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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CONCLUSION : L'école des Alpes, quel bilan ?

Nous voilà arrivés au terme de ce travail, il s'agit maintenant de conclure. Se défaire d'une historiographie trop classique n'a pas toujours été simple, malgré les nombreux travaux de qualité ayant ponctué la recherche en histoire de l'éducation ces dernières décennies, le champ n'est pas le plus dynamique des sciences sociales, les débats y sont rares. Pour proposer une approche originale il est donc nécessaire d'insuffler à l'objet des préoccupations plus actuelles de la recherche historique. C'est pourquoi, l'idée d'étudier l'école dans l'espace où elle se déploie a composé un souci constant du présent mémoire. La dimension spatiale de la scolarisation permet de rompre avec le cadre de prédilection des études du champ, c'est-à-dire celui de la nation. Bien sûr, en étudiant la mise en place des systèmes scolaires européens au cours de « La Belle Époque », il ne s'agit à aucun moment de minimiser l'intérêt heuristique que comporte le cadre national : l'école est avant tout celle de la citoyenneté, comme l'écrit Damiano Matasci elle « devient un moyen de « fixer » la nation : elle contribue à sa matérialité, à son invention, voire à sa pérennité »558. Néanmoins, aussi efficient que ce cadre d'analyse puisse être, réduire l'école à la nation impose une vision totalisante qui tend à nier les différences de vécu dans les expériences scolaires des acteurs historiques. Or, comme nous espérons l'avoir montré, l'école n'est pas que l'imposition au niveau local d'un pouvoir national, elle est aussi négociations à différentes échelles - entre mairies, communes, instituteurs, inspecteurs... - qui permettent de placer au centre de l'étude l'approche micro-historique. Certains, par leur volonté d'autonomiser les deux échelles sont tombés dans le travers inverse, essayant de faire valoir l'idée - déjà très vieille - d'une lutte des cultures : l'école de la nation viserait à l'homogénéisation violente des populations par la pure et simple destruction des terroirs559. Si ces affirmations ont largement été infirmées depuis, il ne faut pas non plus leur dénier tout intérêt. Elles permettent de pointer du doigt l'oubli des réalités locales dans la feinte homogénéité des expériences nationales. Une fois cela posé, le risque est pour nous de jouer sur un registre de simples ressemblances/différences entre les textes officiels et les faits glanés ici et là, venant contredire la norme. Toutefois, cette méthode est d'un bien maigre intérêt

558 Damiano MATASCI, L'école républicaine... op.cit, p.8.

559 Sur ce point voir les ouvrages d'Eugen WEBER, Peasants into frenchmen... op.cit et de Suzanne CITRON, Le Mythe National, op.cit, qui malgré leur date de publication déjà ancienne, connaissent une étonnante postérité.

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heuristique et n'est que peu propice à la généralisation560 . En puisant dans les ressources qu'offre l'histoire des échelles d'observation561 complété par les analyses fondatrices de la sociologie pragmatique 562 , il est alors possible de penser la coexistence d'espaces d'identification qui, entrent conjointement dans les schèmes de justification des acteurs563. Nous avons vu d'une part, que les acteurs locaux disposent d'une agentivité, d'une capacité d'action sur l'institution scolaire - c'est le cas lorsque les parents demandent une dérogation d'âge, lorsqu'ils font une pétition ou encore lorsque les instituteurs arguent pour leur mutation - mais aussi que l'institution scolaire s'adapte aux contraintes locales - le personnage intéressant de l'inspecteur primaire joue bien ce lien entre réalité locale et politique nationale.

Dans des territoires que l'on pense isolés - et qui le sont pour partie - on a alors observé les manières - parfois les échecs comme dans le cas des cheminées effondrées - dont l'école populaire s'installe au hameau. Étudier des sociétés traversées par le tourisme, permet de pousser à son paroxysme l'interpénétration des échelles tout en pointant leur non-conflictualité - parfois même leur complémentarité. Enfin, choisir l'étude du milieu - ou de l'environnement - rend possible d'informer sur la manière dont les expériences scolaires des acteurs divergent parfois des normes nationales et surtout de quelle manière l'environnement alpin est mobilisé pour justifier ces manquements aux règles. Cela permet d'appréhender à la fois les représentations des acteurs de l'école - parents, enseignants, parents, inspecteurs - ainsi que les manières dont ceux-ci perçoivent l'environnement alpin. Ce n'est d'ailleurs pas le seul avantage que constitue la dimension environnementale de l'étude : elle permet également d'élargir l'analyse par une perspective d'histoire comparée des systèmes scolaires suisses et français. En partant du paradoxe apparent de deux systèmes scolaires différents dans un environnement similaire, nous portons un regard qui dépasse les limites de la nation. Parfois, les stratégies et les pratiques scolaires donnent lieu à des expériences que l'on peut rapprocher, d'autres fois, il a fallu conclure à la différence dans les moyens employés et les perceptions engendrées. Nous

560 Les archives de la Haute-Savoie conservent pour exemple plusieurs mémoires des années 1980 qui, en étudiant l'école dans le département se bornent à reprendre la grille de lecture proposé par les Ozouf.

561 Entamée par la microstoria italienne puis largement travaillée ensuite, notamment dans Jacques REVEL (dir), Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, op.cit.

562 Voir Luc BOLTANSKY et Laurent THEVENOT, De la justification...op.cit. Leurs idées sont par la suite reprises en histoire, voir Simona CERUTTI, « Histoire pragmatique... », op.cit.

563 C'est-à-dire que le « macro » ne s'oppose pas au « micro » : les acteurs utilisent des catégories générales pour justifier leurs actions sans que le « général » s'autonomise en dehors. Voir notamment Yannick BARTHE, Damien DE BLIC, Jean-Philippe HEURTIN et al., « Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix, n° 103, 2013/3, p. 175-204.

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observons ainsi que les manières de considérer l'école et les Alpes - ou l'école dans les Alpes - divergent. De ce constat, trois conclusions. La première, s'il est encore besoin, relègue définitivement l'idée d'un déterminisme géographique stricte aux oubliettes pour considérer l'environnement dans une relation dynamique d'espace vécu et de représentations/pratiques de ce même espace - le chapitre comparant le paysage de l'école et celui du tourisme en montre également un bon exemple. La deuxième permet de réintroduire avec force les frontières nationales comme vecteur important de représentations et d'identification à un espace. Cette ouverture sur la question des frontières constitue une part importante du travail, qu'elles soient inter-étatiques ou, lorsqu'on les prend dans une acceptation plus large, qu'elles fassent fi des nations, permettant de trouver à diverses échelles d'analyse des limites strictes et d'autres plus floues entre les deux territoires. Les frontières prennent toute leur force au moment d'étudier l'école dans la Première Guerre mondiale, d'où notre dernier constat.

Ici, la guerre sémiotise le territoire national avec une force inédite, mais en jouant sur la richesse du concept de frontière, il apparaît qu'à certaines échelles, moins physiques qu'idéologiques, la guerre traverse les Alpes, créant, des espaces qui transgressent à nouveau les limites des États. Ces analyses ne permettent de répondre aux questions de différences/ressemblances entre les deux systèmes scolaires qu'à demi-mots - d'ailleurs poser la comparaison dans ces termes ne présente qu'un faible intérêt. Les questions dépendent de l'échelle : on peut à la fois écrire que les deux écoles sont prises dans un mouvement de scolarisation européen qui les rapproche car elles partagent les mêmes fins - en résumé l'éducation populaire, civique et nationale. On peut aussi dire qu'elles divergent sensiblement - par les moyens de parvenir à leurs fins, par la place de l'Église sur les bancs scolaires, par les modèles étatiques - centralisé ou fédéral - également. En considérant spécifiquement les écoles alpines cette fois, on peut trouver des ressemblances non-négligeables qui peuvent les placer à part des autres lieux compris au sein de leurs nations respectives. Comparer le cas suisse et le cas français à l'aune du conflit parait absurde. Pourtant, et de manière tout à fait contrintuitive, l'ampleur de la mobilisation suisse - surtout entre 1914 et 1916 - couplé à la relative « protection » du territoire haut-savoyard face aux affres de la guerre - pas de réquisitions de locaux scolaires, pas d'hôpitaux de blessés - permettent de rapprocher les deux expériences de guerre des écoles alpines.

Enfin, on entend une critique légitime qui limite les apports de ce travail mais en compose à la fois une ouverture pour une thèse doctorale. Il serait intéressant d'ajouter à notre propos l'Italie du Nord, qui partage ses limites étatiques avec les deux territoires de l'étude. D'autant

plus qu'une partie du pays à la botte, celle la plus proche du Mont-Blanc, comme dans le Val d'Aoste parlait - et parle parfois encore - la langue française. N'oublions pas que jusqu'en 1860, date de la réunion des territoires de Savoie - auparavant sardes - à la France, le Val d'Aoste et ce qui deviendra les départements français de la Savoie et de la Haute-Savoie communiaient sous le même drapeau. François Walter recense d'ailleurs des revendications éparses à partir de la fin du XIXe siècle pour faire reconnaître l'existence d'une « région arpitanienne » 564 qui réunirait autour du Mont-Blanc la Haute-Savoie, le Val d'Aoste et le Valais. Étudier les écoles alpines de manière exhaustive ne peut donc se réduire à une comparaison franco-suisse. Une histoire scolaire des Alpes serait par ailleurs très intéressante à étudier à l'épreuve de la guerre. En prenant de la hauteur, on peut aisément élargir l'analyse aux Alpes autrichiennes ou allemandes ce qui permettrait de renforcer et d'élargir la comparaison, en étudiant les systèmes scolaires de diverses nations ainsi que les représentations différenciées des Alpes dans ces pays. L'école des Alpes ne peut-elle pas s'élargir à d'autres aires culturelles pour devenir l'école de montagne ? Bernard Debarbieux a sur ce point des réflexions très intéressantes, il montre qu'à partir du XVIIIe siècle les typologies des montagnes, généralisées par les savants, s'appuient toutes sur le modèle alpin565, créant décalages et incompréhensions quant aux manières des différents peuples d'habiter leur environnement montagneux. Bien évidemment, tout cela n'est que prospectif, il n'en est pas moins vrai que l'alliage d'histoire de l'éducation et d'histoire de l'environnement peut s'avérer productif.

564 François WALTER, Les figures paysagères...op.cit, p. 360.

565 Bernard DEBARBIEUX, Gilles RUDAZ, Les faiseurs de montagne,op.cit, p. 40-42 et Bernard DEBARBIEUX, « Construits identitaires... », op.cit.

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius