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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CHAPITRE 10. Les territoires alpins dans la guerre

Les situations locales sont difficiles à appréhender dans le moment de la guerre. Nous avons été pris malgré nous dans l'événement guerrier, sa force de mobilisation, son omniprésence dans les archives raréfiées, nous éloignent involontairement d'une approche du vécu local de l'école en milieu de montagne. Bien évidemment, ce vécu quotidien est lui-même en grande part animé par l'expérience guerrière, que ce soit à l'école, dans les familles, dans la plus grande partie de l'espace public et privé - surtout en France : partout la nation en guerre, partout un frère, un père, un oncle sous les drapeaux. Notons toutefois que la puissance de l'émulsion nationale, la dévotion pour la patrie en guerre, tendent à gommer la complexité des expériences sociales : celles-ci divergent selon les lieux.

De la même manière que les parents d'élèves mobilisaient un discours stéréotypé afin d'obtenir l'autorisation du contournement de certaines normes scolaires, l'école adopte un discours de guerre de circonstance, non moins empreints de stéréotypes valorisés par la conjoncture. Il n'est pas ici question d'affirmer que les acteurs scolaires dissimulent éhontément, sous un vernis patriotique, une indifférence totale aux événements présents ; Non ! Mais les sentiments co-existent sans s'annuler : l'angoisse peut côtoyer la lassitude, la frustration accompagne la tristesse. Il est maintenant temps de revenir à une analyse plus spécifique des territoires alpins en guerre. Les situations sont plus originales que la mobilisation soutenue de la société civile pour la nation peut le laisser penser. L'école de l'avant n'est pas impactée de la même manière que l'école de l'arrière et, en replaçant ici la notion d'environnement alpin - et les représentations qui lui donnent corps : l'école de plaine n'est pas non plus impactée de la même manière que l'école de montagne. Plus encore, la guerre ferme des frontières, elle en ouvre d'autres : tandis que les limites étatiques s'affirment de toutes leurs forces, d'autres s'étendent ou se rétractent. Par les jeux d'alliance, de solidarité, la situation de guerre institue des espaces de jonctions ponctuels, de nouvelles échelles d'identification, parfois plus larges et plus visibles qu'en temps de paix.

A] La Haute-Savoie, un territoire éloigné du front

Le front est lointain pour les habitants de la Haute-Savoie, ses soldats combattent à la frontière pour défendre la nation, mais ce département qui partage ses frontières avec d'un côté

518 .

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la Suisse, de l'autre l'Italie, n'est pas directement menacé par l'avancée du front, du moins à partir du moment où le conflit devient guerre de position, où l'avancée ennemie jusque dans les montagnes reculées des Alpes semble improbable. De même, en Valais, une fois les premières frayeurs dues à l'invasion de la Belgique passées, le canton se sait hors de danger, sa frontière avec la France n'est pas menacée - mais cependant bien gardée. En France, la différence d'expérience vécue entre les territoires de l'avant et ceux de l'arrière est très marquée, elle se traduit dans la manière de faire école. Certes, l'école se tourne vers la guerre, mais elle n'est pas matériellement en guerre. C'est-à-dire, que ses locaux sont en général plus épargnés au moment des réquisitions par l'armée : la scolarisation poursuit son cours, dans des conditions changées mais dans des lieux qui restent stables. Emmanuel Saint-Fuscien écrit qu'en Octobre 1914, 2031 écoles sont déjà réquisitionnées, ce qui impose aux « écoles vacantes » de s'installer dans des lieux parfois insolites, souvent inconfortables : salles de mairies, cafés...

L'occupation des locaux scolaires semble être une constante des guerres modernes: ces bâtiments administratifs sont utiles pour servir de quartier général aux forces armées et les vastes salles de classe sont propices à l'installation des blessés - Marc Bloch en rendra plus tard compte pour un autre conflit519. Qu'ils soient réquisitionnés pour servir de QG, d'hôpitaux, ou détruits dans les bombardements, les bâtiments scolaires de l'avant souffrent de la guerre et avec eux les populations d'élèves, d'enseignants, ou d'habitants en général - déplacés au fil de l'avancée du conflit, replacés dans des locaux précaires. Toutefois, Hugues Marquis montre - en prenant la Charente comme terrain d'étude - qu'à l'arrière aussi les bâtiments scolaires peuvent être réquisitionnés, entraînant également une relocalisation des enseignements scolaires pas toujours aisée520.

