturel du modèle français, son laïcisme est, soit tu, soit
utilisé en repoussoir en Valais. Parmi le maigre fond personnel que
Vincent Pitteloud a laissé aux Archives cantonales, nous trouvons une
coupure du journal La Gazette du Valais fustigeant Ferdinand Buisson
pour son école sans Dieu264 - ce dernier est pourtant loin
d'être le plus anticlérical des républicains265
. Le fond conserve d'ailleurs quelques lettres que des élèves
dévoués ont adressées à l'instituteur. Les
références à la chrétienté y sont
omniprésentes, comme dans cette lettre où David
Pitteloud266 adresse ses meilleurs voeux à l'instituteur
pour
260 « La lecture expliquée »,
L'école primaire, n°11-12, Juillet-Août 1896, p.
183-184 - reproduction d'un article du Journal des instituteurs.
261 « Nos maîtres », L'école
primaire, n°1, 15 Janvier 1904, p. 183-184 - reproduction d'un
article d'un instituteur français.
262 « L'école et l'abandon des terres »,
L'école primaire, n°10, 10 Novembre 1910, p. 5-6 -
reproduction d'un article d'un instituteur français.
263 Pierre OGNIER fait le rapprochement entre la morale
chrétienne et la morale républicaine. Il écrit que cette
dernière étant d'inspiration religieuse selon lui. Voir Une
école sans dieu ? L'invention d'une morale laïque sous la
IIIe République 1880-1895, Toulouse, Le Mirail, 2008.
264 AEV, Fonds Vincent Pitteloud, 24.1, Articles de journaux
concernant les instituteurs.
265 Voir Pierre CASPARD, « Un modèle pour
Ferdinand Buisson ? La religion dans la formation des maîtres à
Neufchâtel (XIXe siècle) » dans
Jean-François CONDETTE (dir), Éducation, religion,
laïcité XVIe-XXe siècles :
continuités, tensions, et rupture dans la formation des
élèves et des enseignants, Lille, Septentrion, 2010, p.
121-143.
266 Un parent de l'instituteur ? Peut-être, dans tous
les cas, David écrit comme un élève à son
maître. L'homonymie témoigne à nouveau de la
micro-sociabilité familiale des hameaux de montagne.
83
l'année 1897 : « permettez-moi donc de faire
des voeux au ciel pour que Dieu protège encore vos jours si chers pour
vos élèves » et plus loin « que votre vie soit
comblée de bénédiction du Tout-Puissant et qu'après
votre carrière de combat dans ce bas monde il vous reçoive dans
les tabernacles éternels » 267 . Plusieurs autres lettres
conservées révèlent la même sainteté
d'expression, il est évident que la cassure est nette avec la
Haute-Savoie française, territoire très favorable aux lois
républicaines268.
Nous avons esquissé un tableau qui permet de
relativiser l'image de deux territoires en vase clos. L'intérêt
heuristique du changement d'échelle réside dans le fait de
montrer que malgré leur imperméabilité apparente,
Haute-Savoie et Valais, en étant intégrés dans des
ensembles plus larges - notamment un référentiel de culture
francophone - partagent indirectement un lot de représentations et de
pratiques communes. Bien sûr, cela n'enlève rien aux
différences marquées dans la sélection et l'utilisation
des contenus pédagogiques, mais permet de rapprocher les deux
systèmes scolaires dans une analyse cohérente, sans faire
intervenir l'idée d'un déterminisme géographique.
Même les aspects qui donnent une forte réalité à la
frontière étatique peuvent être nuancés. Pour
exemple, la congrégation des Frères de Marie, qui dirige
l'école normale d'instituteurs et la plupart des collèges du
canton, a en réalité son siège en France. Le personnel
enseignant de l'école est en majorité français, il est
soumis à sa hiérarchie ecclésiale de l'autre
côté des Alpes, bien que les écoles soient en
Valais269. L'enquête reste à mener, notons toutefois
que la communauté chrétienne et son enseignement constituent une
autre échelle d'analyse qui transgresse les frontières des
États. L'école isolée nous le paraît
déjà moins. Il faut maintenant achever la démonstration en
analysant l'activité touristique, en plein développement sur la
période, qui vient s'agréger autour de l'école et à
nouveau modifier ses frontières.
267 AEV, Fonds Vincent Pitteloud, 24.2, Lettre de bonne
année de David Pitteloud à Vincent Pitteloud, 1er
Janvier 1897.
268 Maurice AGULHON, plaçait d'ailleurs la Haute-Savoie
dans les « démocraties républicaines », voir «
Attitudes politiques » dans George DUBUY (dir), Histoire de la France
rurale. t.III, De 1789 à 1914, p. 477-478.
269 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation :
régent, institutrice, op.cit, p. 166.
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