CHAPITRE 2. Quand l'école se heurte au climat
« Autant les montagnes sont belles quand les
vallées qui en ceignent la base font une ceinture de feuillage, autant
elles sont effrayantes à voir lorsqu'elles reposent sur un monde de
frimas. Alors un silence terrible repose sur la vaste étendue des
vallées et des montagnes uniformément blanches ; le ciel gris se
confond avec l'horizon dentelé des cimes ; souvent les neiges
tourbillonnent fouettées par la tourmente, et les avalanches
s'écroulent en grondant du haut des rochers. Au milieu de cette nature
inhospitalière, l'homme, blotti dans un souterrain, se sent à
peine le droit d'exister. »81.
Ces phrases d'Elisée Reclus rendent bien compte de la
double figure des Alpes, majestueuses et terribles, mais aussi dangereuses.
Lorsque l'hiver approche, « tout change dans la nature, et telle
maisonnette, tel sentier, qui n'avaient jadis rien à craindre, finissent
par se trouver exposés au danger ; l'angle d'un promontoire a
peut-être disparu, la direction du couloir d'avalanche s'est
peut-être modifiée, une lisière protectrice de forêt
a cédé sous la pression des neiges, et, par suite, toutes les
prévisions des montagnards se trouvent déçues.
»82. On perçoit, à travers ces mots, le
danger de l'hiver montagnard, si rigoureux qu'il change à la fois le
paysage et les manières de vivre dans ces lieux. L'école alpine,
se trouve privée de quasiment toute communication avec
l'extérieur du hameau, dans cette claustration forcée, elle
devient le centre de la sociabilité villageoise. Le bâtiment
lui-même est dégradé par les aléas climatiques, les
frêles écoles ne supportent pas toujours la lourdeur des flocons.
Le froid s'insinue dans la salle de classe, le combattre requiert de fortes
dépenses dans des poêles encombrants et du bois parfois trop
humide qui ne parviennent à réchauffer ni les enfants, ni les
enseignants.
A] L'isolement hivernal
Les hameaux, reliés au reste du monde par l'unique
chemin menant au bourg pendant la belle saison, se replient sur eux-mêmes
pendant l'hiver. Les frontières habituelles se meuvent,
81 Elisée RECLUS, « Excursion à
travers le Dauphine, 1850-60 », Le Tour du Monde, vol 2
n°52, 1860, p. 416, cité par Soizic ALAVOINE-MULLER, « Les
Alpes d'Elisée Reclus », Revue de géographie
alpine, t. 89, n°4, 2001, p. 27-42, p. 36.
82 Elisée RECLUS, Histoire d'une
montagne, Paris, Hetzel, 1880, p. 130-132, cité par Soizic
ALAVOINE-MULLER, « Les Alpes d'Elisée Reclus », op.cit,
p. 37.
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la sociabilité des habitants se cantonne aux limites
étroites du lieu : plus question d'aller au marché du bourg,
l'accès au transport ferroviaire - plus commun en France qu'en Suisse
pour les communes de montagne - est impossible, les déplacements sont
réduits. L'hiver touche tous les pans de la vie sociale et
économique, le « chômage climatique » selon l'expression
de Paul Guichonnet pousse parfois les populations à migrer en plaine
à l'approche de l'hiver, à la recherche d'une activité
rémunéré83 , souvent dans les industries
horlogères de la vallée de l'Arve pour les hauts-savoyards et
dans le peu d'industries que compte la vallée du Rhône en Valais.
Dans d'autres cas, c'est le travail à domicile, payé pièce
par les firmes des plaines qui permet une activité de subsistance.
Pourtant, l'éloignement trop prononcé des hameaux de montagne par
rapport au tissu économique urbain rend impossible la pratique de ces
activités. Les habitants sont donc réduits à l'inertie et
n'ont parfois d'autres relations que celles des quelques parents et voisins
proches.
Dans ces lieux où, « les jeunes gens
[qui] ne peuvent pas travailler en hiver [...] tiennent
à employer leur temps par la fréquentation scolaire
»84, l'école fissure le temps gelé comme
nulle part ailleurs, en continuant à dispenser son enseignement à
des élèves bien plus nombreux que pendant la saison
d'été. Elle est dès lors le seul lien avec
l'extérieur, avec ce que l'amoncellement de neige cache à la vue
: les leçons de géographie, les ouvrages de la
bibliothèque scolaire, permettent aux enfants d'imaginer un ailleurs, de
les projeter dans des contrées où le climat, moins rude,
n'affecte pas la vie sociale des habitants au-delà du port d'une
écharpe.
Les conditions climatiques, en plus d'entraîner des
difficultés pratiques de déplacements, présentent aussi
des dangers qui, comme une épée de Damoclès, menacent
chaque sortie à l'extérieur du foyer. L'inspecteur primaire de
Bonneville en fait part dans une lettre de 1882 à l'inspecteur
d'académie : « Au Tour par exemple, on a parfois 3
mètres de neige, et les avalanches, là comme dans tous les autres
hameaux, sont fréquentes et terribles. Impossible d'aller d'un hameau
à un autre pendant les 6 mois d'hiver »85 . Les
frontières du hameau, objectivement fermées, sont
traversées par l'école qui leur donne à voir autre chose,
autre part. Cela n'enlève rien pour autant à la rudesse de cette
vie cloîtrée ; une institutrice, ayant exercé pendant 10
ans (1912-1921) dans un hameau de Chamonix perché à 1300
mètres d'altitude
83 Paul GUICHONNET, « Politique et
émigration savoyarde à l'époque des nationalités
(1848-1860) », Hommes et Migrations, n°1166, 1993, p. 18-22,
p. 18.
84 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire
à l'inspecteur d'académie, 17 novembre 1882.
85 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire
à l'inspecteur d'académie concernant la création des
écoles de hameaux, 6 novembre 1882.
33
témoigne : « Emprisonnée dans la neige
d'Octobre à Avril - Le 25 novembre il en était tombé 80 cm
dans la nuit, j'ai vécu en recluse, me consacrant à mes 19
élèves, lisant des livres empruntés à la
bibliothèque pédagogique, et « Le Volume » journal
pédagogique auquel j'étais abonné. Le jeudi je faisais du
ski avec mon frère. (Ce sport en était à ses débuts
dans la région) »86. Isolée donc,
renfermée sur la sociabilité familiale, l'ennui est presque
palpable chez l'enseignante ou du moins la monotonie du quotidien. Ces
conditions d'enseignement particulières entraînent des pratiques
scolaires différentes dans les écoles de montagne par rapport
à celles de plaine. Par exemple, concernant les moyens de transports,
les skis - à usage exclusivement domestique - sont un moyen
privilégié pour se déplacer sans que le corps s'enfonce
dans la neige, réduisant efforts et distance, et permettant, à
moindre échelle, d'échapper à cette geôle de
flocons. Autre alternative, la luge qui semble plébisciter par de
nombreux écoliers montagnards : l'inspecteur primaire, en visite
à l'école du bourg de Chamonix note en 1912 que « les
luges [sont] alignées contre le mur »87. La mention
est sobre, mais le fait qu'elle existe donne déjà à voir
d'un fait assez inhabituel - aux yeux de l'observateur - pour qu'on prenne la
peine de le noter. L'hiver reconfigure les moyens de se rendre à
l'école, des pratiques spécifiques au milieu montagnard prennent
place pour essayer au mieux d'abolir les distances accentuées par la
neige. Plus anecdotique mais non dénué de sens, un article d'un
instituteur valaisan anonyme, publié dans le journal pédagogique
en janvier 1904, recommande « le balayage à la neige »
des salles de classe, garantissant un « nettoyage bien plus
simple qu'avec le classique arrosage »88.
Les liens de proximité et le vivre ensemble du hameau
sont accentués par la restriction des circulations pendant 6 mois de
l'année. Cette situation d'entre-soi peut également être
vecteur de tensions. Certes, il est impossible d'affirmer que l'isolement
hivernal en est la seule et l'unique cause, mais il renforce
nécessairement cette sociabilité interne au hameau où les
liens se font ou se défont, les amitiés se soudent et les
rancoeurs s'accroissent. Intéressons-nous à la jeune institutrice
Lina Charlet (née Balmat), qui enseigne en 1905 dans le hameau des
Pellerins - sa mère exerce la même profession dans le hameau
d'à côté - dont « les habitants
86 MUNAE, « Fond Ozouf », Questionnaire
n° 940086815, Madame Ephise Jacquer.
87 ADHS, 1 T 793, Dossier individuel de l'instituteur
François-Narcisse Perrin, rapport d'inspection du 27 décembre
1912.
88 « Le balayage à la neige »,
L'école primaire, n°1, Janvier 1904, p. 15.
34
[...] passent pour les moins commodes de Chamonix
»89. Monsieur Alphonse Ancey lui adresse une lettre de
plainte en Mars 1905, il lui reproche d'avoir fait de son fils « le
bouffon de son école » et affirme que « tout ce qui
se passe a été toléré jusqu'à
présent, ce encore pour vous et vos parents en qualité de voisin,
que nous n'avons rien dit, n'y porté plainte contre vous. Voulant rester
en bons termes avec tous »90. Un mois plus tard, une
pétition des pères de famille atterrit sur le bureau de
l'inspecteur d'académie, reprenant les mêmes arguments et accusant
l'institutrice de négligence, notamment de laisser les enfants trop
longtemps en récréation en plein hiver91 (sur les 14
noms, figure un « Balmat » parent de l'institutrice ?). L'inspecteur
primaire reconnaît d'abord que cette plainte ne semble pas fondée
et rappelle que « Madame Charlet a le désavantage d'être
institutrice dans son village » avant d'avancer que «
Monsieur Balmat, père de Madame Charlet, aurait fait d'assez beaux
bénéfices en tenant le chalet de la Pierre pointue et celui des
Grands Mulets ; de là les jalousies et les inimitiés, dont
Monsieur Balmat a déjà souffert »92. Les
sociabilités hivernales « resserrées » de ces hameaux
peuvent générer des mécontentements, surtout au sein de
l'école qui en constitue le centre : les enfants fréquentent
très assidûment ses bancs et les manquements au règlement
de l'institutrice sont plus visibles. De plus, le bâtiment est
considéré comme un lieu où les enfants peuvent être
accueillis utilement pendant l'inactivité saisonnière, dans des
locaux chauffés qui font figure de refuge contre le froid : d'où
l'indignation quand les enfants sont laissés trop longtemps dehors ou
lorsqu'ils sont renvoyés chez eux avant l'heure réglementaire.
Les liens de voisinage, les liens familiaux retardent
l'expression du mécontentement - « les membres de sa famille
étant voisins avec nous avons toujours retardé à porter
plainte »93 - mais ne suffisent pas à la faire taire. Aux
beaux jours, les absences régulières et
répétées inquiéteront moins les parents, profitant
de la saison pour employer leurs enfants à divers travaux, mais, pendant
les mois d'hiver, l'école est une chose sérieuse, importante,
dont les règles doivent être respectées.
Si en France, l'institution scolaire n'est bouleversée
que dans ses marges, l'école valaisanne, située dans sa grande
majorité en moyenne montagne, est remise en cause dans l'ensemble de son
fonctionnement normal. En février 1910, la conférence annuelle
des
89 ADHS, 1 T 486, Dossier individuel de l'institutrice
Lina Balmat, lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur
d'académie, 19 Août 1905.
90 Ibidem, Lettre d'Alphonse Doncey à
Lina Balmat, 27 Mars 1905.
91 Ibid, Pétition des pères de
famille auprès de l'inspecteur d'académie, 28 Avril 1905.
92 Ibid, Lettre de l'inspecteur primaire
à l'inspecteur d'académie, 19 août 1905.
93 Ibid, Pétition des pères de
famille auprès de l'inspecteur d'académie, 28 Avril 1905.
35
inspecteurs scolaires, prévue à Sion, a vu de
nombreux empêchements « par la détestable, ou
plutôt, abominable température de ces jours derniers »
94, ajoutant plus loin que « c'était le cas
notamment pour MM. Les inspecteurs les plus éloignés,
bloqués dans leurs vallées sans pouvoir momentanément en
sortir ou retenus chez eux grâce aux routes coupées sur
différents points »95. L'hiver handicape la bonne
marche de l'institution scolaire, là où elle n'est que
dysfonctionnement mineur outre-alpes. Cette réunion
empêchée ne semble pas être un fait rare. Chaque hiver,
inspecteurs ou instituteurs sont privés de réunions
professionnelles et même de toutes relations avec leurs collègues
pendant une moitié de l'année. Heureux sont ceux pour qui le
facteur peut encore monter livrer le journal pédagogique, presque le
seul lien entre les instituteurs coincés dans leur école et
l'École en tant qu'entité nationale, administrative et
pédagogique.
En Valais le lieu scolaire se transforme aussi en centre de
village, la fréquentation étant elle aussi bien meilleure en
hiver, nous y reviendrons. Néanmoins, la médiocrité des
bâtiments scolaires et l'investissement différencié selon
les communes en bois et en chauffage créent de grosses
inégalités de situation. L'état matériel des
écoles valaisanne s'améliore lentement, surtout à partir
de 1904, mais si la ferveur scolaire connaît une nette progression sur la
période, l'école n'a pas la même place dans la vie sociale
du canton que dans la vie sociale française. Josef Guntern en rendait
responsable « l'attitude de la population, à savoir son
indolence et son manque d'intérêt »96, il
semble plus probable que ce soit l'investissement tardif dans le champ de
l'éducation populaire qui en soit la cause, il n'en reste pas moins que
cela témoigne de l'importance mesurée assignée à
l'école. Et justement, les bâtiments scolaires alpins souffrent du
climat, qu'ils soient inadaptés à leur milieu ou justement
pensés spécifiquement par rapport au lieu, les expériences
scolaires des écoles alpines ne sont pas totalement les mêmes
qu'ailleurs.
B] Des bâtiments inadaptés
Dans cette sous-partie, nous prendrons exclusivement appui sur
les sources françaises par manque de documentation. Cependant, il n'est
pas à douter que, largement fondée sur les
94 « Conférences des inspecteurs scolaires »,
L'école primaire, n°2, Mars 1910, p. 2 (frontispice).
95 Ibidem.
96 Josef GUNTERN, L'école valaisanne...,
op. cit, p. 15.
36
conditions climatiques, les analyses proposées
ci-dessus s'appliquent également - sinon plus en raison de la
fragilité de l'investissement dans le bâti scolaire - au cas des
écoles valaisannes.
Malgré l'investissement conséquent de la
IIIe République dans les locaux scolaires, les écoles
de montagne restent des bâtiments sommaires, conçus pour parer au
besoin urgent d'instruction primaire. Les nouvelles écoles de hameaux
à Chamonix ont toutes été construites sur les mêmes
plans, respectant les normes républicaines - salle de classe au
rez-de-chaussée et logement de l'enseignant à l'étage - et
contrôlées dans leur conformité par l'inspecteur primaire
pour le compte du préfet. Le solde de subvention de l'État est
délivré seulement lorsque le bâtiment est jugé
conforme « aux plans et aux devis approuvés par
l'administration supérieure »97. Si la marge de
manoeuvre est mince, les autorités s'accommodent pourtant de quelques
manquements aux devis initiaux, lorsque la garniture de cheminée en
marbre n'a pas été montée, ou encore que «
l'évier de la cuisine est en mélèze au lieu d'être
en pierre »98. Toutefois, un des principaux
problèmes soulevés par cette centralisation du bâti
réside en ce que les écoles n'ont pas été
pensées pour les conditions géographiques particulières
qui composent le quotidien de la vie en montagne. En plus des délais de
construction très longs, interrompus pendant les longs mois hivernaux -
7 ans de travaux - les bâtiments scolaires se dégradent
très rapidement. Dès 1893 - 3 années après sa
construction - l'école du Tour nécessite déjà des
travaux urgents. L'inspecteur primaire en reconnaît les failles :
« le reproche que l'on pourrait faire à ces travaux, c'est
qu'ils ont été mal prévus » il ajoute plus loin
que « les cheminées, telles qu'elles ont été
projetées et exécutées ne présentaient pas une
résistance suffisante à la quantité de neige qui tombe
à Chamonix » et conclut : « On aurait dû
modifier les plans primitifs »99 . La politique de
normalisation de l'enseignement primaire a failli, le pouvoir
décisionnel étant trop loin de la réalité du
terrain. Autre exemple, en avril 1905, l'école d'Argentière est
largement dégradée par un tremblement de terre. Ces aléas,
pourtant fréquents en montagne, n'ont pas été pris en
compte lors de la construction du bâtiment. En conséquence, la
classe n'a pas pu se tenir pendant plusieurs semaines et l'inspecteur
d'académie, sous l'égide du préfet, ordonne la
réduction des vacances d'Avril pour rattraper le temps d'enseignement
perdu pendant les travaux100. L'inadaptation des locaux scolaires au
milieu montagnard montre
97 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire
à l'inspecteur d'académie concernant la vérification de
l'école de Pratz, 29 Juin 1890.
98 Ibidem.
99 ADHS, 1 T 418, Lettre n°1245 de l'inspecteur
primaire à l'inspecteur d'académie, 30 Mai 1893.
100 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie, 5 Septembre 1905.
37
une fois encore l'écart entre la politique
centralisatrice déployée dans les affaires scolaires
françaises et la réalité de la diversité des
situations locales. Les manquements des autorités centrales dans la
construction des bâtiments scolaires entraînent à leur suite
une série d'événements qui modifient les pratiques
scolaires des habitants de montagne - à l'inverse du but initial que se
fixe l'enseignement primaire.
Pour exemple, les écoles de hameaux ne possèdent
pas de jardin. Les instituteurs et institutrices perçoivent une prime
depuis au moins 1885 du fait de ce manque101, mais une grosse partie
du discours républicain, très insistant depuis les débuts
de la IIIe République sur l'apprentissage des cours
d'agriculture et d'horticulture ne peut être mis en pratique. Les
programmes scolaires ne cessent de soulever l'importance de ces cours qui
prennent normalement place dans le jardin attenant à l'école afin
d'une part, d'améliorer les pratiques agricoles des populations rurales,
et d'autre part - pour l'horticulture - de développer un goût de
l'esthétique paysagère102 au coeur d'un enseignement
aux atours parfois naturalistes - nous y reviendrons. Autre point
témoignant de la spécificité de l'école de hameau,
l'accès à l'eau courante. Ces écoles, contrairement aux
écoles de ville qui possèdent de meilleurs équipements, ne
possèdent pour certaines pas d'accès à l'eau jusque dans
la toute fin des années 1890. Le conseil municipal de Chamonix pointe ce
manque dans une séance du 19 août 1897, et propose la prolongation
du conduit d'eau jusqu'à l'école car, « l'instituteur
qui a plus de 400m à parcourir aller et retour chaque fois qu'il a
besoin de s'alimenter, mais encore au point de vue de la propreté et de
la salubrité de la classe qui est privée sous ce rapport de
l'élément le plus utile »103 . En effet,
comment concilier les campagnes hygiénistes au centre des doctrines
scolaires, tant en France qu'en Suisse à la Belle Époque
avec l'impossibilité de s'alimenter en eau courante ? Et que se
passe-t-il lorsque les élèves, en manque d'eau dans les chaudes
journées d'été, doivent, pour s'hydrater, parcourir 800
mètres aller/retour ? De plus, si la régularisation s'effectue
dans les années suivantes, le froid hivernal menace souvent le bon
fonctionnement des canalisations. Toujours durant l'année 1897, les
canalisations de l'école normale de Bonneville, située à
environ 600 mètres d'altitude ont gelé, privant les
élèves-maîtres de l'accès
101 ADHS, 2 O 2175, Chamonix, « Vie scolaire »,
Lettre de l'inspecteur primaire de Bonneville à l'inspecteur
d'académie, 10 Septembre 1885.
102 Voir sur ce point la distinction faite entre agriculture
et horticulture par Yves LUGINBULH, « Le XIXe siècle, de
l'éclatement aux tentatives de recompositions d'une totalité de
la nature », dans Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à
l'environnement..., op.cit, p. 27-49.
103 ADHS, 2 O 2175, Délibération du Conseil
Municipal de Chamonix, 19 Août 1897.
38
à l'eau courante104, il est facile
d'imaginer que ces faits relèvent du quotidien pour des écoles de
hameau situées entre 1200 et 1400 mètres d'altitude. Les
déplacements rendus difficiles en hiver par la quantité de neige
importante ne favorisent pas non plus l'approvisionnement en eau en cas de gel
des canalisations.
Si les écoles du bourg sont souvent mieux pourvues et
moins enclavées, on constate que l'hiver dévoile les failles dans
les constructions de bâtiments. Le médecin scolaire cantonal des
épidémies, monsieur Servellaz, écrit un rapport au
sous-préfet en 1908 sur la situation de l'école de garçons
du bourg de Chamonix et commence par noter que « l'école est
dépourvue de préau couvert et asphalté (dans un pays ayant
4 mois de neige »105 - les plans des écoles de
hameaux n'en prévoient pas non plus. Il poursuit en précisant que
« les cours sont mal empierrées et non exposées au
soleil, si bien que les enfants jouent dans la boue les jours de pluie ou de
fonte des neiges et de nombreux jours suivants »106.
L'école républicaine n'est pas adaptée au milieu de
montagne, les plans normés des bâtiments peinent à
résister au lieu : les écarts/normes pratiques se creusent. Une
partie des enseignements prévus ne peut pas avoir lieu, les conditions
d'études ne sont pas favorisées par les différents manques
énumérés ci-dessus et de surcroît, toujours selon le
docteur Servellaz, « ces conditions antihygiéniques doivent
jouer un rôle très important dans l'éclosion des maladies
parmi les élèves »107. Il s'agit alors de
déployer des stratégies pour lutter contre le froid, de
manière à assurer le bon fonctionnement de l'école de
montagne et ainsi permettre aux enfants d'étudier dans des conditions
favorables, faits primordiaux pour favoriser l'amélioration des
conditions d'enseignements.
C] Lutter contre le froid
Les épidémies sont fréquentes dans ces
communes de montagne. Les autorités sont particulièrement
vigilantes à éviter leur propagation et promptes à
réagir aux cas d'infections. Le médecin cité plus haut
évoque le fait que « les fièvres éruptives
éclatent avec une certaine gravité toute particulière chez
les enfants exposés au froid lors de l'éclosion de ces
104 ADHS, 1 T 1236, Conseil d'administration de l'école
normale de Bonneville, 26 Juin 1897.
105 ADHS, 2 O 2175, Lettre du docteur Servellaz au
sous-préfet de Bonneville, 14 Novembre 1908.
106 Ibidem.
107 Ibidem.
39
maladies »108. Sur avis de celui-ci,
décision peut être prise d'isoler les enfants malades ou
même parfois de fermer les classes pendant une certaine période.
En général, les autorités françaises sont plus
frileuses à décider la fermeture de classe, souhaitant à
tout prix ne pas interrompre le bon fonctionnement de l'école
républicaine. En Valais, étant accepté d'une part, que les
écoles n'ont pas toute la même durée en fonction de leur
localisation géographique, d'autre part, que le programme n'est jamais
suivi à la lettre ni vraiment homogène dans le canton -
l'État se tenant plutôt à distance des décisions
scolaires - les fermetures sont décidées plus aisément,
souvent par les pouvoirs locaux, sans que cela ne remette en cause le
bien-fondé de l'enseignement primaire.
Pour exemple, les écoles valaisannes resteront
fermées pendant de longues semaines en 1918 pendant
l'épidémie de grippe, sans qu'il n'en soit fait mention plus de
quelques fois à la commission cantonale de l'instruction
primaire109 . Toutefois, dans les deux territoires, les
épidémies dont la cause est imputée au froid,
déstabilisent pendant la période hivernale la marche normale des
écoles. D'autant plus que la promiscuité dans laquelle vivent les
habitants de hameaux favorise la diffusion rapide des maladies. Celles-ci sont
d'autant plus graves que l'isolement et les rudes conditions climatiques des
hameaux ne favorisent pas l'établissement de médecins sur place,
capables de prendre en charge la patientèle enfantine. L'instituteur
Paul Vigroux, ayant enseigné pendant 6 ans dans la commune de
Petit-Bornand exprime ce manque, constatant « l'absence de docteur
dans un rayon de moins de 12 kilomètres »110.
Introduisons néanmoins une distinction au sein même des communes
de montagne, entre celles qui deviennent des destinations touristiques à
partir de la seconde moitié du XIXe siècle et celles
qui restent dans un relatif isolement. Pour les premières, la
présence de médecins est une nécessité et une
activité lucrative au vu de l'afflux de visiteurs pendant une
période de l'année. La commune de Chamonix par exemple compte
dès 1884 au moins un médecin qui vaccine gratuitement les
enfants111, c'est également le cas de communes valaisannes
comme Nendaz. Pour la seconde catégorie de commune, la faible
attractivité des bourgs n'encourage pas la fixation de médecins
à l'année. Les écoles doivent se contenter de la visite
annuelle du médecin scolaire en Valais ou celle, plus
régulière, du médecin scolaire des épidémies
en Haute-Savoie. Toutefois, même dans les communes
privilégiées, les médecins ne s'installent parfois que
108 Ibid.
109 AEV, 3 DIP 188, Protocole de la commission cantonale de
l'instruction primaire, 22 Octobre 1918.
110 ADHS, 1 T 55, Lettre de l'instituteur Paul Vigroux à
l'inspecteur d'académie, 19 Juillet 1913.
111 ADHS, 2 0 2174, Délibération du Conseil
Municipal, 23 Août 1883.
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pendant la saison d'été, c'est ainsi que
Chamonix se trouve privée de médecin pendant l'hiver 1887 alors
qu'une épidémie de rougeole sévit.
Dans tous les cas, les épidémies au sein de
l'école sont perçues comme un danger que favorise le rude climat
montagnard. En 1902, des cas de diphtérie sont détectés
dans les écoles de Chamonix : à la question de savoir s'il faut
fermer les classes ou non, le secrétaire général du
préfet adresse une lettre à l'inspecteur d'académie pour
maintenir les classes ouvertes tout en veillant à ce « qu'aucun
des enfants qui ont été atteints ne soit admis en classe avant 40
jours à dater du début de la maladie »112.
Quelques années plus tard, en février 1908, une
sévère épidémie de rougeole touche plus de 130
enfants chamoniards, la fermeture ne peut plus être évitée.
Le docteur Bonnefoy fait un rapport dans lequel il valide la décision de
fermeture des classes pendant 15 jours avec, en contrepartie, une suppression
des vacances d'avril113. Si le froid est tenu responsable, il faut
s'assurer de lutter contre ses conséquences sur la santé des
élèves au sein de classes et ici, le pouvoir communal est
l'acteur décisionnel majeur.
En Valais comme en Haute-Savoie - et plus
généralement en France comme en Suisse - les communes fournissent
certains avantages en nature aux instituteurs. Jean-François Chanet
remettait même en cause l'idée d'égalité de
conditions des postes d'enseignants du fait des différentes faveurs
variant selon les communes - importance des primes ou secrétariat de
mairie114. Dans la même idée, Danièle
Périsset-Bagnoud expliquait le « leurre » selon elle, de la
gratuité scolaire valaisanne : les impôts locaux financent des
avantages plus ou moins larges attribuées aux
instituteurs115. Ce sont les communes qui s'occupent de fournir le
bois aux écoles et aux instituteurs/institutrices, ce qu'elles font en
fonction de leurs moyens et de leur degré de préoccupation quant
aux affaires scolaires. Dans les cahiers référençant le
personnel enseignant valaisan, on trouve parfois au sein d'une même
commune, des instituteurs ou institutrices qui bénéficient du
bois fourni - avec en général 30 francs de retenue sur leur
salaire - et d'autres qui n'y ont pas droit, c'est le cas pour la commune de
Fully pour l'année 1891-1892116. En
112 ADHS, 1 T 418, Lettre du secrétaire
général du préfet à l'inspecteur d'académie,
3 Mars 1902.
113 ADHS, 1 T 418, Rapport du docteur Bonnefoy à
l'inspecteur d'académie, 26 Février 1908.
114 Jean-François CHANET, « Les instituteurs entre
État-pédagogue et État-patron, des lois
républicaines aux lendemains de la Grande Guerre » dans
Marc-Olivier BARUCH, Vincent DUCLERT (dir), Serviteurs de l'État :
une histoire politique de l'administration française, Paris, La
Découverte, 2000, p. 351-363.
115 Danièle PERISSET-BAGNOUD, « L'instruction
primaire publique en Valais 1830-1885 : Des législations cantonales
à leur application », dans Rita HOFSTETTER, Charles MAGNIN, Lucien
CRIBLEZ, Carlo JENZER (dir.), Une école pour la
démocratie...op.cit, p. 137-151, p. 139.
1 DIP 21, Personnel enseignant, commune de Fully, 1891-1892.
116 AEV,
41
Haute-Savoie, les provisions de bois sont presque
systématiquement fournies aux personnels enseignants et plus
généralement aux écoles, où la
nécessité de se chauffer revêt une importance primordiale.
La dépense est telle qu'en 1884, le conseil municipal de Chamonix
décide de demander une contribution de 30 francs par an aux instituteurs
pour l'approvisionnement en bois117. Toutefois, la commune voit
à l'économie en ne fournissant qu'un « poêle
ordinaire de moindre valeur »118 aux écoles de
hameaux nouvellement construites en lieu et place du calorifère
proposé par l'autorité supérieure. Mauvais calcul car le
bois pèse énormément sur les dépenses de la
commune, décision est prise dès 1892 de le remplacer par de
l'anthracite pour chauffer les classes, d'autant plus que le conseil municipal
est de plus en plus vigilant quant à la préservation de la
forêt sur son territoire. Mais les quantités sont mal
estimées au départ : la commune commande 30 tonnes pour chauffer
les écoles pendant l'hiver 1884, cela ne suffit pas. Le conseil communal
se voit donc contraint de recommander dans l'urgence quelques tonnes en plus
alors que son premier souci était que « les transports puissent
se faire avant les neiges »119. En effet, l'enclavement
hivernal ne permet pas les communications entre le bourg et les hameaux pendant
plusieurs mois de l'année. Le transport d'une dizaine de tonnes
supplémentaires de combustibles à acheminer ensuite sur des
distances longues de plusieurs kilomètres, sur des routes
entravées par la neige et le gel n'est pas chose aisée. Pendant
ce temps, les élèves de l'école et l'enseignant doivent
supporter le froid qui s'insinue dans la classe, ou solliciter l'aide des
voisins bienveillants en attendant un temps plus clément pour assurer la
livraison de combustibles. La commune prend note du problème et
investit, en 1897, dans l'achat de 8 calorifères pour remplacer les
fourneaux peu efficaces et énergivores de ses écoles. Les
quantités commandées - environ 40 tonnes par an - se stabilisent
dès le milieu des années 1890, montrant l'intérêt de
Chamonix à régler le problème du chauffage des classes.
Les élèves peuvent profiter de l'atmosphère chaude et
accueillante de la salle de classe, qui contraste avec le froid glacial du
dehors. L'hiver qui sévit d'octobre à mars fait de l'école
le nerf du village, accueillant les nombreux enfants qui viennent y trouver
refuge.
Néanmoins, la plupart des communes de montagne de la
Belle Époque ne disposent ni de finances aussi importantes que
Chamonix, ni de moyens de transport aussi sophistiqués - train
117 ADHS, 2 O 2174, Délibération du Conseil
Municipal, 14 Décembre 1884.
118 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à
l'inspecteur d'académie concernant la vérification de
l'école de Pratz, 29 Juin 1890, op. cit.
119 ADHS, 1 T 418, Délibération du Conseil
Communal, 18 Août 1894.
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dans le bourg, pour pouvoir à un approvisionnement
aussi conséquent. Il faut, semble-t-il, prendre la mesure du fait que,
dans bien des hameaux, l'enfant a froid.
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