CHAPITRE 4. Pour vivre heureux, vivons cachés
A] Haute-Savoie, Valais : contigus et pourtant
fermés
Un premier constat s'impose : dans les deux territoires de
notre étude, les politiques scolaires sont strictement
délimitées par la frontière politique. D'ailleurs,
au-delà du seul domaine de l'éducation, peu de routes relient la
Haute-Savoie et le Valais. La plus praticable est celle qui longe le lac
Léman, traversant le village binational de Saint-Gingolph, là
où l'altitude est la plus réduite (389 mètres) et les
obstacles moins rebutants. Toutefois, dans les communes de montagne qui nous
intéressent, rien de tel. Une route-frontière existe et relie la
vallée de Chamonix à la vallée du Rhône en passant
par le col de la Forclaz. Pourtant, si ce passage est connu depuis longtemps,
il ne devient carrossable qu'en 1875, reliant ainsi les communes de Vallorcine
à Martigny - la route désenclavant la vallée de Chamonix
du reste du département avait elle-même été
construite en 1870. Auparavant, seuls les chemins muletiers permettaient les
circulations entre les parties montagneuses des territoires : indice du faible
intérêt commercial et début d'explication de la
quasi-absence d'échange de populations. Quelles sont les raisons de
cette opacité des frontières ? On pourrait être
tenté de la justifier par les reliefs qui enserrent ces territoires dans
d'étroites vallées, où les communications se font par des
chemins sinueux, bordés de ravins profonds, parfois dangereux et surtout
impraticables en hiver. Toutefois, en plus de présenter un tableau trop
naturaliste de la réalité, cette hypothèse a
été mise en cause par les travaux de Peter Sahlins, montrant que
les espaces frontaliers des Pyrénées entre la France et l'Espagne
ne produisaient pas de rupture des échanges entre populations ;
celles-ci faisant parfois fi des frontières étatiques, pouvant
les transgresser à l'occasion de la montée en alpage des
troupeaux164 . Si l'hypothèse de la disjonction par
l'environnement peut être écartée - ou du moins
atténuée - il faut alors privilégier celle de l'absence
d'intérêts commerciaux, ces territoires étant
intégrés dans des espaces économiques très
différents. Autre facteur, la stabilité des frontières,
quasiment fixes depuis plusieurs siècles entre le Valais et le
Duché de Savoie, devenu plus tard les départements
français de la Savoie et de la Haute-Savoie. La frontière semble
étanche et de toute évidence, les frontières
164 Peter SAHLINS, Frontières et identités
nationales. La France et l'Espagne dans les Pyrénées depuis le
XVIIe siècle, Paris, 1996 [1989].
60
pédagogiques ne font pas exception. La proximité
géographique des écoles de montagne françaises et
valaisannes n'entraîne pas d'inter-relations particulières.
Car, en effet, dans les listes scolaires que nous avons pu
consulter, il n'est apparu nulle part en Valais que des élèves
français fréquentaient les écoles du canton suisse. En
Haute-Savoie, il est parfois fait mention « d'élèves
étrangers » sans pour autant spécifier leur
nationalité. Il semble plus probable que ces élèves soient
italiens en raison des fortes migrations en provenance de ce pays dans les
Alpes françaises et suisses, ainsi que de la construction en cours d'un
tunnel dans la commune de Chamonix- employant largement parmi la population
ouvrière italienne. Les archives ne mentionnent qu'une unique fois la
présence d'un élève originaire du Valais, « le
jeune Sylvain Gay né à Trient (Suisse) » accusé
de « manoeuvres impudiques sur sa personne (mast... » 165
pendant le cours d'histoire ainsi que d'avoir « lancé un jet
d'urine sur un condisciple par-dessus la table »166 . Mais
au-delà des transgressions sexuelles du jeune Sylvain Gay - qui lui
vaudra 8 jours d'exclusion - l'archive ne donne aucune information sur le fait
qu'il soit de nationalité suisse. Peut-être est-il simplement
né là-bas en raison de la proximité - environ 25
kilomètres par la route - des deux communes. Toujours est-il que les
frontières pédagogiques, en termes d'échange de
populations scolaires, sont complètement étanches. Cela ne semble
d'ailleurs pas étonnant car l'école réifie les
frontières des États. Damiano Matasci écrivait
récemment qu' « au XIXe siècle,
l'école devient un moyen de « fixer » la nation : elle
contribue à sa matérialité, à son invention, voire
à sa pérennité. Elle constitue le berceau de la
citoyenneté politique propre à chaque pays, ce qui accentue le
caractère prétendument unique de chaque cas national
»167. L'école est une oeuvre nationale, elle
affiche ses fins civiques par l'apprentissage théorique du corps
physique de la nation. Elle est le moyen par lequel les frontières
s'inscrivent dans la chair et l'esprit des élèves-citoyens en
légitimant la délimitation de l'espace national.
Pourtant, la frontière peut être traversée
et elle l'est parfois. En 1904, c'est bien l'hôtel de l'Europe, à
Chamonix, que choisissent les chefs de l'instruction publique romande pour leur
réunion annuelle. Certes, l'accès n'y est pas rendu facile : le
départ est fixé à 9 heures du matin de Vernayaz (proche de
Martigny) et l'arrivée prévue seulement pour le
souper168, et ce, malgré
165 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'instituteur Perrin à
l'inspecteur d'académie, 22 décembre 1902.
166 Ibidem.
167 Damiano MATASCI, L'école républicaine et
l'étranger, Paris, ENS, 2015, p.8.
168 AEV, 2 DIP 21 n° 6, Lettre du chef du département
de l'instruction publique du canton du Valais au chef de l'instruction publique
du canton de Vaud, 22 Aott 1904.
61
le fait que la route soit devenue carrossable. Si les affaires
concernant l'instruction publique des cantons romands sont à l'ordre du
jour, il n'est pas question d'effectuer, à Chamonix, des visites des
écoles du bourg, ni même de convier leurs homologues
français : les affaires pédagogiques sont des questions
nationales. Pourtant, quelques années plus tôt, en 1886, est
née l'idée lors d'une conférence similaire de «
mettre à l'ordre du jour une convention internationale à passer
avec la France, en vue d'assurer la fréquentation des écoles aux
frontières des deux pays »169. Quelles
étaient les modalités de la mise en place d'une telle mesure ?
Comment assurer la fréquentation des écoles alpines
françaises et suisses ? Nous ne le saurons jamais car l'intervention de
Monsieur Gobat ne revêt pas plus de détails. Il affirme seulement
avoir pris l'initiative d'envoyer une lettre auprès du ministre de
l'Instruction publique français, René Goblet. Celui-ci a
balayé la proposition en répondant que la fréquentation
des écoles relevait d'une loi de police et non d'une loi de
l'instruction en France et qu'en définitive, cela ne relevait pas de son
autorité170. Le projet est vite avorté, mais en 1912,
une autre conférence met à l'ordre du jour une proposition
d'échanges de maîtresses et de candidats à l'enseignement
entre la Suisse romande et la Prusse « et d'autres États, entre
autres la France »171. Le 18 juin 1914, ce projet
d'échange est relancé mais, mis à part le canton de
Genève, les autres États de Suisse Romande se montrent frileux,
concédant « qu'il serait plus facile d'envoyer des
institutrices à l'étranger que de les recevoir
»172. Le déclenchement de la guerre quelques
semaines plus tard enterrera définitivement ces velléités
internationales.
Malgré leur juxtaposition le long des crêtes
alpines, la Haute-Savoie et le Valais sont donc hermétiques l'un
à l'autre. Les échanges pédagogiques, mis-à-part
quelques brèves tentatives, ne parviennent pas à franchir les
Alpes. Nous verrons plus bas que si échanges il y a, ils s'effectuent
« par le haut » par le biais d'emprunts ou de réappropriations
des lois et pratiques scolaires entre États voisins, mais rarement
« par le bas » à l'échelle des écoles de
communes - du moins par le Valais. Nous l'avons évoqué,
l'opacité des deux territoires s'explique en partie par
l'intégration des territoires dans des tissus d'échanges
économiques et culturels bien
169 AEV, 2 DIP 21 n°1, Intervention de Monsieur Gobat, chef
du département de l'instruction publique de Berne lors de la
conférence intercantonale romande, 28 Janvier 1886.
170 Ibidem.
171 AEV, 2 DIP 21 n° 54, Conférence intercantonale
romande, 31 Mai 1912.
172 AEV, 2 DIP 21 n° 59, Conférence intercantonale
romande, 18 Juin 1914.
62
distincts. La Haute-Savoie ne regarde pas par-dessus les
montagnes qui occultent sa vue, son attention est tout entière
tournée vers son autre voisin suisse : Genève.
B] Genève, frontière poreuse
Les échanges culturels et commerciaux du
département ne se font donc pas avec le Valais, mais avec le canton de
Genève, dont la capitale du même nom forme un centre urbain et
économique qui transgresse les frontières territoriales. Depuis
le rattachement de la Savoie à la France en 1860, il existe une zone
franche qui comprend le canton de Genève, une partie du pays de Gex et
les trois-quarts nord de la Haute-Savoie. Justinien Raymond n'hésite pas
à qualifier Genève de vraie « métropole du
département »173 au détriment d'Annecy, et
pour cause, le canton investit énormément sur le territoire,
permettant ainsi le développement de l'industrie
horlogère174 - principale activité industrielle avant
le développement du décolletage et de la houille blanche. En plus
du secteur horloger, Genève est le principal attributaire de
crédits pour les paysans ou les petits industriels à la fin du
XIXe siècle, remplacé par les caisses de crédit
agricole seulement au début du XXe
siècle175. L'interdépendance est grande entre les deux
territoires, la Haute-Savoie, en contrepartie des investissements genevois,
fournit la métropole en bois, en céréales, en lait et en
bétail, car le canton, petite enclave au milieu du territoire
français, ne dispose pas de surfaces agricoles suffisantes pour
répondre aux besoins de la population176. Le commerce de la
Haute-Savoie avec le reste de la France est quasiment nul177,
l'absence de douane favorise les échanges dans la zone franche, et
certaines denrées - sucre, café, miel, pétrole, tabac -
sont 15 à 20 % moins chers que dans le reste du territoire. En 1909, le
département de la Haute-Savoie importait pour 23,4 millions de francs et
en exportait pour 25,4 millions178. Pour illustrer l'importance des
liens commerciaux, François Condevaux,
173 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la
IIIe République : histoire économique, sociale et
politique (18751940), Lille, Atelier National de Reproduction des
Thèses, vol. I, 1983, p. 45-46.
174 Une école d'horlogerie est fondée en 1848
dans la ville de Cluses et Antoine PROST la place sur le même plan que
les Écoles Nationales Professionnelles (ENP), voir Histoire de
l'enseignement... op.cit, p. 310.
175 Ibidem, p. 240.
176 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des
frontières, op.cit, p. 183.
177 Ibidem.
178 Sébastien CHATILLON, « Le régime des
zones franches franco-suisses en 1914 : objet de tensions diplomatiques »
dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie entrent en
Grande Guerre, Chambéry, Université Savoie Mont Blanc, 2014,
p. 65-78, p. 76.
63
instituteur ayant exercé de 1893 à 1923 dans la
commune frontalière de Saint-Cergues, raconte qu'à sa fonction
d'enseignant, s'ajoutait « un imposant secrétariat de mairie
», car les transactions douanières s'effectuaient à la
mairie179. La diaspora haut-savoyarde est nombreuse à
Genève et même ceux qui n'y résident pas peuvent s'y
employer, principalement dans les métiers du bâtiment, toujours
à la recherche de bras solides et nombreux. Autre instituteur
haut-savoyard, Léon Gavard, né en 1884 à Viuz-en-Sallaz,
précise que son grand-père, maçon, allait travailler
à Genève à la belle saison, parcourant chaque lundi 20
kilomètres à pied, pour ne revenir que le samedi soir par le
même moyen180.
En plus de l'attractivité économique et
commerciale de Genève s'ajoute une attractivité culturelle qui
inclut les mondes scolaires. Damiano Matasci écrit que les missions
pédagogiques - avec pour objectif d'étudier les systèmes
scolaires étrangers - qui prennent leur plein essor en France avec la
IIIe République, ont bien souvent pour destination la Suisse
- troisième place - et principalement le canton de
Genève181. La Suisse, et surtout les cantons romands
protestants, jouissent alors d'un grand prestige, souvent
considérés comme le pays le plus alphabétisé
d'Europe182. Lorsqu'il faut choisir en 1886 ou en 1908 une
destination pour les voyages d'étude des
élèves-maîtres de l'école normale de Bonneville,
c'est encore Genève qui est la destination
privilégiée183.
Entre la Haute-Savoie et le canton de Genève, la
frontière s'efface, l'espace de la région du Léman est
pensé comme une continuité par les acteurs historiques. Le
régime zonien crée un espace particulier, complètement
intégré à la métropole genevoise, le franc suisse
circule en Haute-Savoie, les liens économiques sont étroits,
l'abondance et le bas coût de certains produits précieux et les
faibles échanges avec le reste du territoire français produisent
des expériences quotidiennes singulières pour les habitants du
département. Paul Guichonnet en vient même à dire que la
frontière entre Genève et la région environnante
n'était que symbolique avant 1914184. En reprenant les termes
de Ratzel, c'est une « frontière épaisse » qui
ne délimite pas
179 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n°
9400868 6, François Condevaux.
180 MUNAE, « fond Ozouf », Questionnaire n°
9400868 13, Léon Gavard.
181 Damiano MATASCI, L'école républicaine...
op.cit, p.45.
182 Ibidem, p. 48.
183 ADHS, 1 T 1235, Conseil d'administration de l'école
normale de Bonneville, rapport sur la situation matérielle et morale, 4
Juillet 1889 et ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école
normale de Bonneville, rapport sur la situation matérielle et morale, 20
Juin 1908.
184 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des
frontières, op.cit, p. 184.
64
strictement deux territoires mais crée une
région culturelle frontalière185 . À l'inverse,
la frontière qui délimite la Haute-Savoie et le Valais fait plus
figure de ligne stricte, où les échanges sont, sinon inexistants,
très limités. Il faut tout de même se garder d'insinuer que
Hauts-Savoyards et Genevois partagent une identité commune. Dans un
contexte d'affirmation des identités nationales - porté par
l'école - les deux populations se savent appartenir à des nations
différentes et aucune revendication n'existe pour donner une consistance
identitaire à la région genevoise élargie. Bernard
Debarbieux, étudiant le concept de territorialité dans cette
région - mais dans sa contemporanéité - écrit
d'ailleurs que « les répondants signalent toujours, à
type de lieu équivalent, une plus grande familiarité avec les
lieux situés du côté de leur frontière
»186.
Peut-être semblons-nous loin de notre sujet de
recherche. Toutefois, mettre en lumière ces liens étroits entre
le département de la Haute-Savoie et le canton de Genève permet
d'expliquer la faiblesse des échanges avec le Valais. Avec ce pas de
côté, nous avons pu voir l'opacité réelle mais aussi
l'opacité culturelle entre les deux territoires : le canton est absent
des représentations que les hauts-savoyards se font de la Suisse, il
fait figure de « voisin oublié ». L'inverse est
également vrai et cette ignorance mutuelle impacte les frontières
scolaires. Les visites, les voyages, les emprunts pédagogiques se font
principalement avec le canton de Genève et non avec celui du Valais. Ce
dernier, unanimement jugé « en retard » dans le mouvement
d'amélioration scolaire européen, n'est jamais
évoqué comme modèle de référence. Cette
explication nous permet aussi d'écarter sûrement l'explication de
la fragilité des échanges par la géographie. Certes, les
difficultés liées au déplacement de montagne doivent jouer
un rôle, l'horizon vers Genève étant d'ailleurs largement
moins semé d'embûches. Pourtant, c'est bien à Genève
- à un peu plus de 80 kilomètres par la route - que la commune de
Chamonix décide, en 1912, de s'approvisionner en anthracite pour
chauffer ses écoles, et non en Valais, pourtant bien pourvu sous ce
point, et dont la ville de Martigny ne se situe qu'à une quarantaine de
kilomètres187. C'est aussi avec Genève que le canton
de Chamonix a souhaité son rattachement lors du référendum
de 1860. Nous voyons ainsi que l'hyper-proximité géographique
n'est pas toujours vectrice d'identité spatiale partagée.
185 Voir Federico FERRETTI, « À l'origine de
l'idée de » frontières mobiles » : limites politiques
et migrations dans les géographies de Friedrich Ratzel et
d'Élisée Reclus », BRIT 2011 - Les frontières
mobiles, Septembre 2011, France [en ligne] ffhal-00981037.
186 Bernard DEBARBIEUX, « Identités,
frontières... », op.cit, p. 137.
187 ADHS, 1 T 418, Délibération du Conseil
Municipal de Chamonix, 1912.
65
Le canton du Valais est lui-même dans une position
ambiguë au sein de la Confédération : canton catholique et
bilingue pourtant compté parmi la Suisse Romande, souvent
qualifié « d'en retard » dans la marche pour le progrès
- surtout en termes d'éducation - comme isolé sur le plan
politique et hostile à la coopération. Il faut toutefois nuancer
: sur la période qui nous intéresse, le Valais met en place de
vrais efforts sur le plan éducatif mais aussi dans sa politique de
collaboration intercantonale.
C] Le Valais, aux prises entre isolement et
collaboration
Le régime de Torrenté, à la tête du
Valais de 1870 à 1905 est un gouvernement conservateur, issu de
l'aristocratie catholique, dont la politique est qualifiée de «
fédéralisme violent, exacerbé par la politique radicale
centralisatrice Suisse » 188 . Le canton est économiquement
plus fragile que le reste de la Suisse : l'agriculture prime sur le
développement de l'industrie, les subventions publiques sont de plus en
plus faibles189, le chemin de fer ne prend son essor que dans les
débuts du XXe siècle. En bref, le Valais fait figure
de canton isolé parmi la Suisse, l'émigration y est d'ailleurs
moins importante que dans le reste du pays190. À partir de
1905, le nouveau gouvernement, toujours conservateur, n'est plus
représenté par l'aristocratie. L'État s'engage dans des
politiques plus interventionnistes, ce dont témoignent la loi scolaire
de 1907 ou le timide développement de l'industrie et du tourisme
à partir de 1910. Pourtant le canton freine toujours l'implantation
d'usines sur son territoire, craignant que le développement d'une classe
ouvrière importe les idées socialistes sur son sol191.
Afin de pallier ce risque, se développent plusieurs associations
social-chrétiennes comme « l'Union ouvrière des travailleurs
catholiques du Valais » en 1905 ou la « Fédération
ouvrière valaisanne » en 1909192. Cette
hésitation entre un ordre social traditionnel à préserver
et la volonté de s'intégrer
188 Elisabeth ROUX, « Le régime de Torrenté
», dans Jean-Henri PAPILLOUD, Gérald ARLETTAZ, Michel REY,
Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir), Histoire de la
démocratie en Valais (1798-1914), Sion, Groupe Valaisan de Sciences
Humaines, 1979, p. 217.
189 Ibidem, p. 223.
190 Gérald et Silvia ARLETTAZ, « Les
étrangers et la nationalisation du Valais, 1845-1945 », dans
Gérald ARLETTAZ, Jean-Henry PAPILLOUD, Myriam EVEQUOZ-DAYEN, Maria-Pia
TSCHOPP, (dir), Le Valais et les étrangers,
XIXe-XXe siècles, Sion, Groupe Valaisan de
Sciences Humaines, 1992, p. 63-122, p. 68.
191 Elisabeth ROUX, « L'évolution politique au
tournant du siècle », dans Jean-Henri PAPILLOUD, Gérald
ARLETTAZ, Michel REY, Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir),
Histoire de la démocratie en Valais (17981914), op.cit, p.
229-240, p. 236.
192 Ibidem.
66
au développement économique de la Suisse se
ressent particulièrement à l'aune de la Première Guerre
mondiale. En 1915, L'École Primaire reproduit un article de la
Gazette du Valais qui témoigne bien de la manière dont
le canton se représente sa situation au sein de la
Confédération. Il y est question du « calme [...]
si bon, si doux, si agréable nous ne réalisons pas de grandes
fortunes. Mais nous vivons tranquilles, contents de notre sort »
avant d'enchaîner « si nous ne pouvons rester simple, si
nous voulons augmenter tous les jours notre bien-être, il faut bien se
résoudre à imiter ceux qu'on envie » 193. Le
plus lu des quotidiens valaisans constate : « notre canton ne peut
rester toujours isolé. Il y des courants auxquels on ne résiste
pas » pour finalement trouver une position intermédiaire :
« Il nous sera possible de le faire sans saccager les charmes de la
patrie, en sauvant le point de vue esthétique, le point de vue national,
le point de vue moral, le point de vue religieux, nos traditions et nos
goûts »194. Le canton se sait isolé, il en
tire une forme de fierté nationale, dont l'ouverture aux affres du monde
moderne pourrait bouleverser les fondements. En effet, parmi les cantons
romands centralisateurs, représentant « la Suisse protestante,
industrielle et urbaine »195, le Valais fait figure
d'étrangeté. Comme évoqué plus haut, le canton,
à majorité francophone, est tout de même bilingue, il n'est
ni protestant, ni industriel, mais catholique à dominante agricole.
Toutefois, les nécessités du temps présent poussent le
Valais à ouvrir lentement ses frontières aux investissements
étrangers - mouvement qui cohabite avec une peur de la contamination du
canton par « l'extérieur ».
Dans le domaine de l'éducation, le même
schéma se déploie. D'une position particulièrement hostile
à la coopération au sein de la Confédération,
à la nécessité de s'aligner sur les autres cantons, le
système éducatif valaisan ouvre petit à petit au reste de
la Suisse, ses frontières jalousement gardées. Les raisons qui
motivent ce processus sont d'abord extérieures au canton. En effet,
dès 1875, la Confédération publie un classement par canton
des résultats obtenus aux examens de recrues. Pensé comme un
moyen d'émulsion, ce tableau est un bon indicateur pour mesurer les
efforts placés dans l'instruction publique dans chaque
État196. Le Valais finit systématiquement dernier dans
les premières années de sa mise en place. Améliorer son
classement semble une question d'honneur national et le canton s'enorgueillit
de sa place
193 « Nécessité », extrait de la «
Gazette du Valais », L'école primaire, n° 10, 15
Décembre 1915, p. 3-5 (frontispice).
194 Ibidem.
195 Rita HOFSTETTER, « La suisse et l'enseignement...
», op.cit, p. 67.
196 Ibidem, p. 70.
67
de 22e sur 25e en 1880, tout en
concédant que des efforts restent à faire197. Les
autorités scolaires vont mettre un point d'honneur à publier
chaque année des résultats de plus en plus probants : en 1912, le
Valais arrive 17e au classement et en moyenne 14e sur les
5 dernières années (19071912)198. Une autre initiative
de la Confédération consiste en la mise en place de subventions
allouées aux cantons à partir de 1901. Le Valais, d'abord
réticent - car soupçonneux des motifs centralisateurs de la
mesure - accepte finalement ces subventions, qui servent, comme nous l'avons
vu, à améliorer le bâti scolaire, ainsi que la formation
des instituteurs - la durée des écoles normales passe de 2
à 3 ans199. Les initiatives de la Confédération
permettent au niveau fédéral, l'amélioration de
l'instruction populaire sans toutefois entraver totalement l'autonomie dont
disposent les cantons. Danièle Périsset-Bagnoud, une des seules
chercheuses à avoir produit un travail universitaire sur
l'éducation valaisanne, en brosse un portrait peut-être trop
sévère, en concluant que sur la période, le Valais est
resté largement hostile à toute collaboration200 .
À l'inverse, nos propres recherches archivistiques montrent que le
canton ouvre ses frontières, et particulièrement à la
Suisse Romande.
Le canton accuse un « retard » sur ses voisins :
dans les missions pédagogiques françaises en Suisse, il fait
figure de mauvais élève et, à l'inverse de Genève,
est plutôt un repoussoir qu'un modèle à suivre. S'il est
également vrai qu'il constitue un État relativement marginal
parmi les autres, une uniformisation croissante des pratiques
pédagogiques se fait sentir sur la période. Tout d'abord par le
biais des conférences intercantonales romandes, qui débutent
à un rythme discontinu - la première a lieu de 1886 et la seconde
seulement en 1889 - avant de devenir très régulières
à partir de 1903 - jusqu'à une dizaine par an en 1904 et
1905201. Lors de la conférence du 27 Septembre 1904 est fait
mention d'un projet d'accord entre les cantons romands concernant la
transmission des livrets scolaires entre États « en vue de
rendre plus rigoureux le contrôle de la fréquentation des
écoles pour les élèves qui changent de domicile »
202 : ce qui sera appliqué quelques années plus tard. Les
cantons collaborent également dans la confection des manuels scolaires.
Certes, il s'agit le plus souvent de copier
197 AEV, 1 DIP 29, Rapport du département de l'instruction
publique, 1880.
198 « L'examen pédagogique des recrues en Automne
1912 », L'école primaire, n°8, 15 Novembre 1913, p. 2
(frontispice).
199 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation :
régent, institutrice...op.cit, p. 153.
200 Ibidem.
201 AEV, 2 DIP 21, Conférences intercantonales romandes,
inventaire.
202 Ibidem, Séance n°12, 27 Septembre
1904.
- avec de légers changements - les manuels en vigueur
dans les autres cantons. C'est le cas en 1911 lors d'une séance de la
commission scolaire, Monsieur Pernollaz évoque les négociations
avec Fribourg ayant trait à leur livre de lecture « qui serait
bon si l'on pouvait éliminer les pages par trop fribourgeoises et les
remplacer par des pages valaisannes » 203 . Souvent, ces arrangements
sont acceptés. Il est vrai qu'il ne s'agit pas d'une réelle
collaboration et que chaque canton souhaite garder sa
spécificité, cela nécessite néanmoins une
coopération minimum entre États, et surtout, l'acceptation d'une
base de connaissances communes, valable et souhaitable pour l'ensemble de la
Suisse Romande. De plus, les simples copies de manuels remaniées
laissent place, petit à petit, à de vraies collaborations
pédagogiques. En 1917, lors de la conférence intercantonale
romande, l'ordre du jour se porte autour du nouveau manuel d'éducation
civique commun à tous les cantons francophones. La rédaction et
le choix des contenus ont été pensés en commun, tenant
compte de la diversité des situations locales et essayant de
présenter une synthèse satisfaisante pour chacun. C'est ainsi que
Monsieur Burgener, chef du département de l'instruction publique
valaisan indique que dans le canton, « on craignait tout d'abord un
manuel à tendances trop neutres, a-confessionnelles » et
constate « que les auteurs ont tenu compte des voeux et des
aspirations du peuple Valaisan »204. Au fil des
années, la collaboration entre les cantons - romands du moins - devient
de plus en plus prononcée. Se dégage une vision de l'enseignement
commune sur bien des points, motivée au niveau national par la
Confédération et à un niveau intermédiaire par les
conférences intercantonales, qui sort ainsi le Valais de son isolement
relatif. Le canton est de mieux en mieux intégré à
l'espace romand, créant ainsi de nouvelles frontières, notamment
des frontières de l'enseignement.
68
203 AEV, 3 DIP 188, Commission cantonale de l'enseignement
primaire, 7 Février 1911.
204 AEV, 2 DIP 21, Conférences intercantonales romandes,
séance n° 64, 10 Février 1917.
69
|
|