Et pourtant en Haute-Savoie, aucune réquisition d'école n'a lieu, c'est du moins ce qu'affirme l'inspecteur d'académie dans son rapport annuel sur l'année 1915-1916521. Pourquoi cela quand l'on sait que la frontière savoyarde est traversée par le flux des internés de guerre soignés en Suisse lors de leur retour en France ? La réponse est étonnante et demande de revenir

518 Emmanuel SAINT-FUSCIEN, « Ce que la guerre... » op.cit, p. 11.

519 March BLOCH, L'étrange défaite, Paris, Gallimard/Folio, 1990 [1946]. On pense ici aussi au film de Claude BERRI sur un village au moment de la libération suite à la Seconde Guerre mondiale : Gérard Depardieu joue dans le rôle de Léopold, le tenant d'auberge du village, ravi d'accueillir la classe d'école dont les locaux ont été bombardés : Uranus, France, 1990 (Adaptation du roman du même nom de Marcel Aymé [1948]).

520 Hugues MARQUIS, « L'École primaire de la Charente dans la Grande Guerre. Un aspect de l'effort de guerre par la mobilisation patriotique », dans Jean-François CONDETTE (dir), Les écoles dans la guerre...op.cit, p. 137158, § 13 [en ligne] < http://books.openedition.org/septentrion/7199>.

521 ADHS, PA 68 4, 4601, Bulletin de l'instruction primaire du département de la Haute-Savoie, n°9-10, Septembre/Octobre 1916, p. 175.

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un siècle plus tôt. Le congrès de Vienne, signé en 1815 après les défaites napoléoniennes, rendait les territoires de la Savoie au Royaume de Sardaigne - après leur brèves parenthèse française - tout en instaurant la fameuse zone franche dont nous avons déjà parlé entre le canton suisse de Genève et une grande part du territoire savoyard. Il prévoyait également la neutralisation militaire de la zone en cas de conflit armé entre les voisins de la Suisse et même la possibilité pour cette dernière d'occuper militairement la Savoie du Nord522. Lors du passage de la Savoie - divisée ensuite en deux départements - à la France, en 1860, les clauses du congrès ne sont pas abolies. Ainsi un flou persiste sur cette zone qui recouvre presque 90 % du territoire haut-savoyard. Évidemment, un siècle plus tard, il est impensable que la Confédération Suisse envoie son armée occuper la Savoie française, même en cas de conflit. Toutefois, les clauses de neutralisation sont restées dans les esprits, si bien qu'au déclenchement de la guerre, seuls 157 soldats blessés sont envoyés dans le département pour recevoir des soins puis, en raison du statut du territoire, sont internés sans possibilité de réintégrer l'armée avant 1915523. Justement, cette même année, la Suisse profère finalement son accord pour que des hôpitaux militaires soient installés dans la zone, sauf qu'à ce moment-là, la plupart des organisations de secours sont déjà installés hors-zone, principalement dans le département de la Savoie où elles resteront jusque-là fin de la guerre - à l'exception de la ville de Thonon524. En résumé, pour des raisons administativo-politiques qui n'ont aucun rapport avec l'environnement alpin, le département de la Haute-Savoie est protégé d'une confrontation trop directe avec l'appareil guerrier : sur son sol, pas de réquisition de locaux scolaires, pas de soldats blessés ; le paysage alpin n'est finalement pas un paysage en guerre, ou alors, les conséquences en sont moins présentes qu'ailleurs.

Insérons maintenant quelques nuances au sein même du département. Certes, ni bombardements, ni pilonnages, ni réquisitions et transformations de locaux scolaires n'ont lieu sur le territoire haut-savoyard525, mais dans le même temps les réfugiés belges et français des régions dévastées affluent vers les lieux épargnés par la guerre, 13 500 seront accueillis entre 1914 et 1918526. Les réfugiés ramènent la guerre dans les Alpes, leurs récits sur les horreurs du

522 Hans Rudolf FUHRER, Mauro CERUTTI, Marc PERRENOUD, Markus BÜRGI, « Guerre mondiale, Première », dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) [en ligne] Guerre mondiale, Première ( hls-dhs-dss.ch).

523 Sébastien CHATILLON, « Le régime des zones franches franco-suisses en 1914 : objet de tensions diplomatiques » dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 70-72.

