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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CHAPITRE 4. Pour vivre heureux, vivons cachés

A] Haute-Savoie, Valais : contigus et pourtant fermés

Un premier constat s'impose : dans les deux territoires de notre étude, les politiques scolaires sont strictement délimitées par la frontière politique. D'ailleurs, au-delà du seul domaine de l'éducation, peu de routes relient la Haute-Savoie et le Valais. La plus praticable est celle qui longe le lac Léman, traversant le village binational de Saint-Gingolph, là où l'altitude est la plus réduite (389 mètres) et les obstacles moins rebutants. Toutefois, dans les communes de montagne qui nous intéressent, rien de tel. Une route-frontière existe et relie la vallée de Chamonix à la vallée du Rhône en passant par le col de la Forclaz. Pourtant, si ce passage est connu depuis longtemps, il ne devient carrossable qu'en 1875, reliant ainsi les communes de Vallorcine à Martigny - la route désenclavant la vallée de Chamonix du reste du département avait elle-même été construite en 1870. Auparavant, seuls les chemins muletiers permettaient les circulations entre les parties montagneuses des territoires : indice du faible intérêt commercial et début d'explication de la quasi-absence d'échange de populations. Quelles sont les raisons de cette opacité des frontières ? On pourrait être tenté de la justifier par les reliefs qui enserrent ces territoires dans d'étroites vallées, où les communications se font par des chemins sinueux, bordés de ravins profonds, parfois dangereux et surtout impraticables en hiver. Toutefois, en plus de présenter un tableau trop naturaliste de la réalité, cette hypothèse a été mise en cause par les travaux de Peter Sahlins, montrant que les espaces frontaliers des Pyrénées entre la France et l'Espagne ne produisaient pas de rupture des échanges entre populations ; celles-ci faisant parfois fi des frontières étatiques, pouvant les transgresser à l'occasion de la montée en alpage des troupeaux164 . Si l'hypothèse de la disjonction par l'environnement peut être écartée - ou du moins atténuée - il faut alors privilégier celle de l'absence d'intérêts commerciaux, ces territoires étant intégrés dans des espaces économiques très différents. Autre facteur, la stabilité des frontières, quasiment fixes depuis plusieurs siècles entre le Valais et le Duché de Savoie, devenu plus tard les départements français de la Savoie et de la Haute-Savoie. La frontière semble étanche et de toute évidence, les frontières

164 Peter SAHLINS, Frontières et identités nationales. La France et l'Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle, Paris, 1996 [1989].

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pédagogiques ne font pas exception. La proximité géographique des écoles de montagne françaises et valaisannes n'entraîne pas d'inter-relations particulières.

Car, en effet, dans les listes scolaires que nous avons pu consulter, il n'est apparu nulle part en Valais que des élèves français fréquentaient les écoles du canton suisse. En Haute-Savoie, il est parfois fait mention « d'élèves étrangers » sans pour autant spécifier leur nationalité. Il semble plus probable que ces élèves soient italiens en raison des fortes migrations en provenance de ce pays dans les Alpes françaises et suisses, ainsi que de la construction en cours d'un tunnel dans la commune de Chamonix- employant largement parmi la population ouvrière italienne. Les archives ne mentionnent qu'une unique fois la présence d'un élève originaire du Valais, « le jeune Sylvain Gay né à Trient (Suisse) » accusé de « manoeuvres impudiques sur sa personne (mast... » 165 pendant le cours d'histoire ainsi que d'avoir « lancé un jet d'urine sur un condisciple par-dessus la table »166 . Mais au-delà des transgressions sexuelles du jeune Sylvain Gay - qui lui vaudra 8 jours d'exclusion - l'archive ne donne aucune information sur le fait qu'il soit de nationalité suisse. Peut-être est-il simplement né là-bas en raison de la proximité - environ 25 kilomètres par la route - des deux communes. Toujours est-il que les frontières pédagogiques, en termes d'échange de populations scolaires, sont complètement étanches. Cela ne semble d'ailleurs pas étonnant car l'école réifie les frontières des États. Damiano Matasci écrivait récemment qu' « au XIXe siècle, l'école devient un moyen de « fixer » la nation : elle contribue à sa matérialité, à son invention, voire à sa pérennité. Elle constitue le berceau de la citoyenneté politique propre à chaque pays, ce qui accentue le caractère prétendument unique de chaque cas national »167. L'école est une oeuvre nationale, elle affiche ses fins civiques par l'apprentissage théorique du corps physique de la nation. Elle est le moyen par lequel les frontières s'inscrivent dans la chair et l'esprit des élèves-citoyens en légitimant la délimitation de l'espace national.

Pourtant, la frontière peut être traversée et elle l'est parfois. En 1904, c'est bien l'hôtel de l'Europe, à Chamonix, que choisissent les chefs de l'instruction publique romande pour leur réunion annuelle. Certes, l'accès n'y est pas rendu facile : le départ est fixé à 9 heures du matin de Vernayaz (proche de Martigny) et l'arrivée prévue seulement pour le souper168, et ce, malgré

165 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'instituteur Perrin à l'inspecteur d'académie, 22 décembre 1902.

166 Ibidem.

167 Damiano MATASCI, L'école républicaine et l'étranger, Paris, ENS, 2015, p.8.

168 AEV, 2 DIP 21 n° 6, Lettre du chef du département de l'instruction publique du canton du Valais au chef de l'instruction publique du canton de Vaud, 22 Aott 1904.

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le fait que la route soit devenue carrossable. Si les affaires concernant l'instruction publique des cantons romands sont à l'ordre du jour, il n'est pas question d'effectuer, à Chamonix, des visites des écoles du bourg, ni même de convier leurs homologues français : les affaires pédagogiques sont des questions nationales. Pourtant, quelques années plus tôt, en 1886, est née l'idée lors d'une conférence similaire de « mettre à l'ordre du jour une convention internationale à passer avec la France, en vue d'assurer la fréquentation des écoles aux frontières des deux pays »169. Quelles étaient les modalités de la mise en place d'une telle mesure ? Comment assurer la fréquentation des écoles alpines françaises et suisses ? Nous ne le saurons jamais car l'intervention de Monsieur Gobat ne revêt pas plus de détails. Il affirme seulement avoir pris l'initiative d'envoyer une lettre auprès du ministre de l'Instruction publique français, René Goblet. Celui-ci a balayé la proposition en répondant que la fréquentation des écoles relevait d'une loi de police et non d'une loi de l'instruction en France et qu'en définitive, cela ne relevait pas de son autorité170. Le projet est vite avorté, mais en 1912, une autre conférence met à l'ordre du jour une proposition d'échanges de maîtresses et de candidats à l'enseignement entre la Suisse romande et la Prusse « et d'autres États, entre autres la France »171. Le 18 juin 1914, ce projet d'échange est relancé mais, mis à part le canton de Genève, les autres États de Suisse Romande se montrent frileux, concédant « qu'il serait plus facile d'envoyer des institutrices à l'étranger que de les recevoir »172. Le déclenchement de la guerre quelques semaines plus tard enterrera définitivement ces velléités internationales.

Malgré leur juxtaposition le long des crêtes alpines, la Haute-Savoie et le Valais sont donc hermétiques l'un à l'autre. Les échanges pédagogiques, mis-à-part quelques brèves tentatives, ne parviennent pas à franchir les Alpes. Nous verrons plus bas que si échanges il y a, ils s'effectuent « par le haut » par le biais d'emprunts ou de réappropriations des lois et pratiques scolaires entre États voisins, mais rarement « par le bas » à l'échelle des écoles de communes - du moins par le Valais. Nous l'avons évoqué, l'opacité des deux territoires s'explique en partie par l'intégration des territoires dans des tissus d'échanges économiques et culturels bien

169 AEV, 2 DIP 21 n°1, Intervention de Monsieur Gobat, chef du département de l'instruction publique de Berne lors de la conférence intercantonale romande, 28 Janvier 1886.

170 Ibidem.

171 AEV, 2 DIP 21 n° 54, Conférence intercantonale romande, 31 Mai 1912.

172 AEV, 2 DIP 21 n° 59, Conférence intercantonale romande, 18 Juin 1914.

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distincts. La Haute-Savoie ne regarde pas par-dessus les montagnes qui occultent sa vue, son attention est tout entière tournée vers son autre voisin suisse : Genève.

B] Genève, frontière poreuse

Les échanges culturels et commerciaux du département ne se font donc pas avec le Valais, mais avec le canton de Genève, dont la capitale du même nom forme un centre urbain et économique qui transgresse les frontières territoriales. Depuis le rattachement de la Savoie à la France en 1860, il existe une zone franche qui comprend le canton de Genève, une partie du pays de Gex et les trois-quarts nord de la Haute-Savoie. Justinien Raymond n'hésite pas à qualifier Genève de vraie « métropole du département »173 au détriment d'Annecy, et pour cause, le canton investit énormément sur le territoire, permettant ainsi le développement de l'industrie horlogère174 - principale activité industrielle avant le développement du décolletage et de la houille blanche. En plus du secteur horloger, Genève est le principal attributaire de crédits pour les paysans ou les petits industriels à la fin du XIXe siècle, remplacé par les caisses de crédit agricole seulement au début du XXe siècle175. L'interdépendance est grande entre les deux territoires, la Haute-Savoie, en contrepartie des investissements genevois, fournit la métropole en bois, en céréales, en lait et en bétail, car le canton, petite enclave au milieu du territoire français, ne dispose pas de surfaces agricoles suffisantes pour répondre aux besoins de la population176. Le commerce de la Haute-Savoie avec le reste de la France est quasiment nul177, l'absence de douane favorise les échanges dans la zone franche, et certaines denrées - sucre, café, miel, pétrole, tabac - sont 15 à 20 % moins chers que dans le reste du territoire. En 1909, le département de la Haute-Savoie importait pour 23,4 millions de francs et en exportait pour 25,4 millions178. Pour illustrer l'importance des liens commerciaux, François Condevaux,

173 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la IIIe République : histoire économique, sociale et politique (18751940), Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses, vol. I, 1983, p. 45-46.

174 Une école d'horlogerie est fondée en 1848 dans la ville de Cluses et Antoine PROST la place sur le même plan que les Écoles Nationales Professionnelles (ENP), voir Histoire de l'enseignement... op.cit, p. 310.

175 Ibidem, p. 240.

176 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, op.cit, p. 183.

177 Ibidem.

178 Sébastien CHATILLON, « Le régime des zones franches franco-suisses en 1914 : objet de tensions diplomatiques » dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie entrent en Grande Guerre, Chambéry, Université Savoie Mont Blanc, 2014, p. 65-78, p. 76.

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instituteur ayant exercé de 1893 à 1923 dans la commune frontalière de Saint-Cergues, raconte qu'à sa fonction d'enseignant, s'ajoutait « un imposant secrétariat de mairie », car les transactions douanières s'effectuaient à la mairie179. La diaspora haut-savoyarde est nombreuse à Genève et même ceux qui n'y résident pas peuvent s'y employer, principalement dans les métiers du bâtiment, toujours à la recherche de bras solides et nombreux. Autre instituteur haut-savoyard, Léon Gavard, né en 1884 à Viuz-en-Sallaz, précise que son grand-père, maçon, allait travailler à Genève à la belle saison, parcourant chaque lundi 20 kilomètres à pied, pour ne revenir que le samedi soir par le même moyen180.

En plus de l'attractivité économique et commerciale de Genève s'ajoute une attractivité culturelle qui inclut les mondes scolaires. Damiano Matasci écrit que les missions pédagogiques - avec pour objectif d'étudier les systèmes scolaires étrangers - qui prennent leur plein essor en France avec la IIIe République, ont bien souvent pour destination la Suisse - troisième place - et principalement le canton de Genève181. La Suisse, et surtout les cantons romands protestants, jouissent alors d'un grand prestige, souvent considérés comme le pays le plus alphabétisé d'Europe182. Lorsqu'il faut choisir en 1886 ou en 1908 une destination pour les voyages d'étude des élèves-maîtres de l'école normale de Bonneville, c'est encore Genève qui est la destination privilégiée183.

Entre la Haute-Savoie et le canton de Genève, la frontière s'efface, l'espace de la région du Léman est pensé comme une continuité par les acteurs historiques. Le régime zonien crée un espace particulier, complètement intégré à la métropole genevoise, le franc suisse circule en Haute-Savoie, les liens économiques sont étroits, l'abondance et le bas coût de certains produits précieux et les faibles échanges avec le reste du territoire français produisent des expériences quotidiennes singulières pour les habitants du département. Paul Guichonnet en vient même à dire que la frontière entre Genève et la région environnante n'était que symbolique avant 1914184. En reprenant les termes de Ratzel, c'est une « frontière épaisse » qui ne délimite pas

179 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 6, François Condevaux.

180 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n° 9400868 13, Léon Gavard.

181 Damiano MATASCI, L'école républicaine... op.cit, p.45.

182 Ibidem, p. 48.

183 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, rapport sur la situation matérielle et morale, 4 Juillet 1889 et ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, rapport sur la situation matérielle et morale, 20 Juin 1908.

