CONCLUSION : L'école des Alpes, quel bilan ?
Nous voilà arrivés au terme de ce travail, il
s'agit maintenant de conclure. Se défaire d'une historiographie trop
classique n'a pas toujours été simple, malgré les nombreux
travaux de qualité ayant ponctué la recherche en histoire de
l'éducation ces dernières décennies, le champ n'est pas le
plus dynamique des sciences sociales, les débats y sont rares. Pour
proposer une approche originale il est donc nécessaire d'insuffler
à l'objet des préoccupations plus actuelles de la recherche
historique. C'est pourquoi, l'idée d'étudier l'école dans
l'espace où elle se déploie a composé un souci constant du
présent mémoire. La dimension spatiale de la scolarisation permet
de rompre avec le cadre de prédilection des études du champ,
c'est-à-dire celui de la nation. Bien sûr, en étudiant la
mise en place des systèmes scolaires européens au cours de «
La Belle Époque », il ne s'agit à aucun moment de minimiser
l'intérêt heuristique que comporte le cadre national :
l'école est avant tout celle de la citoyenneté, comme
l'écrit Damiano Matasci elle « devient un moyen de « fixer
» la nation : elle contribue à sa matérialité,
à son invention, voire à sa pérennité
»558. Néanmoins, aussi efficient que ce cadre
d'analyse puisse être, réduire l'école à la nation
impose une vision totalisante qui tend à nier les différences de
vécu dans les expériences scolaires des acteurs historiques. Or,
comme nous espérons l'avoir montré, l'école n'est pas que
l'imposition au niveau local d'un pouvoir national, elle est aussi
négociations à différentes échelles - entre
mairies, communes, instituteurs, inspecteurs... - qui permettent de placer au
centre de l'étude l'approche micro-historique. Certains, par leur
volonté d'autonomiser les deux échelles sont tombés dans
le travers inverse, essayant de faire valoir l'idée - déjà
très vieille - d'une lutte des cultures : l'école de la nation
viserait à l'homogénéisation violente des populations par
la pure et simple destruction des terroirs559. Si ces affirmations
ont largement été infirmées depuis, il ne faut pas non
plus leur dénier tout intérêt. Elles permettent de pointer
du doigt l'oubli des réalités locales dans la feinte
homogénéité des expériences nationales. Une fois
cela posé, le risque est pour nous de jouer sur un registre de simples
ressemblances/différences entre les textes officiels et les faits
glanés ici et là, venant contredire la norme. Toutefois, cette
méthode est d'un bien maigre intérêt
558 Damiano MATASCI, L'école républicaine...
op.cit, p.8.
559 Sur ce point voir les ouvrages d'Eugen WEBER, Peasants
into frenchmen... op.cit et de Suzanne CITRON, Le Mythe National,
op.cit, qui malgré leur date de publication déjà
ancienne, connaissent une étonnante postérité.
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heuristique et n'est que peu propice à la
généralisation560 . En puisant dans les ressources
qu'offre l'histoire des échelles d'observation561
complété par les analyses fondatrices de la sociologie
pragmatique 562 , il est alors possible de penser la coexistence
d'espaces d'identification qui, entrent conjointement dans les
schèmes de justification des acteurs563. Nous avons vu d'une
part, que les acteurs locaux disposent d'une agentivité, d'une
capacité d'action sur l'institution scolaire - c'est le cas lorsque les
parents demandent une dérogation d'âge, lorsqu'ils font une
pétition ou encore lorsque les instituteurs arguent pour leur mutation -
mais aussi que l'institution scolaire s'adapte aux contraintes locales - le
personnage intéressant de l'inspecteur primaire joue bien ce lien entre
réalité locale et politique nationale.
Dans des territoires que l'on pense isolés - et qui le
sont pour partie - on a alors observé les manières - parfois les
échecs comme dans le cas des cheminées effondrées - dont
l'école populaire s'installe au hameau. Étudier des
sociétés traversées par le tourisme, permet de pousser
à son paroxysme l'interpénétration des échelles
tout en pointant leur non-conflictualité - parfois même leur
complémentarité. Enfin, choisir l'étude du milieu - ou de
l'environnement - rend possible d'informer sur la manière dont les
expériences scolaires des acteurs divergent parfois des normes
nationales et surtout de quelle manière l'environnement alpin est
mobilisé pour justifier ces manquements aux règles. Cela permet
d'appréhender à la fois les représentations des acteurs de
l'école - parents, enseignants, parents, inspecteurs - ainsi que les
manières dont ceux-ci perçoivent l'environnement alpin. Ce n'est
d'ailleurs pas le seul avantage que constitue la dimension environnementale de
l'étude : elle permet également d'élargir l'analyse par
une perspective d'histoire comparée des systèmes scolaires
suisses et français. En partant du paradoxe apparent de deux
systèmes scolaires différents dans un environnement similaire,
nous portons un regard qui dépasse les limites de la nation. Parfois,
les stratégies et les pratiques scolaires donnent lieu à des
expériences que l'on peut rapprocher, d'autres fois, il a fallu conclure
à la différence dans les moyens employés et les
perceptions engendrées. Nous
560 Les archives de la Haute-Savoie conservent pour exemple
plusieurs mémoires des années 1980 qui, en étudiant
l'école dans le département se bornent à reprendre la
grille de lecture proposé par les Ozouf.
561 Entamée par la microstoria italienne puis largement
travaillée ensuite, notamment dans Jacques REVEL (dir), Jeux
d'échelles. La micro-analyse à l'expérience,
op.cit.
562 Voir Luc BOLTANSKY et Laurent THEVENOT, De la
justification...op.cit. Leurs idées sont par la suite reprises en
histoire, voir Simona CERUTTI, « Histoire pragmatique... »,
op.cit.
563 C'est-à-dire que le « macro » ne s'oppose
pas au « micro » : les acteurs utilisent des catégories
générales pour justifier leurs actions sans que le «
général » s'autonomise en dehors. Voir notamment Yannick
BARTHE, Damien DE BLIC, Jean-Philippe HEURTIN et al., «
Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix, n° 103,
2013/3, p. 175-204.
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observons ainsi que les manières de considérer
l'école et les Alpes - ou l'école dans les Alpes - divergent. De
ce constat, trois conclusions. La première, s'il est encore besoin,
relègue définitivement l'idée d'un déterminisme
géographique stricte aux oubliettes pour considérer
l'environnement dans une relation dynamique d'espace vécu et de
représentations/pratiques de ce même espace - le chapitre
comparant le paysage de l'école et celui du tourisme en montre
également un bon exemple. La deuxième permet de
réintroduire avec force les frontières nationales comme vecteur
important de représentations et d'identification à un espace.
Cette ouverture sur la question des frontières constitue une part
importante du travail, qu'elles soient inter-étatiques ou, lorsqu'on les
prend dans une acceptation plus large, qu'elles fassent fi des nations,
permettant de trouver à diverses échelles d'analyse des limites
strictes et d'autres plus floues entre les deux territoires. Les
frontières prennent toute leur force au moment d'étudier
l'école dans la Première Guerre mondiale, d'où notre
dernier constat.
Ici, la guerre sémiotise le territoire national avec
une force inédite, mais en jouant sur la richesse du concept de
frontière, il apparaît qu'à certaines échelles,
moins physiques qu'idéologiques, la guerre traverse les Alpes,
créant, des espaces qui transgressent à nouveau les limites des
États. Ces analyses ne permettent de répondre aux questions de
différences/ressemblances entre les deux systèmes scolaires
qu'à demi-mots - d'ailleurs poser la comparaison dans ces termes ne
présente qu'un faible intérêt. Les questions
dépendent de l'échelle : on peut à la fois écrire
que les deux écoles sont prises dans un mouvement de scolarisation
européen qui les rapproche car elles partagent les mêmes fins - en
résumé l'éducation populaire, civique et nationale. On
peut aussi dire qu'elles divergent sensiblement - par les moyens de parvenir
à leurs fins, par la place de l'Église sur les bancs scolaires,
par les modèles étatiques - centralisé ou
fédéral - également. En considérant
spécifiquement les écoles alpines cette fois, on peut trouver des
ressemblances non-négligeables qui peuvent les placer à part des
autres lieux compris au sein de leurs nations respectives. Comparer le cas
suisse et le cas français à l'aune du conflit parait absurde.
Pourtant, et de manière tout à fait contrintuitive, l'ampleur de
la mobilisation suisse - surtout entre 1914 et 1916 - couplé à la
relative « protection » du territoire haut-savoyard face aux affres
de la guerre - pas de réquisitions de locaux scolaires, pas
d'hôpitaux de blessés - permettent de rapprocher les deux
expériences de guerre des écoles alpines.
Enfin, on entend une critique légitime qui limite les
apports de ce travail mais en compose à la fois une ouverture pour une
thèse doctorale. Il serait intéressant d'ajouter à notre
propos l'Italie du Nord, qui partage ses limites étatiques avec les deux
territoires de l'étude. D'autant
plus qu'une partie du pays à la botte, celle la plus
proche du Mont-Blanc, comme dans le Val d'Aoste parlait - et parle parfois
encore - la langue française. N'oublions pas que jusqu'en 1860, date de
la réunion des territoires de Savoie - auparavant sardes - à la
France, le Val d'Aoste et ce qui deviendra les départements
français de la Savoie et de la Haute-Savoie communiaient sous le
même drapeau. François Walter recense d'ailleurs des
revendications éparses à partir de la fin du XIXe
siècle pour faire reconnaître l'existence d'une «
région arpitanienne » 564 qui réunirait autour du
Mont-Blanc la Haute-Savoie, le Val d'Aoste et le Valais. Étudier les
écoles alpines de manière exhaustive ne peut donc se
réduire à une comparaison franco-suisse. Une histoire scolaire
des Alpes serait par ailleurs très intéressante à
étudier à l'épreuve de la guerre. En prenant de la
hauteur, on peut aisément élargir l'analyse aux Alpes
autrichiennes ou allemandes ce qui permettrait de renforcer et d'élargir
la comparaison, en étudiant les systèmes scolaires de diverses
nations ainsi que les représentations différenciées des
Alpes dans ces pays. L'école des Alpes ne peut-elle pas s'élargir
à d'autres aires culturelles pour devenir l'école de montagne ?
Bernard Debarbieux a sur ce point des réflexions très
intéressantes, il montre qu'à partir du XVIIIe
siècle les typologies des montagnes, généralisées
par les savants, s'appuient toutes sur le modèle alpin565,
créant décalages et incompréhensions quant aux
manières des différents peuples d'habiter leur environnement
montagneux. Bien évidemment, tout cela n'est que prospectif, il n'en est
pas moins vrai que l'alliage d'histoire de l'éducation et d'histoire de
l'environnement peut s'avérer productif.
564 François WALTER, Les figures
paysagères...op.cit, p. 360.
565 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, Les faiseurs de
montagne,op.cit, p. 40-42 et Bernard DEBARBIEUX, « Construits
identitaires... », op.cit.
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