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D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)


par Lucas BOUGUEREAU
EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021
  

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CHAPITRE 2. Quand l'école se heurte au climat

« Autant les montagnes sont belles quand les vallées qui en ceignent la base font une ceinture de feuillage, autant elles sont effrayantes à voir lorsqu'elles reposent sur un monde de frimas. Alors un silence terrible repose sur la vaste étendue des vallées et des montagnes uniformément blanches ; le ciel gris se confond avec l'horizon dentelé des cimes ; souvent les neiges tourbillonnent fouettées par la tourmente, et les avalanches s'écroulent en grondant du haut des rochers. Au milieu de cette nature inhospitalière, l'homme, blotti dans un souterrain, se sent à peine le droit d'exister. »81.

Ces phrases d'Elisée Reclus rendent bien compte de la double figure des Alpes, majestueuses et terribles, mais aussi dangereuses. Lorsque l'hiver approche, « tout change dans la nature, et telle maisonnette, tel sentier, qui n'avaient jadis rien à craindre, finissent par se trouver exposés au danger ; l'angle d'un promontoire a peut-être disparu, la direction du couloir d'avalanche s'est peut-être modifiée, une lisière protectrice de forêt a cédé sous la pression des neiges, et, par suite, toutes les prévisions des montagnards se trouvent déçues. »82. On perçoit, à travers ces mots, le danger de l'hiver montagnard, si rigoureux qu'il change à la fois le paysage et les manières de vivre dans ces lieux. L'école alpine, se trouve privée de quasiment toute communication avec l'extérieur du hameau, dans cette claustration forcée, elle devient le centre de la sociabilité villageoise. Le bâtiment lui-même est dégradé par les aléas climatiques, les frêles écoles ne supportent pas toujours la lourdeur des flocons. Le froid s'insinue dans la salle de classe, le combattre requiert de fortes dépenses dans des poêles encombrants et du bois parfois trop humide qui ne parviennent à réchauffer ni les enfants, ni les enseignants.

A] L'isolement hivernal

Les hameaux, reliés au reste du monde par l'unique chemin menant au bourg pendant la belle saison, se replient sur eux-mêmes pendant l'hiver. Les frontières habituelles se meuvent,

81 Elisée RECLUS, « Excursion à travers le Dauphine, 1850-60 », Le Tour du Monde, vol 2 n°52, 1860, p. 416, cité par Soizic ALAVOINE-MULLER, « Les Alpes d'Elisée Reclus », Revue de géographie alpine, t. 89, n°4, 2001, p. 27-42, p. 36.

82 Elisée RECLUS, Histoire d'une montagne, Paris, Hetzel, 1880, p. 130-132, cité par Soizic ALAVOINE-MULLER, « Les Alpes d'Elisée Reclus », op.cit, p. 37.

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la sociabilité des habitants se cantonne aux limites étroites du lieu : plus question d'aller au marché du bourg, l'accès au transport ferroviaire - plus commun en France qu'en Suisse pour les communes de montagne - est impossible, les déplacements sont réduits. L'hiver touche tous les pans de la vie sociale et économique, le « chômage climatique » selon l'expression de Paul Guichonnet pousse parfois les populations à migrer en plaine à l'approche de l'hiver, à la recherche d'une activité rémunéré83 , souvent dans les industries horlogères de la vallée de l'Arve pour les hauts-savoyards et dans le peu d'industries que compte la vallée du Rhône en Valais. Dans d'autres cas, c'est le travail à domicile, payé pièce par les firmes des plaines qui permet une activité de subsistance. Pourtant, l'éloignement trop prononcé des hameaux de montagne par rapport au tissu économique urbain rend impossible la pratique de ces activités. Les habitants sont donc réduits à l'inertie et n'ont parfois d'autres relations que celles des quelques parents et voisins proches.

Dans ces lieux où, « les jeunes gens [qui] ne peuvent pas travailler en hiver [...] tiennent à employer leur temps par la fréquentation scolaire »84, l'école fissure le temps gelé comme nulle part ailleurs, en continuant à dispenser son enseignement à des élèves bien plus nombreux que pendant la saison d'été. Elle est dès lors le seul lien avec l'extérieur, avec ce que l'amoncellement de neige cache à la vue : les leçons de géographie, les ouvrages de la bibliothèque scolaire, permettent aux enfants d'imaginer un ailleurs, de les projeter dans des contrées où le climat, moins rude, n'affecte pas la vie sociale des habitants au-delà du port d'une écharpe.

Les conditions climatiques, en plus d'entraîner des difficultés pratiques de déplacements, présentent aussi des dangers qui, comme une épée de Damoclès, menacent chaque sortie à l'extérieur du foyer. L'inspecteur primaire de Bonneville en fait part dans une lettre de 1882 à l'inspecteur d'académie : « Au Tour par exemple, on a parfois 3 mètres de neige, et les avalanches, là comme dans tous les autres hameaux, sont fréquentes et terribles. Impossible d'aller d'un hameau à un autre pendant les 6 mois d'hiver »85 . Les frontières du hameau, objectivement fermées, sont traversées par l'école qui leur donne à voir autre chose, autre part. Cela n'enlève rien pour autant à la rudesse de cette vie cloîtrée ; une institutrice, ayant exercé pendant 10 ans (1912-1921) dans un hameau de Chamonix perché à 1300 mètres d'altitude

83 Paul GUICHONNET, « Politique et émigration savoyarde à l'époque des nationalités (1848-1860) », Hommes et Migrations, n°1166, 1993, p. 18-22, p. 18.

84 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 17 novembre 1882.

85 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie concernant la création des écoles de hameaux, 6 novembre 1882.

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témoigne : « Emprisonnée dans la neige d'Octobre à Avril - Le 25 novembre il en était tombé 80 cm dans la nuit, j'ai vécu en recluse, me consacrant à mes 19 élèves, lisant des livres empruntés à la bibliothèque pédagogique, et « Le Volume » journal pédagogique auquel j'étais abonné. Le jeudi je faisais du ski avec mon frère. (Ce sport en était à ses débuts dans la région) »86. Isolée donc, renfermée sur la sociabilité familiale, l'ennui est presque palpable chez l'enseignante ou du moins la monotonie du quotidien. Ces conditions d'enseignement particulières entraînent des pratiques scolaires différentes dans les écoles de montagne par rapport à celles de plaine. Par exemple, concernant les moyens de transports, les skis - à usage exclusivement domestique - sont un moyen privilégié pour se déplacer sans que le corps s'enfonce dans la neige, réduisant efforts et distance, et permettant, à moindre échelle, d'échapper à cette geôle de flocons. Autre alternative, la luge qui semble plébisciter par de nombreux écoliers montagnards : l'inspecteur primaire, en visite à l'école du bourg de Chamonix note en 1912 que « les luges [sont] alignées contre le mur »87. La mention est sobre, mais le fait qu'elle existe donne déjà à voir d'un fait assez inhabituel - aux yeux de l'observateur - pour qu'on prenne la peine de le noter. L'hiver reconfigure les moyens de se rendre à l'école, des pratiques spécifiques au milieu montagnard prennent place pour essayer au mieux d'abolir les distances accentuées par la neige. Plus anecdotique mais non dénué de sens, un article d'un instituteur valaisan anonyme, publié dans le journal pédagogique en janvier 1904, recommande « le balayage à la neige » des salles de classe, garantissant un « nettoyage bien plus simple qu'avec le classique arrosage »88.

Les liens de proximité et le vivre ensemble du hameau sont accentués par la restriction des circulations pendant 6 mois de l'année. Cette situation d'entre-soi peut également être vecteur de tensions. Certes, il est impossible d'affirmer que l'isolement hivernal en est la seule et l'unique cause, mais il renforce nécessairement cette sociabilité interne au hameau où les liens se font ou se défont, les amitiés se soudent et les rancoeurs s'accroissent. Intéressons-nous à la jeune institutrice Lina Charlet (née Balmat), qui enseigne en 1905 dans le hameau des Pellerins - sa mère exerce la même profession dans le hameau d'à côté - dont « les habitants

86 MUNAE, « Fond Ozouf », Questionnaire n° 940086815, Madame Ephise Jacquer.

87 ADHS, 1 T 793, Dossier individuel de l'instituteur François-Narcisse Perrin, rapport d'inspection du 27 décembre 1912.

88 « Le balayage à la neige », L'école primaire, n°1, Janvier 1904, p. 15.

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[...] passent pour les moins commodes de Chamonix »89. Monsieur Alphonse Ancey lui adresse une lettre de plainte en Mars 1905, il lui reproche d'avoir fait de son fils « le bouffon de son école » et affirme que « tout ce qui se passe a été toléré jusqu'à présent, ce encore pour vous et vos parents en qualité de voisin, que nous n'avons rien dit, n'y porté plainte contre vous. Voulant rester en bons termes avec tous »90. Un mois plus tard, une pétition des pères de famille atterrit sur le bureau de l'inspecteur d'académie, reprenant les mêmes arguments et accusant l'institutrice de négligence, notamment de laisser les enfants trop longtemps en récréation en plein hiver91 (sur les 14 noms, figure un « Balmat » parent de l'institutrice ?). L'inspecteur primaire reconnaît d'abord que cette plainte ne semble pas fondée et rappelle que « Madame Charlet a le désavantage d'être institutrice dans son village » avant d'avancer que « Monsieur Balmat, père de Madame Charlet, aurait fait d'assez beaux bénéfices en tenant le chalet de la Pierre pointue et celui des Grands Mulets ; de là les jalousies et les inimitiés, dont Monsieur Balmat a déjà souffert »92. Les sociabilités hivernales « resserrées » de ces hameaux peuvent générer des mécontentements, surtout au sein de l'école qui en constitue le centre : les enfants fréquentent très assidûment ses bancs et les manquements au règlement de l'institutrice sont plus visibles. De plus, le bâtiment est considéré comme un lieu où les enfants peuvent être accueillis utilement pendant l'inactivité saisonnière, dans des locaux chauffés qui font figure de refuge contre le froid : d'où l'indignation quand les enfants sont laissés trop longtemps dehors ou lorsqu'ils sont renvoyés chez eux avant l'heure réglementaire.

Les liens de voisinage, les liens familiaux retardent l'expression du mécontentement - « les membres de sa famille étant voisins avec nous avons toujours retardé à porter plainte »93 - mais ne suffisent pas à la faire taire. Aux beaux jours, les absences régulières et répétées inquiéteront moins les parents, profitant de la saison pour employer leurs enfants à divers travaux, mais, pendant les mois d'hiver, l'école est une chose sérieuse, importante, dont les règles doivent être respectées.

Si en France, l'institution scolaire n'est bouleversée que dans ses marges, l'école valaisanne, située dans sa grande majorité en moyenne montagne, est remise en cause dans l'ensemble de son fonctionnement normal. En février 1910, la conférence annuelle des

89 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice Lina Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 Août 1905.

90 Ibidem, Lettre d'Alphonse Doncey à Lina Balmat, 27 Mars 1905.

91 Ibid, Pétition des pères de famille auprès de l'inspecteur d'académie, 28 Avril 1905.

92 Ibid, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 19 août 1905.

93 Ibid, Pétition des pères de famille auprès de l'inspecteur d'académie, 28 Avril 1905.

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inspecteurs scolaires, prévue à Sion, a vu de nombreux empêchements « par la détestable, ou plutôt, abominable température de ces jours derniers » 94, ajoutant plus loin que « c'était le cas notamment pour MM. Les inspecteurs les plus éloignés, bloqués dans leurs vallées sans pouvoir momentanément en sortir ou retenus chez eux grâce aux routes coupées sur différents points »95. L'hiver handicape la bonne marche de l'institution scolaire, là où elle n'est que dysfonctionnement mineur outre-alpes. Cette réunion empêchée ne semble pas être un fait rare. Chaque hiver, inspecteurs ou instituteurs sont privés de réunions professionnelles et même de toutes relations avec leurs collègues pendant une moitié de l'année. Heureux sont ceux pour qui le facteur peut encore monter livrer le journal pédagogique, presque le seul lien entre les instituteurs coincés dans leur école et l'École en tant qu'entité nationale, administrative et pédagogique.

En Valais le lieu scolaire se transforme aussi en centre de village, la fréquentation étant elle aussi bien meilleure en hiver, nous y reviendrons. Néanmoins, la médiocrité des bâtiments scolaires et l'investissement différencié selon les communes en bois et en chauffage créent de grosses inégalités de situation. L'état matériel des écoles valaisanne s'améliore lentement, surtout à partir de 1904, mais si la ferveur scolaire connaît une nette progression sur la période, l'école n'a pas la même place dans la vie sociale du canton que dans la vie sociale française. Josef Guntern en rendait responsable « l'attitude de la population, à savoir son indolence et son manque d'intérêt »96, il semble plus probable que ce soit l'investissement tardif dans le champ de l'éducation populaire qui en soit la cause, il n'en reste pas moins que cela témoigne de l'importance mesurée assignée à l'école. Et justement, les bâtiments scolaires alpins souffrent du climat, qu'ils soient inadaptés à leur milieu ou justement pensés spécifiquement par rapport au lieu, les expériences scolaires des écoles alpines ne sont pas totalement les mêmes qu'ailleurs.

B] Des bâtiments inadaptés

Dans cette sous-partie, nous prendrons exclusivement appui sur les sources françaises par manque de documentation. Cependant, il n'est pas à douter que, largement fondée sur les

94 « Conférences des inspecteurs scolaires », L'école primaire, n°2, Mars 1910, p. 2 (frontispice).

95 Ibidem.

96 Josef GUNTERN, L'école valaisanne..., op. cit, p. 15.

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conditions climatiques, les analyses proposées ci-dessus s'appliquent également - sinon plus en raison de la fragilité de l'investissement dans le bâti scolaire - au cas des écoles valaisannes.

Malgré l'investissement conséquent de la IIIe République dans les locaux scolaires, les écoles de montagne restent des bâtiments sommaires, conçus pour parer au besoin urgent d'instruction primaire. Les nouvelles écoles de hameaux à Chamonix ont toutes été construites sur les mêmes plans, respectant les normes républicaines - salle de classe au rez-de-chaussée et logement de l'enseignant à l'étage - et contrôlées dans leur conformité par l'inspecteur primaire pour le compte du préfet. Le solde de subvention de l'État est délivré seulement lorsque le bâtiment est jugé conforme « aux plans et aux devis approuvés par l'administration supérieure »97. Si la marge de manoeuvre est mince, les autorités s'accommodent pourtant de quelques manquements aux devis initiaux, lorsque la garniture de cheminée en marbre n'a pas été montée, ou encore que « l'évier de la cuisine est en mélèze au lieu d'être en pierre »98. Toutefois, un des principaux problèmes soulevés par cette centralisation du bâti réside en ce que les écoles n'ont pas été pensées pour les conditions géographiques particulières qui composent le quotidien de la vie en montagne. En plus des délais de construction très longs, interrompus pendant les longs mois hivernaux - 7 ans de travaux - les bâtiments scolaires se dégradent très rapidement. Dès 1893 - 3 années après sa construction - l'école du Tour nécessite déjà des travaux urgents. L'inspecteur primaire en reconnaît les failles : « le reproche que l'on pourrait faire à ces travaux, c'est qu'ils ont été mal prévus » il ajoute plus loin que « les cheminées, telles qu'elles ont été projetées et exécutées ne présentaient pas une résistance suffisante à la quantité de neige qui tombe à Chamonix » et conclut : « On aurait dû modifier les plans primitifs »99 . La politique de normalisation de l'enseignement primaire a failli, le pouvoir décisionnel étant trop loin de la réalité du terrain. Autre exemple, en avril 1905, l'école d'Argentière est largement dégradée par un tremblement de terre. Ces aléas, pourtant fréquents en montagne, n'ont pas été pris en compte lors de la construction du bâtiment. En conséquence, la classe n'a pas pu se tenir pendant plusieurs semaines et l'inspecteur d'académie, sous l'égide du préfet, ordonne la réduction des vacances d'Avril pour rattraper le temps d'enseignement perdu pendant les travaux100. L'inadaptation des locaux scolaires au milieu montagnard montre

97 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie concernant la vérification de l'école de Pratz, 29 Juin 1890.

98 Ibidem.

99 ADHS, 1 T 418, Lettre n°1245 de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 30 Mai 1893.

100 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 5 Septembre 1905.

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une fois encore l'écart entre la politique centralisatrice déployée dans les affaires scolaires françaises et la réalité de la diversité des situations locales. Les manquements des autorités centrales dans la construction des bâtiments scolaires entraînent à leur suite une série d'événements qui modifient les pratiques scolaires des habitants de montagne - à l'inverse du but initial que se fixe l'enseignement primaire.

Pour exemple, les écoles de hameaux ne possèdent pas de jardin. Les instituteurs et institutrices perçoivent une prime depuis au moins 1885 du fait de ce manque101, mais une grosse partie du discours républicain, très insistant depuis les débuts de la IIIe République sur l'apprentissage des cours d'agriculture et d'horticulture ne peut être mis en pratique. Les programmes scolaires ne cessent de soulever l'importance de ces cours qui prennent normalement place dans le jardin attenant à l'école afin d'une part, d'améliorer les pratiques agricoles des populations rurales, et d'autre part - pour l'horticulture - de développer un goût de l'esthétique paysagère102 au coeur d'un enseignement aux atours parfois naturalistes - nous y reviendrons. Autre point témoignant de la spécificité de l'école de hameau, l'accès à l'eau courante. Ces écoles, contrairement aux écoles de ville qui possèdent de meilleurs équipements, ne possèdent pour certaines pas d'accès à l'eau jusque dans la toute fin des années 1890. Le conseil municipal de Chamonix pointe ce manque dans une séance du 19 août 1897, et propose la prolongation du conduit d'eau jusqu'à l'école car, « l'instituteur qui a plus de 400m à parcourir aller et retour chaque fois qu'il a besoin de s'alimenter, mais encore au point de vue de la propreté et de la salubrité de la classe qui est privée sous ce rapport de l'élément le plus utile »103 . En effet, comment concilier les campagnes hygiénistes au centre des doctrines scolaires, tant en France qu'en Suisse à la Belle Époque avec l'impossibilité de s'alimenter en eau courante ? Et que se passe-t-il lorsque les élèves, en manque d'eau dans les chaudes journées d'été, doivent, pour s'hydrater, parcourir 800 mètres aller/retour ? De plus, si la régularisation s'effectue dans les années suivantes, le froid hivernal menace souvent le bon fonctionnement des canalisations. Toujours durant l'année 1897, les canalisations de l'école normale de Bonneville, située à environ 600 mètres d'altitude ont gelé, privant les élèves-maîtres de l'accès

101 ADHS, 2 O 2175, Chamonix, « Vie scolaire », Lettre de l'inspecteur primaire de Bonneville à l'inspecteur d'académie, 10 Septembre 1885.

102 Voir sur ce point la distinction faite entre agriculture et horticulture par Yves LUGINBULH, « Le XIXe siècle, de l'éclatement aux tentatives de recompositions d'une totalité de la nature », dans Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement..., op.cit, p. 27-49.

103 ADHS, 2 O 2175, Délibération du Conseil Municipal de Chamonix, 19 Août 1897.

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à l'eau courante104, il est facile d'imaginer que ces faits relèvent du quotidien pour des écoles de hameau situées entre 1200 et 1400 mètres d'altitude. Les déplacements rendus difficiles en hiver par la quantité de neige importante ne favorisent pas non plus l'approvisionnement en eau en cas de gel des canalisations.

Si les écoles du bourg sont souvent mieux pourvues et moins enclavées, on constate que l'hiver dévoile les failles dans les constructions de bâtiments. Le médecin scolaire cantonal des épidémies, monsieur Servellaz, écrit un rapport au sous-préfet en 1908 sur la situation de l'école de garçons du bourg de Chamonix et commence par noter que « l'école est dépourvue de préau couvert et asphalté (dans un pays ayant 4 mois de neige »105 - les plans des écoles de hameaux n'en prévoient pas non plus. Il poursuit en précisant que « les cours sont mal empierrées et non exposées au soleil, si bien que les enfants jouent dans la boue les jours de pluie ou de fonte des neiges et de nombreux jours suivants »106. L'école républicaine n'est pas adaptée au milieu de montagne, les plans normés des bâtiments peinent à résister au lieu : les écarts/normes pratiques se creusent. Une partie des enseignements prévus ne peut pas avoir lieu, les conditions d'études ne sont pas favorisées par les différents manques énumérés ci-dessus et de surcroît, toujours selon le docteur Servellaz, « ces conditions antihygiéniques doivent jouer un rôle très important dans l'éclosion des maladies parmi les élèves »107. Il s'agit alors de déployer des stratégies pour lutter contre le froid, de manière à assurer le bon fonctionnement de l'école de montagne et ainsi permettre aux enfants d'étudier dans des conditions favorables, faits primordiaux pour favoriser l'amélioration des conditions d'enseignements.

C] Lutter contre le froid

Les épidémies sont fréquentes dans ces communes de montagne. Les autorités sont particulièrement vigilantes à éviter leur propagation et promptes à réagir aux cas d'infections. Le médecin cité plus haut évoque le fait que « les fièvres éruptives éclatent avec une certaine gravité toute particulière chez les enfants exposés au froid lors de l'éclosion de ces

104 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école normale de Bonneville, 26 Juin 1897.

105 ADHS, 2 O 2175, Lettre du docteur Servellaz au sous-préfet de Bonneville, 14 Novembre 1908.

106 Ibidem.

107 Ibidem.

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maladies »108. Sur avis de celui-ci, décision peut être prise d'isoler les enfants malades ou même parfois de fermer les classes pendant une certaine période. En général, les autorités françaises sont plus frileuses à décider la fermeture de classe, souhaitant à tout prix ne pas interrompre le bon fonctionnement de l'école républicaine. En Valais, étant accepté d'une part, que les écoles n'ont pas toute la même durée en fonction de leur localisation géographique, d'autre part, que le programme n'est jamais suivi à la lettre ni vraiment homogène dans le canton - l'État se tenant plutôt à distance des décisions scolaires - les fermetures sont décidées plus aisément, souvent par les pouvoirs locaux, sans que cela ne remette en cause le bien-fondé de l'enseignement primaire.

Pour exemple, les écoles valaisannes resteront fermées pendant de longues semaines en 1918 pendant l'épidémie de grippe, sans qu'il n'en soit fait mention plus de quelques fois à la commission cantonale de l'instruction primaire109 . Toutefois, dans les deux territoires, les épidémies dont la cause est imputée au froid, déstabilisent pendant la période hivernale la marche normale des écoles. D'autant plus que la promiscuité dans laquelle vivent les habitants de hameaux favorise la diffusion rapide des maladies. Celles-ci sont d'autant plus graves que l'isolement et les rudes conditions climatiques des hameaux ne favorisent pas l'établissement de médecins sur place, capables de prendre en charge la patientèle enfantine. L'instituteur Paul Vigroux, ayant enseigné pendant 6 ans dans la commune de Petit-Bornand exprime ce manque, constatant « l'absence de docteur dans un rayon de moins de 12 kilomètres »110. Introduisons néanmoins une distinction au sein même des communes de montagne, entre celles qui deviennent des destinations touristiques à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et celles qui restent dans un relatif isolement. Pour les premières, la présence de médecins est une nécessité et une activité lucrative au vu de l'afflux de visiteurs pendant une période de l'année. La commune de Chamonix par exemple compte dès 1884 au moins un médecin qui vaccine gratuitement les enfants111, c'est également le cas de communes valaisannes comme Nendaz. Pour la seconde catégorie de commune, la faible attractivité des bourgs n'encourage pas la fixation de médecins à l'année. Les écoles doivent se contenter de la visite annuelle du médecin scolaire en Valais ou celle, plus régulière, du médecin scolaire des épidémies en Haute-Savoie. Toutefois, même dans les communes privilégiées, les médecins ne s'installent parfois que

108 Ibid.

109 AEV, 3 DIP 188, Protocole de la commission cantonale de l'instruction primaire, 22 Octobre 1918.

110 ADHS, 1 T 55, Lettre de l'instituteur Paul Vigroux à l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1913.

111 ADHS, 2 0 2174, Délibération du Conseil Municipal, 23 Août 1883.

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pendant la saison d'été, c'est ainsi que Chamonix se trouve privée de médecin pendant l'hiver 1887 alors qu'une épidémie de rougeole sévit.

Dans tous les cas, les épidémies au sein de l'école sont perçues comme un danger que favorise le rude climat montagnard. En 1902, des cas de diphtérie sont détectés dans les écoles de Chamonix : à la question de savoir s'il faut fermer les classes ou non, le secrétaire général du préfet adresse une lettre à l'inspecteur d'académie pour maintenir les classes ouvertes tout en veillant à ce « qu'aucun des enfants qui ont été atteints ne soit admis en classe avant 40 jours à dater du début de la maladie »112. Quelques années plus tard, en février 1908, une sévère épidémie de rougeole touche plus de 130 enfants chamoniards, la fermeture ne peut plus être évitée. Le docteur Bonnefoy fait un rapport dans lequel il valide la décision de fermeture des classes pendant 15 jours avec, en contrepartie, une suppression des vacances d'avril113. Si le froid est tenu responsable, il faut s'assurer de lutter contre ses conséquences sur la santé des élèves au sein de classes et ici, le pouvoir communal est l'acteur décisionnel majeur.

En Valais comme en Haute-Savoie - et plus généralement en France comme en Suisse - les communes fournissent certains avantages en nature aux instituteurs. Jean-François Chanet remettait même en cause l'idée d'égalité de conditions des postes d'enseignants du fait des différentes faveurs variant selon les communes - importance des primes ou secrétariat de mairie114. Dans la même idée, Danièle Périsset-Bagnoud expliquait le « leurre » selon elle, de la gratuité scolaire valaisanne : les impôts locaux financent des avantages plus ou moins larges attribuées aux instituteurs115. Ce sont les communes qui s'occupent de fournir le bois aux écoles et aux instituteurs/institutrices, ce qu'elles font en fonction de leurs moyens et de leur degré de préoccupation quant aux affaires scolaires. Dans les cahiers référençant le personnel enseignant valaisan, on trouve parfois au sein d'une même commune, des instituteurs ou institutrices qui bénéficient du bois fourni - avec en général 30 francs de retenue sur leur salaire - et d'autres qui n'y ont pas droit, c'est le cas pour la commune de Fully pour l'année 1891-1892116. En

112 ADHS, 1 T 418, Lettre du secrétaire général du préfet à l'inspecteur d'académie, 3 Mars 1902.

113 ADHS, 1 T 418, Rapport du docteur Bonnefoy à l'inspecteur d'académie, 26 Février 1908.

114 Jean-François CHANET, « Les instituteurs entre État-pédagogue et État-patron, des lois républicaines aux lendemains de la Grande Guerre » dans Marc-Olivier BARUCH, Vincent DUCLERT (dir), Serviteurs de l'État : une histoire politique de l'administration française, Paris, La Découverte, 2000, p. 351-363.

115 Danièle PERISSET-BAGNOUD, « L'instruction primaire publique en Valais 1830-1885 : Des législations cantonales à leur application », dans Rita HOFSTETTER, Charles MAGNIN, Lucien CRIBLEZ, Carlo JENZER (dir.), Une école pour la démocratie...op.cit, p. 137-151, p. 139.

1 DIP 21, Personnel enseignant, commune de Fully, 1891-1892.

116 AEV,

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Haute-Savoie, les provisions de bois sont presque systématiquement fournies aux personnels enseignants et plus généralement aux écoles, où la nécessité de se chauffer revêt une importance primordiale. La dépense est telle qu'en 1884, le conseil municipal de Chamonix décide de demander une contribution de 30 francs par an aux instituteurs pour l'approvisionnement en bois117. Toutefois, la commune voit à l'économie en ne fournissant qu'un « poêle ordinaire de moindre valeur »118 aux écoles de hameaux nouvellement construites en lieu et place du calorifère proposé par l'autorité supérieure. Mauvais calcul car le bois pèse énormément sur les dépenses de la commune, décision est prise dès 1892 de le remplacer par de l'anthracite pour chauffer les classes, d'autant plus que le conseil municipal est de plus en plus vigilant quant à la préservation de la forêt sur son territoire. Mais les quantités sont mal estimées au départ : la commune commande 30 tonnes pour chauffer les écoles pendant l'hiver 1884, cela ne suffit pas. Le conseil communal se voit donc contraint de recommander dans l'urgence quelques tonnes en plus alors que son premier souci était que « les transports puissent se faire avant les neiges »119. En effet, l'enclavement hivernal ne permet pas les communications entre le bourg et les hameaux pendant plusieurs mois de l'année. Le transport d'une dizaine de tonnes supplémentaires de combustibles à acheminer ensuite sur des distances longues de plusieurs kilomètres, sur des routes entravées par la neige et le gel n'est pas chose aisée. Pendant ce temps, les élèves de l'école et l'enseignant doivent supporter le froid qui s'insinue dans la classe, ou solliciter l'aide des voisins bienveillants en attendant un temps plus clément pour assurer la livraison de combustibles. La commune prend note du problème et investit, en 1897, dans l'achat de 8 calorifères pour remplacer les fourneaux peu efficaces et énergivores de ses écoles. Les quantités commandées - environ 40 tonnes par an - se stabilisent dès le milieu des années 1890, montrant l'intérêt de Chamonix à régler le problème du chauffage des classes. Les élèves peuvent profiter de l'atmosphère chaude et accueillante de la salle de classe, qui contraste avec le froid glacial du dehors. L'hiver qui sévit d'octobre à mars fait de l'école le nerf du village, accueillant les nombreux enfants qui viennent y trouver refuge.

Néanmoins, la plupart des communes de montagne de la Belle Époque ne disposent ni de finances aussi importantes que Chamonix, ni de moyens de transport aussi sophistiqués - train

117 ADHS, 2 O 2174, Délibération du Conseil Municipal, 14 Décembre 1884.

118 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie concernant la vérification de l'école de Pratz, 29 Juin 1890, op. cit.

119 ADHS, 1 T 418, Délibération du Conseil Communal, 18 Août 1894.

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dans le bourg, pour pouvoir à un approvisionnement aussi conséquent. Il faut, semble-t-il, prendre la mesure du fait que, dans bien des hameaux, l'enfant a froid.

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