184 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, op.cit, p. 184.

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strictement deux territoires mais crée une région culturelle frontalière185 . À l'inverse, la frontière qui délimite la Haute-Savoie et le Valais fait plus figure de ligne stricte, où les échanges sont, sinon inexistants, très limités. Il faut tout de même se garder d'insinuer que Hauts-Savoyards et Genevois partagent une identité commune. Dans un contexte d'affirmation des identités nationales - porté par l'école - les deux populations se savent appartenir à des nations différentes et aucune revendication n'existe pour donner une consistance identitaire à la région genevoise élargie. Bernard Debarbieux, étudiant le concept de territorialité dans cette région - mais dans sa contemporanéité - écrit d'ailleurs que « les répondants signalent toujours, à type de lieu équivalent, une plus grande familiarité avec les lieux situés du côté de leur frontière »186.

Peut-être semblons-nous loin de notre sujet de recherche. Toutefois, mettre en lumière ces liens étroits entre le département de la Haute-Savoie et le canton de Genève permet d'expliquer la faiblesse des échanges avec le Valais. Avec ce pas de côté, nous avons pu voir l'opacité réelle mais aussi l'opacité culturelle entre les deux territoires : le canton est absent des représentations que les hauts-savoyards se font de la Suisse, il fait figure de « voisin oublié ». L'inverse est également vrai et cette ignorance mutuelle impacte les frontières scolaires. Les visites, les voyages, les emprunts pédagogiques se font principalement avec le canton de Genève et non avec celui du Valais. Ce dernier, unanimement jugé « en retard » dans le mouvement d'amélioration scolaire européen, n'est jamais évoqué comme modèle de référence. Cette explication nous permet aussi d'écarter sûrement l'explication de la fragilité des échanges par la géographie. Certes, les difficultés liées au déplacement de montagne doivent jouer un rôle, l'horizon vers Genève étant d'ailleurs largement moins semé d'embûches. Pourtant, c'est bien à Genève - à un peu plus de 80 kilomètres par la route - que la commune de Chamonix décide, en 1912, de s'approvisionner en anthracite pour chauffer ses écoles, et non en Valais, pourtant bien pourvu sous ce point, et dont la ville de Martigny ne se situe qu'à une quarantaine de kilomètres187. C'est aussi avec Genève que le canton de Chamonix a souhaité son rattachement lors du référendum de 1860. Nous voyons ainsi que l'hyper-proximité géographique n'est pas toujours vectrice d'identité spatiale partagée.

185 Voir Federico FERRETTI, « À l'origine de l'idée de » frontières mobiles » : limites politiques et migrations dans les géographies de Friedrich Ratzel et d'Élisée Reclus », BRIT 2011 - Les frontières mobiles, Septembre 2011, France [en ligne] ffhal-00981037.

186 Bernard DEBARBIEUX, « Identités, frontières... », op.cit, p. 137.

187 ADHS, 1 T 418, Délibération du Conseil Municipal de Chamonix, 1912.

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Le canton du Valais est lui-même dans une position ambiguë au sein de la Confédération : canton catholique et bilingue pourtant compté parmi la Suisse Romande, souvent qualifié « d'en retard » dans la marche pour le progrès - surtout en termes d'éducation - comme isolé sur le plan politique et hostile à la coopération. Il faut toutefois nuancer : sur la période qui nous intéresse, le Valais met en place de vrais efforts sur le plan éducatif mais aussi dans sa politique de collaboration intercantonale.

C] Le Valais, aux prises entre isolement et collaboration

Le régime de Torrenté, à la tête du Valais de 1870 à 1905 est un gouvernement conservateur, issu de l'aristocratie catholique, dont la politique est qualifiée de « fédéralisme violent, exacerbé par la politique radicale centralisatrice Suisse » 188 . Le canton est économiquement plus fragile que le reste de la Suisse : l'agriculture prime sur le développement de l'industrie, les subventions publiques sont de plus en plus faibles189, le chemin de fer ne prend son essor que dans les débuts du XXe siècle. En bref, le Valais fait figure de canton isolé parmi la Suisse, l'émigration y est d'ailleurs moins importante que dans le reste du pays190. À partir de 1905, le nouveau gouvernement, toujours conservateur, n'est plus représenté par l'aristocratie. L'État s'engage dans des politiques plus interventionnistes, ce dont témoignent la loi scolaire de 1907 ou le timide développement de l'industrie et du tourisme à partir de 1910. Pourtant le canton freine toujours l'implantation d'usines sur son territoire, craignant que le développement d'une classe ouvrière importe les idées socialistes sur son sol191. Afin de pallier ce risque, se développent plusieurs associations social-chrétiennes comme « l'Union ouvrière des travailleurs catholiques du Valais » en 1905 ou la « Fédération ouvrière valaisanne » en 1909192. Cette hésitation entre un ordre social traditionnel à préserver et la volonté de s'intégrer