524 Ibidem.

525 Ce qui donne au département une situation à part au sein même des territoires de l'arrière.

526 Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 11.

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front, la narration de leur exil permettent - à l'instar des permissionnaires - de tisser un fil qui rattache la nation combattante et celle de l'arrière. Toutefois, en y regardant de plus près, les réfugiés sont accueillis dans les vallées, souvent dans les villes les plus importantes du département - comme Annecy, Thonon, Bonneville, La Roche ou Cluses. Françoise Breuillaud-Sottas, en étudiant l'accueil des réfugiés dans l'arrondissement de Thonon remarque que les cantons de montagne ne reçoivent pas, ou très peu de réfugiés. Pour exemple, en Septembre 1915, les cantons montagneux n'en ont reçu aucun alors que le département en a déjà accueilli plus de 4000527. Effectivement, en regardant de plus près les archives, on se rend compte que lorsque le conseil municipal des Houches vote chaque année une subvention aux réfugiés, celle-ci est toujours adressée à l'association pour les réfugiés qui se situe à Bonneville528, dans la ville de plaine, jamais à la montagne. D'ailleurs, dans les inspections des instituteurs de la commune de Chamonix pendant la guerre, il n'est jamais fait mention de la présence de réfugiés dans les classes, ni d'une surpopulation des locaux scolaires liée à un fort afflux de personnes. Pourquoi les réfugiés sont-ils absents de ces lieux ? Les raisons invoquées sont liées à la géographie physique, justifiées par les difficultés de transport inhérentes aux communes de montagne. Certes, nous l'avons montré, l'hiver n'est pas tendre avec les territoires alpins, surtout lorsque la guerre a retiré les bras utiles au déblayage des routes et chemins. Toutefois, certains bourgs - pas les hameaux - ayant profité de la manne touristique pour développer leurs infrastructures de transport et leurs capacités d'accueil semblent tout indiqués pour accueillir ces populations. Souvenons-nous que les lieux de villégiature se vident : Chamonix qui possède une voie ferrée529 et reçoit plusieurs dizaines de milliers de visiteurs chaque année dans ses spacieux hôtels, possède une capacité d'accueil des centaines de fois supérieures à son nombre d'habitants. Et pourtant, les réfugiés n'y sont pas dirigés. Les raisons sont sûrement complexes mais, il est à notre sens utile d'évoquer la représentation que l'on se fait de la montagne comme moteur de ce choix. Même les lieux les plus visités, les plus renommés souffrent de l'image persistante de la montagne comme territoire de l'isolement - ce qu'elle est parfois, surtout en hiver et dans les hameaux. Objectivement, ceux-ci disposent des ressources nécessaires pour faire face à l'exode des populations de l'avant, mais, en suivant George Bertrand, les sociétés

527 Françoise BREUILLAUD-SOTTAS « Réfugiés, évacués, et internés. L'accueil des populations civiles dans le Nord de la Haute-Savoie au début de la Grande Guerre. (Août 1914-Février 1915) », dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 236 et 240 ;

528 Ainsi 50 francs sont alloués en 1915 puis 70 l'année suivante etc. Voir ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique.

529 D'ailleurs utilisée pour le transport de bêtes à destination de l'armée.

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« ne sont pas directement influencées par leur environnement agroécologique du moment, mais par la projection sur ce dernier de tout l'héritage écologique, de tous les fantasmes et de toutes les cosmogonies façonnées au cours des siècles »530. Ici, pas de déterminisme géographique strict, mais un état de fait justifié par les représentations des autorités vis-à-vis des lieux de montagne. En bref, cela a pour effet d'introduire à nouveau des différences dans le vécu de la guerre par les populations des plaines et celles des montagnes : différences qui influent sur les manières de faire école, sur la plus ou moins grande proximité d'avec le conflit selon les lieux.

Manon Pignot insiste elle aussi sur la sensation de distance qu'entretiennent les populations de l'arrière - au premier chef les enfants - par rapport à la guerre. Tout en ayant donné le plus d'hommes à la nation, les campagnes semblent plus distanciées avec l'événement, les moyens d'informations circulent moins531, les discours de guerre ne semblent pas toujours acquérir un fort écho. Cela se traduit dans les travaux des enfants qui, eux aussi, savent ce que l'institution scolaire attend d'eux dans cette conjoncture particulière : la fougue patriotique attendue fait place à un discours normé qui n'en garde que la forme. Même les jeux de guerre, très présents au début du conflit, s'effacent au profit des jeux « normaux », ceux d'avant les hostilités532. La guerre rend las, les enfants ont du mal à s'identifier aux réalités quotidiennes d'autres personnes, d'autres enfants qu'ils ne voient pas, qu'ils ne fréquentent pas et ce, malgré les sollicitations continuelles de l'institution scolaire pour exalter leur sentiment d'appartenance nationale.

« Pour lui qui n'a jamais quitté son village, qui n'a rien vu au-delà du coin de terre dans lequel il vit, il est déjà difficile de comprendre que ce coin de terre qui lui paraît immense, n'est qu'un point imperceptible dans ce grand pays qui est le sien et qu'on appelle la France »533. Cette phrase aux accents misérabilistes qu'on trouve dans l'introduction de l'abrégé d'histoire de Savoie a peut-être plus de sens lorsqu'on l'applique aux enfants. Voilà l'impossible communion nationale, les limites de l'extension scalaire que propose la pédagogie des petites patries - plus encore dans un pays relativement protégé des affres du conflit. Stéphane Audoin-Rouzeau termine d'ailleurs son ouvrage sur l'enfance en guerre en écrivant que les enfants font

530 Georges BERTRAND, « Pour une histoire écologique de la France rurale, l'impossible tableau géographique », Dans George DUBY Armand WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, t. I, Paris, Le Seuil, p. 8-118, p. 109, cité par Nicolas ELLISON, Semé sans compter, Paris, Éditions de la Maison de l'Homme, 2013, p. 110.

531 Manon PIGNOT, Allons enfants... op.cit, p. 204-206.

532 Ibidem, p. 334-338.

533 F. CHRISTIN, F. VERMALE, Abrégé...op.cit, p. V-VI.

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finalement souvent preuve d'indifférence face à la guerre534. Au-delà même des enfants, les sentiments et les pensées de l'ensemble des membres de l'institution scolaire ne tournent pas en permanence autour de celle-ci, c'est ce qu'on remarque dans les rares dossiers d'inspection conservés sur la période. Il n'est presque jamais fait mention de la guerre : l'inspecteur primaire visite Madame Perrin, institutrice à Chamonix le 30 Mars 1917, il félicite l'enseignante pour son bon travail auprès des élèves, allant même jusqu'à écrire que, dans sa classe on « est habitué à la discipline au travail régulier et joyeux » 535 - adjectif qui ne nous viendrait pas naturellement à l'esprit en considération des événements.

Manon Pignot écrit quant à elle : « Il y a sûrement plus de points communs entre une jeune française et une jeune allemande vivant chacune en situation d'occupation - allemande ou russe - qu'entre une Auvergnate et une Sedanaise, fussent-elles du même âge »536. Cette phrase insiste sur la puissance de l'expérience de l'occupation, elle perce audacieusement une brèche dans le cadre de référence nationale souvent choisi dans l'historiographie de la Grande Guerre : en posant apriori l'homogénéité d'une culture nationale, on en oublie de considérer la complexité des expériences vécues537. En reprenant la proposition et en l'inversant, nous nous demandons à notre tour s'il n'y a pas plus de points communs entre un écolier haut-savoyard habitant une commune de montagne et son voisin valaisan qu'entre ce premier écolier et son concitoyen des territoires de l'avant ?

Poser une certaine similarité dans le vécu des habitants de montagne indépendamment de leur nationalité ne doit pas non plus faire oublier que les frontières physiques entre les deux territoires de l'étude n'ont jamais été aussi étanches.

B] La fermeture des frontières

Avec l'entrée en guerre, les frontières étatiques prennent toute leur force de rupture. Nous l'avons évoqué, le cadre spatial de référence est plus que jamais incarné par la nation, reléguant d'autres formes de territorialités à l'arrière-plan. Lorsque la guerre est déclarée, les frontières se ferment. Celle entre la vallée de Chamonix et la vallée du Trient, dont la traversée venait tout

534 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La guerre des enfants... op.cit, p. 248-249.

535 ADHS 1 T 737, Dossier individuel de l'institutrice Pauline Perrin, rapport d'inspection du 30 Mars 1917.

536 Manon PIGNOT, Allons enfants... op.cit, p. 338.

537 C'est peu ou prou l'idée principale contre laquelle se dresse Nicolas MARIOT dans son ouvrage : Tous unis dans la tranchée ? Paris, Seuil, 2013.

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juste d'être facilitée par l'ouverture de la ligne de chemin de fer Chamonix/Martigny - celle-là même qui a causé tant de soucis aux autorités scolaires en raison des populations ouvrières italiennes - est brutalement close. De tentative d'en faire un espace de jonction, la frontière alpine s'affirme comme espace de disjonction. Dès le premier Août, l'instituteur des Houches en rend compte : « 9h du soir : Délivrance de sauf-conduits pour la frontière du Valais de trois allemandes, dont l'une, Madame Grégory, femmes d'un officier allemand de Leipzig »538. Les villégiateurs allemands sont autant de potentiels ennemis, les conduire en Suisse, à quelques kilomètres de là, est la priorité des autorités locales dès le déclenchement de la guerre. Neuf jours plus tard, la commune met en place des corps de gardes civils, armés par les fusils de la société de tir que dirige l'instituteur, un corps est dépêché à la frontière du Châtelard - celle avec le Valais - afin de surveiller les étrangers sur les voies de communication539. Le territoire se nationalise : les étrangers, auparavant bien reçus car si importants pour l'économie locale deviennent suspects.

La frontière qui n'existait presque pas pour l'économie du voyage marque maintenant une nette séparation. Les cours d'allemand organisés dans bien des localités touristiques cessent : Monsieur Schütt, qui donnait depuis 1908 des conférences gratuites pour les enfants de guides de Chamonix est lui aussi reconduit. Si quelques années plus tôt l'inspecteur primaire regardait d'un bon oeil cet enseignement, « répondant à une nécessité locale »540 - et se disait curieux d'y assister - le discours change, les nécessités locales se diluent dans celles nationales. Ainsi, lors des conférences pédagogiques à l'Automne 1915 dans les cantons de Thonon et d'Abondance, les conclusions de la circulaire ministérielle du 10 Septembre 1915 sur la répercussion des événements de la guerre à l'école primaire sont reprises par les inspecteurs et instituteurs haut-savoyards. Au sujet de la continuité ou l'arrêt de l'enseignement de langue allemande dans les écoles, la consigne est la suivante : « Les langues nous révèlent le secret des incompatibilités entre les civilisations » 541 avec ses variables plus concises et violentes « Incompatibilités des mentalités françaises et boches » 542 . Qu'ils soient volontairement renvoyés hors du territoire français - comme dans le cas des Allemands - ou qu'ils partent en raison des circonstances - c'est le cas des villégiateurs - les éléments étrangers sont épurés du

538 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur des Houches à l'enquête du ministère de l'instruction publique, événements du 1 Août 1914.

539 Ibidem, Événements du 10 Août 1914.

540 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 31 Octobre 1908.

541 ADHS 1 T 294, Conférence du canton de Thonon, 15 Novembre 1915.

542 Ibidem, Conférence du canton d'Abondance, 6 Novembre 1915.

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territoire haut-savoyard. La frontière avec le Valais endosse alors une nouvelle fonction, elle devient une limite d'exclusion et ce, même pour les populations touristiques. C'est pourtant celle entre département et le canton de Genève qui entraîne les plus lourdes conséquences. Nous avons évoqué dans le chapitre 4 la forte dépendance économique des deux territoires, en grande partie due à l'existence de la zone franche. Les conséquences de sa fermeture sont lourdes. Justinien Raymond évoque les chiffres des exportations qui passent de 25,4 millions de francs en 1909 à 5,4 en 1918543. Paul Guichonnet et Claude Raffestin écrivent que cette frontière - qui n'en avait que le nom avant 1914 - devient presque hermétiquement close pendant le conflit544. Pour donner un exemple de la force de cette rupture, le conseil départemental de l'instruction publique prononce, en 1917, une peine disciplinaire contre Mademoiselle Dalmaz, institutrice d'école privée à Megève en raison du fait qu'elle « a essayé, le 4 août 1916, d'exporter à Genève (Suisse) une somme de 60 francs composée de 12 pièces de 5 francs en argent dissimulée dans ses vêtements et dans un sac à main ». L'institutrice est accusée « d'inconduite et d'immoralité » ainsi que d'avoir manifesté « des sentiments peu patriotiques ». Elle sera finalement condamnée à l'interdiction d'enseigner dans la commune de Megève, le Conseil considérant « qu'elle n'a plus l'autorité morale nécessaire »545. La peine est somme toute assez lourde au vu des faits, indice à nouveau de l'importance renouvelée que prend le patriotisme guerrier et la sémiotisation de l'espace qu'il opère. Les conséquences de la fermeture frontalière sont certes économiques, mais aussi sociales. La métropole la plus proche du département est Genève. Avant-guerre, on avait l'habitude d'y vivre, d'y travailler, d'y commercer mais également de s'y faire soigner. L'instituteur de Morzine note que le service médical est bouleversé et que « les maladies sont de plus en plus nombreuses ». Il en impute la cause à l'opacité sans précédent qui entoure les limites du département : d'habitude, les soins se font pour grande part à Genève « mais les passeports causent des retards bien pénibles pour les malades. Les médecins sont très rares à Thonon et surchargés, il est très rare de pouvoir obtenir qu'ils viennent à domicile vu la distance. Si les communications entre les deux territoires étaient auparavant fluides, la guerre bouleverse largement les habitudes de vie de ces populations, modifiant nécessairement leur manière d'appréhender leur espace. Elle impacte directement la territorialité des acteurs historiques, elle insère des espaces de rupture là où il n'en existait pas,

543 Justinien RAYMOND, La Haute-Savoie sous la IIIe République... op.cit, p. 38-70.

544 Paul GUICHONNET, Claude RAFFESTIN, Géographie des frontières, op.cit, p. 184.

545 ADHS, 1 T 1276, Réunion du Conseil départemental du département de la Haute-Savoie, Séance du 2 Avril 1917.

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elle nationalise l'espace et donne au tracé immatériel des frontières, une consistance réelle. Sébastien Chatillon introduit une nuance en écrivant que la frontière n'est pas totalement fermée : le canton du Saint-Julien continue d'approvisionner Genève en produits maraîchers et chaque zonien est autorisé à passer la frontière avec 10 kilos de beurre et 5 douzaines d'oeufs546. Reste que cela est dérisoire en comparaison des flux d'échanges avant-guerre.

La fermeture d'une frontière en suppose parfois l'ouverture d'une autre. Évidemment pas sous les mêmes formes, celles-ci sont plus idéologiques que pratiques, ce qui n'enlève rien à leur réalité.

C] Nouvelles frontières ?

En Suisse, la position de neutralité officielle de l'État fédéral n'autorise en théorie pas de prise de position trop tranchée en faveur de l'un ou de l'autre des belligérants. Nous avons vu que dans les faits, cette règle est largement transgressée, apportant son lot de tensions au sein même du pays. Toutefois, il faut donner les atours d'une impartialité feinte à de nombreux actes qui, en réalité, traduisent bien de solidarités envers les nations en guerre. En Valais, la presse pédagogique, incarnée par L'école primaire, adopte un positionnement ambigu face à l'événement guerrier qui tente de concilier les différentes caractéristiques culturelles du canton. Si la condamnation des Allemands n'est jamais explicitement évoquée dans les publications, on remarque que dans quasiment chaque numéro, des articles - parfois reproduits de journaux français - content sur un ton compassionnel, les expériences de guerre des alliés - surtout celles des soldats français. Le fait que ces articles n'aient pas d'équivalent sur la situation allemande informe déjà du parti pris au sein du canton. Dans le numéro du 15 Novembre 1914, un article intitulé « La leçon d'histoire » raconte la bravoure d'un instituteur français au temps de la guerre franco-prussienne, faisant sa leçon sur les victoires de Napoléon face à Frédéric-Guillaume avant de mourir d'une balle prusse au milieu de sa classe547. Le texte est directement suivi par un autre comptant les victoires de Napoléon ! Les références ne sont pas directes, il n'empêche que dans le contexte du début de guerre, elles ne sont évidemment pas le fruit du hasard. La partialité du journal devient de plus en plus explicite, dans le numéro du 15 Janvier

546 Sébastien CHATILLON, « Le régime des zones franches franco-suisses en 1914 : objet de tensions diplomatiques » dans Frédéric TURPIN (dir), Les Pays de Savoie... op.cit, p. 76.

547 R. LAMOTTE, « La leçon d'histoire », L'école primaire, n°10, supplément, 15 Novembre 1914, p. 105-108.

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1916, ce ne sont pas moins de trois articles qui reproduisent des récits des expériences de guerres par des français - « La permission », « La tarte », « Les blessés » 548 . Toutefois, l'originalité des publications valaisannes est de privilégier - à l'instar des emprunts d'articles pédagogiques - des textes qui font mention de la religion chrétienne, de Dieu. On trouve ainsi, le 15 Février 1917, « simple médiation des poilus » papier rédigé par P. Bottinelli, brancardier français, dans lequel il s'adresse directement au Seigneur pour conter les horreurs de la guerre et les espoirs de victoire549. Même chose quelques mois plus tard, en Novembre, lorsque paraît l'article « Fleurs de la guerre » dans lequel les campagnes françaises sont comparées aux campagnes suisses pour leur qualités morales et leur dévotion, l'article conclut ainsi : « Voilà la France. Laborieuse, active, simple, idéale, imprégnée malgré tout de croyance religieuse, de sain mysticisme et de divine charité. Cette France-là ne saurait périr : ne porte-elle pas en elle-même des germes d'immortalité ? »550.

Il est évident qu'une grande part des récits de guerre français ne comporte pas de mention explicite de Dieu : la sélection du journal relève d'un choix conscient. Insister sur la dimension chrétienne de la nation française sert à favoriser l'identification du canton, profondément empreint de la foi catholique, à son voisin d'outre-Alpes. Nous avions déjà évoqué que malgré un référentiel culturel commun, les principales divergences pédagogiques et idéologiques entre les deux territoires portaient sur la place de l'Église catholique dans la société. En montrant la pieuté des soldats français, le journal ne peut que renforcer la compassion ressentie pour le peuple ami dont les valaisans partagent la langue. Paradoxalement, les références catholiques ont ici pour conséquence d'intégrer un peu plus le canton suisse à la guerre, du moins au niveau idéologique : elles ouvrent un espace de solidarité élargi à l'extérieur des frontières suisses.

Pourtant, ces mentions fréquentes de la religion servent dans le même temps à prôner la paix. Déchirée entre deux positions et tributaire de sa neutralité, la Suisse ne peut que raisonnablement se tourner vers la paix. L'ordre de priorité est inversé : dans le cas du soutien aux alliés, c'est d'abord la nationalité du « héros » qui compte, puis la religion prend un rôle de renforçateur ; ici c'est l'appartenance commune de tous les belligérants à la communauté chrétienne qui l'emporte551. Rita Hofstetter, dans un article sur l'histoire de l'enseignement

548 L'école primaire, n°1, supplément, 15 Janvier 1916.

549 P. BOTTINELLI, « Simple médiation des poilus », L'école primaire, n°2, supplément, 15 Février 1917, p. 36-37.

550 « Les fleurs de la guerre », L'école primaire, n°9, supplément, 15 Septembre 1917, p. 186-187.

551 Un discours ne remplace pas l'autre, les deux coexistent même si numériquement, c'est les articles en faveur de la paix qui l'emportent.

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suisse écrit que « les catholiques ont longtemps pour première référence la communauté internationale catholique »552. Dès septembre 1914, le ton est donné, Monseigneur Bovet vante « l'Église, mère des patries », et conclut « [qu']il est des nations qui oublient trop ce qu'elles doivent à l'Église, leur mère », celle-ci ne doit pas désespérer car elle conserve malgré tout « l'inépuisable vertu de guérir et de sauver les nations comme les individus »553. C'est sur le même ton quelques mois plus tard qu'un autre texte insiste sur la nécessité de rappeler « que la société chrétienne des âmes dépasse les frontières des peuples et les limites du temps » rappelant sobrement « Dieu [est] le père et le législateur suprême des sociétés, pour lesquelles il n'est de vraie civilisation qu'à condition de régler leurs lois et leurs aspirations sur les destinées éternelles de l'humanité »554. Enfin, dernier exemple, un article de Décembre 1915 invite les hommes à réfléchir à leurs actions, à reconnaître la guerre qui s'abat sur l'Europe comme une expiation des péchés : la morale est la suivante « Seule, ne l'oublions jamais, la sanctification des peuples par la vérité, par la pénitence et par la prière pourra assurer au monde une paix durable »555. Nous pourrions multiplier les citations tant leur récurrence est fréquente tout au long de la guerre. Ces messages portés au nom de Dieu visent pour une grande part à promouvoir la paix et la communion des peuples sous l'égide de l'Église. Ces quelques exemples sont de minces indices, ils ne permettent pas de donner une idée précise des représentations des habitants du Valais pendant la période de guerre. Toutefois, ils rendent possible d'identifier la coexistence de deux tendances générales qui, en se référant à la chrétienté, tendent à déborder les frontières suisses pour inclure des espaces d'identification et de solidarité plus larges face à l'événement guerrier. Bien sûr, l'Église valaisanne a toujours défendu l'existence d'une communauté chrétienne internationale, mais c'est précisément au moment où les nations obstruent les possibilités d'existence d'autres formes de territorialités que le contre-discours de la communauté humaine élargie est martelé en Valais avec le plus de force.

En France, l'Église a apparemment reçu un regain de fréquentation si l'on en croit l'instituteur de Morzine : « Vie spirituelle : Sensiblement plus intense, les messes pour les

552 Rita HOFSTETTER, « La suisse et l'enseignement... » op.cit, p. 75.

553 Monseigneur Bovet, « L'Église, Mère des patries », L'école primaire, n°9, supplément, 15 Septembre 1914, p. 86.

554 « Les citoyens et l'État », L'école primaire, n°4, supplément, Avril 1915, p. 27-29.

555 « Après une année de guerre », L'école primaire, n°9, supplément, 15 Décembre 1915.

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hommes sur le front, les prières publiques journalières [...] sont très suivies »556. Néanmoins dans la configuration de la nation en guerre, la pieuté s'apparente plus à une inquiétude aiguë pour les parents mobilisés au front, plutôt qu'à l'idée d'une communion chrétienne internationale : la France a un ennemi qui menace son territoire, avec lequel l'entente semble difficilement possible et ni même souhaitable. Dans le cas français, l'élargissement d'un espace d'appartenance qui transcende la nation se trouve plus dans les sentiments de solidarité avec les pays alliés. C'est le cas lors des collectes scolaires en solidarité avec le peuple serbe ou avec les réfugiés belges déjà évoquées. C'est aussi le cas lors de l'entrée en guerre de nouveaux alliés. Ainsi à Vallorcine, commune de montagne la plus proche de la frontière valaisanne, à l'extrême marge de la nation, les bâtiments publics sont pavoisés du drapeau italien au moment de l'entrée en guerre du pays aux côtés des alliés le 21 Mars 1915. Une année et demie plus tard, le 2 Septembre 1916, mairie et écoles arborent le drapeau roumain pour les mêmes raisons557 : dans quelles autres circonstances que celles de la guerre serait-il possible de rencontrer le drapeau roumain sur les bâtiments publics français aux confins de la Haute-Savoie ? Bien sûr, ces mesures sont essentiellement symboliques et n'ont pas grand impact sur le vécu des individus. Toutefois, la Haute-Savoie, territoire éloigné du front, peu confronté à l'appareil militaire, isolé parmi les crêtes alpines, et dont les frontières avec les pays voisins ont été fermées, se retrouve tout de même drapé du pavillon roumain, nation éloignée de plusieurs milliers de kilomètres - et l'instituteur trouve le fait assez important pour le rapporter dans son court récit. C'est évidemment parce que ces faits ont trait à la guerre et offrent de plus grandes chances de victoire pour la nation française qu'ils revêtent un tel intérêt. De plus, rappelons que les sources utilisées dans ce sous-chapitre permettent mal d'appréhender les expériences de guerre des habitants des territoires alpins. Nous devons donc nous limiter à des remarques prospectives sur ce qu'aurait été les échelles d'identifications des acteurs historiques. Elles servent surtout à montrer qu'au-delà des réalités matérielles, les sociétés - et les écoles - alpines sont au moins intégrées du fait de la situation de guerre dans des territorialités qui débordent leurs frontières.

La guerre donc, ouvre des frontières à mesure qu'elle en ferme. Encore une fois, les Alpes ne protègent pas de certaines incidences liées au conflit : elles sont bien sûr moins visibles dans le paysage que dans la circulation immatérielle des représentations et des solidarités.

556 ADHS, 8 R 140, Réponse de l'instituteur de Morzine à l'enquête du ministère de l'instruction publique, 16 Mai 1916.

557 Ibidem, Vallorcine, 21 Mars 1915 et 2 Septembre 1916.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe