D'une montagne l'autre: faire école dans les Alpes. Comparaison franco-suisse des expériences scolaires en milieu alpin (1880-1918)par Lucas BOUGUEREAU EHESS - Master 2 Histoire, parcours sciences sociales 2021 |
CHAPITRE 1. L'aménagement des lieuxA] Rôle de l'État, Rôle de la commune En Haute-Savoie existait avant la IIIe République la tenue de nombreuses écoles temporaires, organisées par des maîtres itinérants dans des locaux souvent modestes, rarement conçus pour y tenir une classe. Ces écoles fonctionnaient en hiver et pouvaient s'arrêter en été, selon que le maître décide de suivre les populations aux alpages, de faire classe parmi les logements rudimentaires - pensés pour le travail et non le confort - ou qu'il déserte le pays, souvent pour un emploi de plaine, dans les larges vallées agricoles des pré-alpes annéciennes. La IIIe République, par ses investissements massifs va grandement changer cet état de fait44 . En Août 1881, Ferdinand Buisson, directeur de l'instruction publique en voyage à Chamonix relève l'urgence des nouvelles constructions scolaires et convie l'inspecteur primaire à étudier avec lui « les emplacements les plus convenables pour mettre les écoles à portée, non seulement des hameaux principaux, mais aussi des autres hameaux où se tenaient jusque-là des écoles temporaires » 45 . L'inspecteur primaire ajoute ensuite que « jusqu'aujourd'hui, la commune de Chamonix a été obligée de louer deux locaux pour les écoles de Montquart et des Pratz » et affirme qu'en acceptant les plans « nous supprimons pour Chamonix 4 ou 5 écoles temporaires, où jusqu'alors on n'enseignait absolument rien »46. C'est dire si ces écoles font taches pour le régime républicain, elles constituent une anomalie qu'il faut au plus vite conjurer : à peine la visite de Buisson est entamée en août que quelques jours plus tard, il convoque l'inspecteur primaire pour discuter des plans des nouveaux bâtiments scolaires - visite à visée pourtant plus touristique que pratique au départ. Le 19 août, la chose est quasiment actée : l'inspecteur rapporte que le maire va faire nommer un architecte par son conseil à la toute prochaine séance. Et de fait, le 28 novembre le préfet est averti et donne son accord pour remplacer les « écoles temporaires ou clandestines » par « 5 écoles mixtes permanentes ». L'inspecteur primaire doit veiller à ce que les dossiers relatifs à la création des écoles soient 44 Sur cette question voir entre autres Antoine PROST, Histoire de l'enseignement..., op.cit, 1968. 45 ADHS, 1 T 169, Lettre de l'inspecteur primaire de Bonneville à l'attention de l'inspecteur d'académie d'Annecy, 19 Août 1881. 46 Ibidem. 22 constitués par les communes le plus tôt possible47. L'administration est efficace et les agents de l'État étendent leurs actions au niveau communal, que ce soit pour guider, épauler ou faire pression sur le maire au besoin. Ses agents prennent à coeur d'appliquer la politique de refondation de l'instruction publique que proposent Jules Ferry et Ferdinand Buisson. Les écoles temporaires disparaissent très vite et il n'en est presque plus jamais fait mention par la suite. À la place vont se dresser des écoles de hameau dans des locaux neufs, tous construits selon les mêmes plans48, dont l'inspecteur primaire sera chargé par l'inspecteur d'académie de vérifier la conformité. Le pouvoir républicain organise l'instruction populaire. Il n'agit pas toujours de manière autoritaire et au contraire, les communes acquises au régime républicain profitent d'un relai solide pour mener à bien leurs politiques scolaires. Entre l'autorité centrale et le pouvoir communal, l'inspecteur primaire joue le rôle d'intermédiaire. Proche du terrain, à l'écoute du conseil municipal, il transmet ses demandes à l'inspecteur d'académie - qui dispose du pouvoir décisionnel - tout en faisant part de son avis personnel. Il peut se montrer favorable ou opposé aux requêtes, parfois muet sur ses préférences. Chamonix se montre réceptive aux nouvelles lois Ferry, la liste des membres des commissions scolaires communales dressée par l'inspecteur primaire en 1882 la classe parmi les communes « favorables » à l'école laïque républicaine49. Et de fait, cette même année, de nombreux chantiers se mettent en place pour améliorer l'offre scolaire. L'empressement que met la commune à satisfaire à l'exigence des nouvelles lois lui vaut même certains traitements de faveur. Par exemple, en août 1889, sur demande de l'enseignant et du conseil municipal, l'inspecteur primaire envoie une lettre à l'inspecteur d'académie pour appuyer la demande de concessions des tableaux d'histoire naturelle à l'école de La Praz. Il insiste sur les efforts de la commune : celle-ci a lancé la construction de 6 écoles de hameau qui devraient ouvrir en octobre50. C'est justement dans ce processus de négociation qu'un interstice s'ouvre, permettant aux agents locaux (conseil municipal, enseignants, parfois pétitions de parents) de porter certaines revendications, acceptées ou non, mais qui atterrissent toujours sur le bureau de l'inspecteur d'académie. Jean-François Chanet, relativise d'ailleurs l'idée d'un pouvoir étatique centralisateur et omnipotent - dominant jusqu'alors dans 47 ADHS, 1 T 418, Lettre du préfet de la Haute-Savoie à l'inspecteur d'académie d'Annecy, 5 décembre 1881. 48 La mauvaise qualité des documents et également celle des photos ne permet pas de reproduire les plans des écoles de hameau. Toutefois, ceux-ci sont conservés sous la côte 1 T 169, « - Créations d'écoles et d'emplois - 1862-1930 », Chamonix, 1881. 49 ADHS, 1 T 93, Liste des membres de commissions scolaires du département de la Haute-Savoie, 1882. 50 ADHS, 1 T 418, Lettre de l'inspecteur primaire à l'inspecteur d'académie, 3 Août 1889. 23 l'historiographie - en parlant de « décentralisation pratique »51. Expression très juste car, si c'est le pouvoir central qui mène le jeu - en dotant les communes, en décidant des plans des écoles, en appuyant certaines demandes et en en refusant d'autres - les acteurs au niveau communal suivent des stratégies, plus ou moins conscientes - afficher son soutien à la politique républicaine et redoubler d'efforts pour la mettre en place, flatter l'inspecteur - qui leur confèrent un pouvoir d'action sur les décisions prises d'en haut. En étant conciliants avec les représentants de l'État, les acteurs locaux peuvent justifier des demandes de matériel scolaire plus importantes, le dédoublement de certaines classes ou l'ouverture de nouvelles écoles. L'enseignant, la commune, les parents ne sont pas seulement des serviteurs de l'État, ils disposent d'une agentivité dans leurs pratiques52. De l'autre côté de la frontière, le canton du Valais n'investit pas autant dans l'éducation populaire au début des années 1880. Certes, de timides lois scolaires ont déjà vu le jour, mais plus pour répondre aux prérogatives de la Confédération que par réelle volonté politique. La loi de 1873, ambitieuse par son contenu propose une véritable sécularisation de l'enseignement primaire : augmentation du personnel scolaire, programme d'étude commun aux écoles primaires du canton, création du collège industriel de Sion53... Toutefois, en plus de n'être pas appliquée - faute de moyens suffisants54 - cette loi ne prévoit rien sur les constructions des écoles primaires. Il faut attendre 1901 pour que le canton accepte les subventions de la Confédération et commence à investir dans l'organisation matérielle de l'école valaisanne55. En réalité, c'est seulement en 1903 que l'État annonce officiellement sa participation, encore que très partielle : « les dépenses des communes résultant de construction et de transformation de bâtiments scolaires effectuées en 1903 seront mises au bénéfice d'un subside de 25 % sur les subventions fédérales à l'école primaire »56. Jusque-là, l'État se place en retrait et c'est aux 51 Jean-François CHANET, L'école républicaine...op. cit, p. 67. 52 C'est l'historien britannique Edward Palmer THOMPSON qui, le premier, met en avant cette notion, voulant se départir de la tradition marxiste considérant les foules comme totalement déterminées par la conjoncture économique. Voir, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988 [1963] 53 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice... op. cit, p. 148. 54 Elisabeth ROUX, « Le régime de Torrenté », dans Jean-henri PAPILLOUD, Gérald ARLETTAZ, Michel REY, Elisabeth ROUX, Patrice FRASS, Georges ANDREY (dir), Histoire de la démocratie en Valais (1798-1914), Sion, Groupe Valaisan de Sciences Humaines, 1999, p. 224. 55 Danièle PERISSET-BAGNOUD, Vocation : régent, institutrice... op. cit, p. 178. 56 « Décisions du conseil », L'école primaire, n°1, Janvier 1904, p. 2-3 (frontispice). 24 communes de pourvoir à la mise à disposition de locaux57, à la construction des écoles, à leurs entretiens. Cette politique de non-intervention a pour conséquence de favoriser des situations divergentes en fonction des municipalités, dénotant avec la politique égalisatrice déployée dans les Alpes françaises. La qualité des locaux - souvent médiocre - a pour conséquence de mettre en concurrence les enseignants pour l'obtention de postes plus « privilégiés ». En guise d'exemple, dans la commune de Martigny-Combes, l'école de Brocard mesure 9 mètres de long sur 5 de large pour un effectif de 19 élèves, alors que celle des Jears, mesure 6 mètres de long sur 4 mètres de large pour un effectif de 27 élèves58 . Il semble donc évident qu'en termes d'attractivité et de conditions d'enseignement, certaines communes - et même certaines écoles dans une même commune - sont mieux pourvues que d'autres. Les écoles temporaires - appelées plus poétiquement écoles nomades dans ce canton - existent également. La spécialisation de l'économie montagnarde dans l'élevage au cours du XIXe vient, comme en France, légitimer cet état de fait : les populations quittent parfois entièrement leur village durant une période de l'année. Cependant, la manière de considérer ces écoles est différente : Si elles servent aux observateurs à déplorer le retard de l'éducation populaire en Valais, elles ne dérangent pas outre-mesure le gouvernement qui s'en accommode comme un mal nécessaire, une spécificité du canton lié au mode de vie des habitants qu'il ne faut pas bouleverser. Le chanoine de Cocatrix, très investi dans la vie scolaire valaisanne, écrit en 1906 un rapport où il relate la situation de l'enseignement primaire en Valais et ses progrès des dernières décennies. Il écrit à propos des écoles nomades : « Nous enregistrons sous ce titre, un des faits les plus curieux de notre histoire scolaire, inouï, dans aucun autre canton de la Suisse, et qui mérite de retenir quelques instants notre attention : fait qui exerce aussi une influence funeste, on s'en convaincra bientôt, sur la bonne marche et les résultats de l'école ». Cela ne l'empêche pas de noter ailleurs qu'il est impossible « d'avoir un plus grand nombre de mois de classe : les travaux journaliers exigent que les parents puissent disposer des petites forces de leurs enfants de mai à octobre et toute tentative de réforme sous ce rapport serait mal accueillie de nos populations agricoles »59. Ne pas froisser les familles, se prévenir de toute intervention trop brutale, limiter les investissements publics, trois raisons qui justifient la 57 Elles décident seules du lieu des locaux jusqu'en 1907 : Josef GUNTERN, L'école valaisanne au XXe siècle : de l'école de six mois aux hautes écoles spécialisées et universitaires, Sion, Vallesia, Archives de l'État du Valais, 2006, p. 362. 58 AEV, 1 DIP 91, Rapport des inspecteurs scolaires, commune de Martigny-Combes, 1902-1903. 59 AEV, 1 DIP 102bis, Cahier sur les examens de recrue par le chanoine Cocatrix, 1906, p. 14-15. 25 politique scolaire du canton. Ces écoles continuent donc d'exister, même si leur nombre tend à diminuer sur la période. Cette brève comparaison a pour mérite d'éclairer les différences dans l'aménagement des lieux scolaires d'un côté et de l'autre des alpes. La République française prend à coeur l'aménagement et la normalisation des écoles sur son territoire. Les moyens déployés sont conséquents et l'État surveille de très près les décisions communales. En Valais, l'État s'affiche en retrait au profit du pouvoir communal. Un bon exemple de la divergence dans les politiques scolaires se trouve dans les écoles temporaires/nomades. Elles font partie du paysage dans les deux territoires de montagne à la fin du XIXe siècle. Pourtant, la manière de les considérer diverge et informe de stratégies scolaires différenciées : anomalie à corriger ou fait « naturel » inscrit dans les modes de vie des montagnards ? Le vocable employé pour les qualifier trahit cette différence. Écoles temporaires (ou clandestines) côté français, implique qu'elles sont hors de la légalité, vouées à disparaître ; Écoles nomades côté suisse est purement descriptif, presque esthétique. Au-delà de ces divergences dans la politique d'aménagement des lieux scolaires, il faut s'attarder sur les spécificités dans l'appréhension du milieu géographique qui induit des similarités dans les caractéristiques du maillage scolaire. Pour exemple, écoles nomades et les écoles de hameaux existent de part et d'autre d'une frontière étatique, le politique ne peut pas être la seule variable explicative. B] Une multitude d'école aux faibles effectifs En montagne, pour les mêmes raisons qui justifient les écoles temporaires, les écoles sont nombreuses et le maillage scolaire particulièrement dense à l'échelle des communes. L'exiguïté de certaines vallées ne permet pas l'étalement urbain. Une constellation de petits hameaux s'organise autour des bourgs, souvent éloignés de plusieurs kilomètres et reliés par une unique route sinueuse, qui doit composer avec une les aspérités d'une topographie inhospitalière, avec les pentes escarpées des montagnes qui, en venant obstruer la vue, renforcent la sensation d'isolement de lieux pourtant proches. En France, l'investissement dans les chemins vicinaux permet une circulation relativement correcte entre les hameaux et les bourgs, du moins quand la saison le permet, et c'est justement l'inconvénient : les hameaux sont souvent perchés au-delà des 1200 mètres d'altitude, garantissant des hivers rigoureux où les circulations sont 26 quasiment nulles pendant la moitié de l'année. En Valais, l'état des routes - et par là l'isolement des hameaux - est encore plus accentué. L'investissement de l'État est faible, si bien que certaines communes ne sont reliées que par des chemins muletiers où, ni voitures - et plus tard automobile - ne peuvent circuler. L'instituteur Vincent Pitteloud reçoit le 27 Mars 1888 une lettre de l'inspecteur primaire l'informant de sa visite prochaine dans son école. Ce dernier écrit que « vu le mauvais état des chemins » il accepte volontiers « l'offre que vous [Vincent Pitteloud] aviez bien voulu me faire de venir me chercher à mulet ». L'inspecteur prévoit de partir à 7 heures de Sion - la capitale cantonale - et souhaite arriver à midi aux Agettes pour une « visite locale »60. Le trajet va durer 5 heures, entre des communes qui sont éloignées de moins de 5 kilomètres à vol d'oiseau et à peine 10 kilomètres par voie pédestre. Cette lettre, si avare soit-elle en informations, permet à elle seule de rendre compte de l'isolement et des difficultés de communication de ces territoires de montagne. De plus, les Agettes, placé à proximité de Sion n'est ni le bourg le plus élevé, ni le plus isolé. Chaque déplacement est une expédition : il est aujourd'hui cocasse d'imaginer l'inspecteur primaire et l'instituteur à dos de mulet, en train de gravir les chemins pierreux pour assurer l'inspection scolaire. Les archives ne laissent rien du déroulement de la visite, il est toutefois probable que l'inspecteur primaire couche dans le bourg avant, soit de repartir dans la capitale cantonale, soit poursuivre son ascension vers les écoles les plus reculées du pays, perchées en haut des cimes alpines. Pour toutes ces raisons, des communes de tailles modestes se retrouvent avec de nombreuses écoles. Chamonix compte 2400 habitants en 1888 pour une surface de 116 km2. L'instituteur Louis Mauroz, écrit une monographie de la commune à l'occasion de l'exposition universelle de 1889, il dénombre « 14 écoles avec en tout, 16 maîtres et maîtresses » pour une population scolaire d'environ 250 enfants (et donc une moyenne d'environ 18 élèves par école)61 . Sur ces 14 écoles, 10 sont des écoles de hameaux, c'est dire la dissémination géographique de l'école communale. Exemple peut-être encore plus parlant, la commune de Martigny-Combes, en Valais - située à une trentaine de kilomètres à vol d'oiseau de Chamonix - compte, en 1890, 11 écoles pour une population d'environ 1500 habitants. Certaines écoles - celles du bourg - peuvent compter jusque 40 élèves, d'autres descendent à une fréquentation de 15 élèves62. En 1916, la situation est sensiblement la même, « Le hameau de Littroz (Trient) 60 AEV, Fonds Pitteloud Vincent, 24.2 Correspondance instituteur, 1886-1913, lettre de l'inspecteur d'académie du 27 Mars 1888. 61 ADHS, 1 T 236, Monographie de la commune de Chamonix par l'instituteur Mauroz, 1888. 62 AEV, 1 DIP 58, Rapport des inspecteurs scolaires, commune de Martigny-Combes, école de Broccard, 18901891. 27 possède l'école certainement la plus minuscule du Valais. Elle ne comptait en effet, le dernier cours scolaire que 5 élèves, tous garçons »63. Les particularités du milieu entraînent cet état de fait, il laisse aussi imaginer la différence dans le vécu scolaire des populations isolées des hameaux par rapport à celles du bourg, ou encore à celles des plaines ou celle des villes. La maison-école, modeste dans son bâti, compte une pièce unique en rez-de chaussée, pourvue d'un escalier étroit placé à l'arrière de la classe, donnant sur le logement de l'instituteur ou de l'institutrice. Fouettée par le vent, alourdie par la neige, elle se dresse dans chaque localité et accueille le peu d'élèves qui s'y trouve. Quelques familles voisines s'y retrouvent tous les jours, dans la classe mêlant tous les niveaux, sous la tutelle de l'enseignant. Souvent les mêmes noms, frères et soeurs, plus ou moins grands, s'assoient ensemble sur les bancs scolaires qui voient défiler des générations de « Chappaz », de « Delaloye » ou de « Deneriaz ». En Valais dans le hameau de Champex « sur les 18 élèves présents à l'école, 15 portent le nom de Crettez. Voici une famille qui n'est pas près de s'éteindre. »64. L'on voit ici, un exemple de la pénétration de la république - tant française qu'helvétique - au village, de l'importance renouvelée de l'enseignement dans l'Europe de ce XIXe siècle : aucun lieu n'est oublié, l'école pénètre la société de montagne jusque dans ses confins les plus inaccessibles, instaurant un lien entre la micro-sociabilité villageoise et par-delà les cimes, la nation. C] La fonction spatiale du lieu Le bâtiment scolaire s'inscrit dans un lieu, mais sa fonction spatiale n'est pas la même selon qu'il existe dans la montagne ou par exemple à la ville. Marianne Thivend, dans son étude sur l'école républicaine en ville montre bien l'amélioration de l'offre scolaire en France sur la période 1870-1914. Phénomène partagé en campagne, mais les écoles urbaines, véritables « usines » peuvent compter jusque 800 voire 1000 élèves65. Celles-ci, par leur taille et leur fonction sociale, servent souvent de point d'ancrage à l'aménagement urbain66. La forte densité du maillage scolaire donne lieu au déploiement de certaines stratégies scolaires par les habitants des villes : les établissements sont mis en concurrence en fonction de leur réputation, de leur 63 « Curiosités scolaires », L'école primaire, n°3, Mars 1916, p. 2 (frontispice). 64 Ibidem. 65 Marianne THIVEND, L'école républicaine en ville : Lyon, 1870-1914, Paris, Belin, 2006, p. 208. 66 Ibidem, p. 76-77. 28 situation matérielle, afin de suivre un instituteur ou une institutrice particulièrement appréciée67. Ce qui a pour effet de créer une attractivité accrue des centres aux détriments de périphéries, de privilégier une vraie « ségrégation sociale et spatiale » et de relativiser ainsi l'image « d'école du peuple »68. Dans les territoires de montagne, les populations ne choisissent pas leur école en fonction du niveau supposé - du moins pour l'école primaire - celle-ci correspond à une nécessité pratique. C'est d'ailleurs pour cela qu'en France, certaines écoles temporaires ont pu être tolérées dans les quelques années suivant les lois Ferry. C'est également pour cela qu'en Valais, faute de moyens financiers communaux suffisants ou de dotations de l'État, on s'accommode d'école nomades. L'école de montagne, disséminée au gré des hameaux ou dans les bourgs, s'impose par sa proximité, à l'instar de la petite chapelle69, dans un milieu où les déplacements sont rendus difficiles - surtout en hiver nous y reviendrons. Le lieu scolaire, ne remplit pas les mêmes fonctions pour les populations de montagne ou celles de la ville. Il ne sert pas d'appui à l'aménagement territorial mais s'inscrit dans un paysage déjà constitué et relativement stable - du moins pour les hameaux. La taille modeste des bâtiments, le faible nombre d'élèves qui fréquente ses bancs n'en font pas un lieu imposant à l'inverse des écoles de ville. Il ne prend d'ailleurs que rarement place au centre du hameau, les emplacements sont choisis pour satisfaire aux enfants des hameaux mais doivent être également proches des « micro-hameaux » ou des maisons isolées. Le bâtiment scolaire n'est d'ailleurs pas rattaché au bâtiment de la mairie - il n'en existe pas - comme c'est souvent le cas dans les bourgs des plaines, il constitue - avec certains relais de postes - le seul marquage du pouvoir central dans l'aménagement territorial. Toutefois, les bâtiments scolaires, si modestes soient-ils, endossent une fonction spatiale et symbolique qui transgresse les frontières du hameau. Les écoles intègrent, dans le lieu physique où ils se dressent, un autre espace, celui du pouvoir central, celui de la nation. Celle-ci « échappe à son échelle et se condense dans un des lieux qui la constituent ». Ainsi, « le signifié du lieu [nation] présent dans un lieu [école] ne dépend pas du lieu lui-même mais par les systèmes de significations dans lequel le lieu est introduit et par les attitudes des individus par rapport à ces systèmes de représentation » 70 . Le bâtiment scolaire, au-delà de ses 67 Ibid, p. 137-139. 68 Ibid, p. 121. 69 Bernard DEBARBIEUX écrit que chaque hameau possède sa chapelle dans la commune de Chamonix. Voir, Chamonix-Mont-Blanc, 1860-2000, les coulisses de l'aménagement, Grenoble, Editmontagne, 2001, p. 14. 70 Bernard DEBARBIEUX, « Le lieu, le territoire... », op.it, p.101. 29 caractéristiques physiques, est donc vecteur d'identité, il combine une fonction spatiale - différente de celle des villes - et une fonction sociale - qui se veut commune à tout le territoire national. Les acteurs de l'école primaire sont multi-situés71, ils existent dans l'espace du village, du hameau, du bourg, mais ils existent aussi - grâce à l'école - dans l'espace de la nation. Cette analyse fonctionne mieux dans le cas de la IIIe république française, car l'homogénéisation des pratiques scolaires est un des objectifs que se fixe l'État, mais les écoles valaisannes, bien que moins investies par le pouvoir central - cantonal et fédéral - affichent comme objectif sans cesse répété d'oeuvrer à l'unité nationale. Cependant, il ne faut pas imaginer le levier scolaire comme seule résultante de volontés nationales véhiculant à travers l'école un éventail de représentations et de pratiques uniformes sur tout le territoire. Un tel postulat impliquerait, sur un mode diffusionniste, que l'apprentissage scolaire se ferait à partir du haut vers le bas, sans tenir compte des spécificités de chaque milieu de réceptions des pratiques scolaires nationales. Pour exemple, un certain nombre de travaux ont pu considérer que l'école introduisait des « pratiques urbaines » à la campagne72 . Cette analyse implique plusieurs présupposés dont celui de considérer que le monde urbain, dynamique et modernisé, « avale » un monde rural statique, laissé jusque-là hors de l'histoire. De plus, il y a une confusion entre l'inscription de la république dans les territoires et l'urbanité, thèse discutable : la République se veut rurale et, si elle est souvent associée à Paris, lieu du pouvoir, les discours de Méline suffisent à relativiser l'image d'un pouvoir qui pense la campagne sur un référentiel urbain73. Or, tout en reconnaissant la part prégnante de l'État dans l'aménagement des lieux scolaires et la diffusion de l'idée nationale, l'école doit composer avec un milieu physique, social et culturel, qui porte lui aussi son lot de représentations. Plus encore, il y a toujours des processus de réappropriations, de réceptions, qui déforment et recomposent au niveau local les politiques nationales. Dans ses travaux, Augustin Berque dépoussière la mésologie et réhabilite le concept de milieu74 considéré comme 71 Pour une brève synthèse du concept voir Denis BOCQUET, « les études multi-situées, entre pragmatisme et construction scientifique d'une posture », Espaces et Sociétés, n°178, 2019/3, p. 175-182. 72 Notamment Placide RAMBAUD, Sociétés rurales et urbanisation, Paris, Seuil, 1969, chap. 3, ou Jean LEDUC, Histoire de la France, l'enracinement de la République, 1879-1918, Paris, Hachette, chap. 3. 73 Sur la politique du cabinet Méline voir Arnaud- Dominique HOUTE, Le Triomphe de la République (1871-1914), Paris, Le Seuil, 2014, chap. 6. 74 Voir Philippe PELLETIER, « Pourquoi Elisée Reclus a choisi la géographie et non l'écologie ? », dans Denis CHARTIER, Estienne RODARY, Manifeste pour une géographie environnementale, Paris, Sciences Po, 2016, p. 101-124, p. 109. 30 la relation dynamique entre la société et l'environnement, récusant l'opposition nature/culture75. Les sociétés montagnardes en Haute-Savoie et en Valais existent dans leur milieu, évidemment, ces relations et les manières de se le représenter varient dans le temps, dans une perspective « trajective »76 . En guise d'exemple, la spécialisation de l'économie locale dans l'activité pastorale ne constitue pas un état naturel, il fait partie d'un processus historique qui s'explique par le faible rendement de l'agriculture et l'ouverture à des marchés plus larges, il n'en reste pas moins que cela devient un aspect de l'identité montagnarde avec sa pénétration dans la société et sa réappropriation par les acteurs. Plus encore, le tourisme modifie radicalement la manière de se représenter son milieu, les terrains les plus dévalués peuvent prendre une valeur nouvelle et inespérée pour les habitants, favorisant le passage d'un environnement contrainte à un environnement ressource 77 et le qualificatif de montagnard finit d'ailleurs par être revendiqué par les acteurs locaux eux-mêmes à la fin du XIXe siècle78. De la même manière, l'école agit sur un milieu, transformant nécessairement l'identité - au moins le rapport au monde - des habitants de montagne, redéfinit les représentations de l'espace, mais elle ne le fait pas seule : elle ne se substitue pas aux manières de pratiquer et d'expérimenter son milieu, elle compose avec elles. Si l'école est sûrement le « mode de spatialisation dominant », il en existe d'autres79. Dans le milieu de montagne et dans le lieu du hameau « on mange à la même table et on échange plus entre soi qu'avec les autres. On vit dans les mêmes paysages, on participe, dans beaucoup de menus faits du quotidien, d'une même culture régionale ou nationale ; on partage des représentations affectives : les connivences sont multiples »80 . Ajoutons que la claustration hivernale ajoute à ces « connivences », l'école de montagne, déjà isolée, se retrouve littéralement prisonnière des neiges pendant plusieurs mois chaque année. 75 Augustin BERQUE, La mésologie... op. cit, chap. 2. 76 Ibidem. 77 Marie-Claire ROBIC (dir), Du milieu à l'environnement : pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Economica, 1992, p. 239. 78 Bernard DEBARBIEUX, « Construits identitaires et imaginaires de la territorialité : variations autour de la figure du « montagnard » », Annales de géographie, n°660-661, 2008, p. 90-115, p. 98. 79 Alain BOURDIN, « De la production...op.cit, p. 83. 80 Jean-Luc PIVETEAU, « Le territoire... », op. cit, p.114. 31 |
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