188 Elisabeth ROUX, « Le régime de Torrenté », dans Jean-Henri PAPILLOUD, Gérald ARLETTAZ, Michel REY, Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir), Histoire de la démocratie en Valais (1798-1914), Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1979, p. 217.

189 Ibidem, p. 223.

190 Gérald et Silvia ARLETTAZ, « Les étrangers et la nationalisation du Valais, 1845-1945 », dans Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers, XIXe-XXe siècles, Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1992, p. 63-122, p. 68.

191 Elisabeth ROUX, « L'évolution politique au tournant du siècle », dans Jean-Henri PAPILLOUD, Gérald ARLETTAZ, Michel REY, Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir), Histoire de la démocratie en Valais (17981914), op.cit, p. 229-240, p. 236.

192 Ibidem.

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au développement économique de la Suisse se ressent particulièrement à l'aune de la Première Guerre mondiale. En 1915, L'École Primaire reproduit un article de la Gazette du Valais qui témoigne bien de la manière dont le canton se représente sa situation au sein de la Confédération. Il y est question du « calme [...] si bon, si doux, si agréable nous ne réalisons pas de grandes fortunes. Mais nous vivons tranquilles, contents de notre sort » avant d'enchaîner « si nous ne pouvons rester simple, si nous voulons augmenter tous les jours notre bien-être, il faut bien se résoudre à imiter ceux qu'on envie » 193. Le plus lu des quotidiens valaisans constate : « notre canton ne peut rester toujours isolé. Il y des courants auxquels on ne résiste pas » pour finalement trouver une position intermédiaire : « Il nous sera possible de le faire sans saccager les charmes de la patrie, en sauvant le point de vue esthétique, le point de vue national, le point de vue moral, le point de vue religieux, nos traditions et nos goûts »194. Le canton se sait isolé, il en tire une forme de fierté nationale, dont l'ouverture aux affres du monde moderne pourrait bouleverser les fondements. En effet, parmi les cantons romands centralisateurs, représentant « la Suisse protestante, industrielle et urbaine »195, le Valais fait figure d'étrangeté. Comme évoqué plus haut, le canton, à majorité francophone, est tout de même bilingue, il n'est ni protestant, ni industriel, mais catholique à dominante agricole. Toutefois, les nécessités du temps présent poussent le Valais à ouvrir lentement ses frontières aux investissements étrangers - mouvement qui cohabite avec une peur de la contamination du canton par « l'extérieur ».

Dans le domaine de l'éducation, le même schéma se déploie. D'une position particulièrement hostile à la coopération au sein de la Confédération, à la nécessité de s'aligner sur les autres cantons, le système éducatif valaisan ouvre petit à petit au reste de la Suisse, ses frontières jalousement gardées. Les raisons qui motivent ce processus sont d'abord extérieures au canton. En effet, dès 1875, la Confédération publie un classement par canton des résultats obtenus aux examens de recrues. Pensé comme un moyen d'émulsion, ce tableau est un bon indicateur pour mesurer les efforts placés dans l'instruction publique dans chaque État196. Le Valais finit systématiquement dernier dans les premières années de sa mise en place. Améliorer son classement semble une question d'honneur national et le canton s'enorgueillit de sa place

193 « Nécessité », extrait de la « Gazette du Valais », L'école primaire, n° 10, 15 Décembre 1915, p. 3-5 (frontispice).

194 Ibidem.

195 Rita HOFSTETTER, « La suisse et l'enseignement... », op.cit, p. 67.

196 Ibidem, p. 70.

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de 22e sur 25e en 1880, tout en concédant que des efforts restent à faire197. Les autorités scolaires vont mettre un point d'honneur à publier chaque année des résultats de plus en plus probants : en 1912, le Valais arrive 17e au classement et en moyenne 14e sur les 5 dernières années (19071912)198. Une autre initiative de la Confédération consiste en la mise en place de subventions allouées aux cantons à partir de 1901. Le Valais, d'abord réticent - car soupçonneux des motifs centralisateurs de la mesure - accepte finalement ces subventions, qui servent, comme nous l'avons vu, à améliorer le bâti scolaire, ainsi que la formation des instituteurs - la durée des écoles normales passe de 2 à 3 ans199. Les initiatives de la Confédération permettent au niveau fédéral, l'amélioration de l'instruction populaire sans toutefois entraver totalement l'autonomie dont disposent les cantons. Danièle Périsset-Bagnoud, une des seules chercheuses à avoir produit un travail universitaire sur l'éducation valaisanne, en brosse un portrait peut-être trop sévère, en concluant que sur la période, le Valais est resté largement hostile à toute collaboration200 . À l'inverse, nos propres recherches archivistiques montrent que le canton ouvre ses frontières, et particulièrement à la Suisse Romande.

Le canton accuse un « retard » sur ses voisins : dans les missions pédagogiques françaises en Suisse, il fait figure de mauvais élève et, à l'inverse de Genève, est plutôt un repoussoir qu'un modèle à suivre. S'il est également vrai qu'il constitue un État relativement marginal parmi les autres, une uniformisation croissante des pratiques pédagogiques se fait sentir sur la période. Tout d'abord par le biais des conférences intercantonales romandes, qui débutent à un rythme discontinu - la première a lieu de 1886 et la seconde seulement en 1889 - avant de devenir très régulières à partir de 1903 - jusqu'à une dizaine par an en 1904 et 1905201. Lors de la conférence du 27 Septembre 1904 est fait mention d'un projet d'accord entre les cantons romands concernant la transmission des livrets scolaires entre États « en vue de rendre plus rigoureux le contrôle de la fréquentation des écoles pour les élèves qui changent de domicile » 202 : ce qui sera appliqué quelques années plus tard. Les cantons collaborent également dans la confection des manuels scolaires. Certes, il s'agit le plus souvent de copier

197 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction publique, 1880.

198 « L'examen pédagogique des recrues en Automne 1912 », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 2 (frontispice).

199 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice...op.cit, p. 153.

200 Ibidem.

201 AEV, 2 DIP 21, Conférences intercantonales romandes, inventaire.

202 Ibidem, Séance n°12, 27 Septembre 1904.

- avec de légers changements - les manuels en vigueur dans les autres cantons. C'est le cas en 1911 lors d'une séance de la commission scolaire, Monsieur Pernollaz évoque les négociations avec Fribourg ayant trait à leur livre de lecture « qui serait bon si l'on pouvait éliminer les pages par trop fribourgeoises et les remplacer par des pages valaisannes » 203 . Souvent, ces arrangements sont acceptés. Il est vrai qu'il ne s'agit pas d'une réelle collaboration et que chaque canton souhaite garder sa spécificité, cela nécessite néanmoins une coopération minimum entre États, et surtout, l'acceptation d'une base de connaissances communes, valable et souhaitable pour l'ensemble de la Suisse Romande. De plus, les simples copies de manuels remaniées laissent place, petit à petit, à de vraies collaborations pédagogiques. En 1917, lors de la conférence intercantonale romande, l'ordre du jour se porte autour du nouveau manuel d'éducation civique commun à tous les cantons francophones. La rédaction et le choix des contenus ont été pensés en commun, tenant compte de la diversité des situations locales et essayant de présenter une synthèse satisfaisante pour chacun. C'est ainsi que Monsieur Burgener, chef du département de l'instruction publique valaisan indique que dans le canton, « on craignait tout d'abord un manuel à tendances trop neutres, a-confessionnelles » et constate « que les auteurs ont tenu compte des voeux et des aspirations du peuple Valaisan »204. Au fil des années, la collaboration entre les cantons - romands du moins - devient de plus en plus prononcée. Se dégage une vision de l'enseignement commune sur bien des points, motivée au niveau national par la Confédération et à un niveau intermédiaire par les conférences intercantonales, qui sort ainsi le Valais de son isolement relatif. Le canton est de mieux en mieux intégré à l'espace romand, créant ainsi de nouvelles frontières, notamment des frontières de l'enseignement.

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203 AEV, 3 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement primaire, 7 Février 1911.

204 AEV, 2 DIP 21, Conférences intercantonales romandes, séance n° 64, 10 Février 1917.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry