3.2 : Shin-hanga, itinéraire du Japon, formation
d'un paysage
national
Ainsi, l'esthétique traditionnelle des oeuvres du
courant Shin-hanga devient un enjeu de conservation d'une culture
japonaise. Cela explique probablement la grande majorité de paysages. En
effet, nombreux sont les lieux culturels japonais représentés au
sein des nouvelles estampes. On observe une forme de construction
65
nationale où le paysage devient l'affirmation d'une
nation. On retrouve ainsi la notion de « beauté pittoresque
» créée par William Gilpin en vue de qualifier un
paysage remarquable. En effet, les estampes Shin Hanga peuvent
à certains égards rappeler ce que nomme Gilpin, une nature qui
serait « toujours remarquable en matière de dessin
»106 et « également admirable pour ses
qualités de coloriste. »107 Valorisation d'une géographie
nationale que l'on connait déjà à l'époque d'Edo
où des artistes comme Katsushika Hokusai(1760-1849) ou Utagawa
Hiroshige(1797-1858) peignent des Séries de vue visant à
retracer les itinéraires commerciaux et proprement culturels de
l'archipel. Par exemple la série des « 36 vues du mont Fuji »
d'Hokusai peints à partir de 1831-1833 depuis certains points
géographiques importants autour de la capitale Edo ou encore les carnets
de voyage d'Utagawa Hiroshige visant à dépeindre la route de
Tokaido reliant Tokyo à Kyoto. De ce fait, comme l'avance Michael Lucken
: « De cette manière, par le biais des penseurs
européens qui interrogeaient « de l'intérieur » le
fonctionnement de leur société, se mit progressivement en place
au Japon un mécanisme extrêmement efficient de définition
dialectique de l'identité culturelle nationale »108
Mécanisme que l'on retrouve à travers les deux paysages que nous
avons choisi d'étudier. Ainsi, comme nous le voyons l'oeuvre de Kawase
Hasui , Pluie à Maekawa Soshu, représente un lieu
déjà connu : La province de Soshu (Sagami). Cette province
située au centre et à l'ouest de la préfecture de
Kanagawa. Nombreuses sont les estampes de Kawase Hasui qui revendiquent cette
ambition. Celles-ci rendent compte des nombreux voyages qu'effectua l'artiste
à travers les routes du Japon : « Contrairement à son
contemporain Yoshida Hiroshi, Hasui voyagea surtout au Japon ; sa seule
série
106 William Gilpin, Observations sur la rivière Wye,
Quad, 2010, p. 52-53.
107 Ibid,. p. 52-53.
108 Michael Lucken, L'art du Japon au XXème
siècle : pensée, formes et résistances, Hermann
Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris
66
résultant d'un voyage à l'étranger
est une petite série de vues coréennes réalisée
à partir de 1939. » On retrouve ainsi avec des oeuvres comme
« La cascade de Yuhi, à Shiobara(Shiobara no
taki)109 (figure n°12) de sa série «
Souvenirs de voyage, première partie », contenant seize
gravures, (Tabi miyage dai isshu) peinte en 1920 ou encore son autre oeuvre
Hiver dans les gorges d'Arashi(fuyu no Arashikyo) (figure n°13)
peinte en 1921, appartenant cette fois à sa seconde série de
voyages intitulé « Souvenirs de voyage, deuxième
série ».110 La première estampe,
inspirée par son premier voyage au Japon, vise à
représenter une cascade, ici dans la région de Shiobara. Cette
région est alors célèbre à travers le Japon pour
ses sources chaudes de la préfecture de Tochigi. Son premier voyage a
pour ambition finalement de représenter les sites célèbres
des préfectures du nord de l'île principale, Honshu, à
savoir Niigata, Aomori et Miyagi. De la même manière, son autre
estampe Hiver dans les gorges d'Arashi qui appartient à sa
seconde série « Souvenirs de voyage, deuxième
série » comprenant vingt-neuf estampes, propose des paysages
japonais propres à la région du Kansai, qui longe la mer du Japon
sur l'île principale de Honshu et une partie de l'île de Shikoku.
Ici, on peut observer sur l'estampe la représentation de la
célèbre rivière Oi à Arashiyama, se situant non
loin de Kyoto. La particularité de cette représentation est
peut-être le fait que contrairement aux représentations
antérieures111, Kawase Hasui n'a pas représenté
le feuillage d'automne doré des arbres : « Cette
représentation de la célèbre rivière Oi à
Arashiyama, aux abords de Kyoto, est atypique en ce qu'elle n'insiste pas
sur
109 Kawase Hasui, La cascade de Yuhi, à Shiobara,
1920, impression sur bois, Nihon no Hanga, Amsterdam
110 Kawase Hasui, Hiver dans les gorges d'Arashi,
1921, impression en couleurs sur bois, Nihon no hanga, Amsterdam
111 Comme put le faire Hokusai dans une estampe daté de
1831 ou il représente ce thème paysager décoré du
feuillage d'automne
67
l'aspect qui avait fait la renommée du site : son
feuillage d'automne. »112 Cela s'explique probablement par
la volonté de Kawase Hasui de vouloir représenter un paysage
« réaliste ». Ainsi, son voyage qui se déroule en
début d'année, cette estampe étant datée du 22
février 1921, il est fort possible qu'une fois avoir été
sur place, il n'ait pas eu l'occasion d'observer le phénomène du
feuillage doré propre aux estampes antérieures. Comme nous avons
pu le dire, Kawase Hasui, et plus globalement les artistes post-meiji, sous
l'impulsion des écrits de Mori Rintarô vont se contraindre
à une observation fidèle de la nature et non
idéalisée. De ce fait, il est fort probable que Kawase Hasui
n'ayant pas pu voir de ses propres yeux les érables en automne, se
serait attaché à peindre ce qu'il aurait eu l'occasion de voir
lors de son voyage à Arashiyama. Nombreux sont les exemples qui montrent
des représentations de lieux célèbres dans les gravures de
Kawase Hasui. Peut-être les deux exemples les plus intéressants
sont celui de Matin au pont Nijubashi (nijubashi no asa)113
(figure n°13) ainsi que ces estampes de guerre. L'estampe Matin au
pont Nijubashi, qui appartient à sa série des «
Vingt vues de Tokyo » débuté en 1926, montre alors le
pont Nijubashi signifiant « le double pont » qui est un des
deux principaux ponts menant au palais impérial de Tokyo construit en
1887 sous l'époque Meiji. Le sujet représentant le pont menant au
palais ne montre pas pour autant le palais. Le sujet est une nouvelle fois un
sujet incarnant la culture et la tradition du Japon, à savoir le Palais
de l'empereur et amène les auteurs de l'ouvrage Vagues de renouveau
: Estampes japonaises modernes (1900-1960) :
112 « Les estampes japonaises du début du
XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement »
dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960),
Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 243.
113 Kawase Hasui, Matin au point Nijubashi, 1930,
impression sur bois, 38,8x26,5cm, Musée nihon no hanga, Amsterdam
68
« Cette estampe incarne l'esthétique du «
Shin hanga » dans sa beauté sereine et intemporelle.
»114 La propension des oeuvres du Shin-Hanga
à servir une géographie nationale à la manière
d'une carte postale ou de l'affirmation d'une identité nationale trouve
probablement son apogée à travers les quelques oeuvres de guerres
proposées par ces trois différents artistes. Ainsi, l'estampe de
guerre de Kawase Hasui représentant des soldats partis en guerre
intitulée Crépuscule rouge(Akai yuhi)115
(figure n°14) peinte en 1937 nous montre des soldats partant sur le champ
de bataille dans le contexte de la guerre sino-japonaise, tout en gardant une
certaine forme de mystère quant aux lieux et à
l'événement. Ce n'est pas le cas en revanche d'une des rares
estampes de paysage d'Ito Shinsui intitulée La rivière
Martapura, Bornéo (Boruneo Marutapura kawa)116 (figure
n°15) peinte en 1943 où l'on peut voir la représentation de
Bornéo en Indonésie. Bornéo est alors envahie par le Japon
la même année de la publication de l'estampe et servit au Japon
à puiser les matières premières.
Le paysage est ainsi utilisé au service d'une
idéologie nationale et sert un discours. Si l'on s'attarde une nouvelle
fois sur l'utilisation des paysages d'estampes en vue de recréer une
« beauté pittoresque » propre à une culture
traditionnelle, une estampe exceptionnelle dans ce registre est probablement
celle d'Ito Shinsui, Le temple Miidera(Miidera-jin)117
intégrée à la série des « Huit vues
d'Omi (Omi hakkei no uchi) peinte en 1917. Cette série s'inscrit dans
une tradition que l'on connait déjà à l'époque Edo.
En effet, Utagawa Hiroshige en avait déjà réalisée
une en 1834. La différence repose dans le fait qu'Ito Shunsui a
directement
114 Ibid, . p. 247.
115 Kawase Hasui, Crépuscule rouge, 1937,
22.8x32cm, Musée Nihon no hanga, Asmterdam
116 Ito Shinsui, La rivière Martapura Bornéo,
1943, 2è,2x38cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam
117 Ito Shinsui, Le temple Miidera, 1817, 31,8x22,6cm,
Musée Nihon no hanga, Amsterdam
69
visité les lieux. Ito Shunsui propose une approche
originale en créant « des paysages atmosphériques en
décrivant la pluie, la neige et la lumière
»118 On devine cette atmosphère empreinte de
poésie par la présence de l'architecture du temple vide,
présenté sous la pluie. De plus, l'angle choisie par Ito Shinsui
témoigne d'une grande modernité. Ainsi, les couleurs font l'objet
d'un traitement peu varié. On observe principalement une nuance de gris
et de noir. Le temple n'est pas présenté de manière
frontale, mais bien plutôt sur le côté, la focalisation
étant davantage mise sur le rapport qu'il entretient avec la nature.
L'absence de figure humaine joue aussi un rôle important dans
l'adaptation de ce lieu symbolique. Cette nouvelle approche ne connut pas un
grand succès commercial. C'est le propos que tient notamment les auteurs
du catalogue d'exposition Vagues de renouveau : estampes japonaises
modernes (1900-1960) : « On connait très peu de tirages
d'essai des paysages de Shinsui. La série « Huit vues d'Omi' fut
tirée à deux cents exemplaires, alors que ses autres estampes de
paysages ne faisaient généralement pas l'objet d'éditions
limitées. Ces oeuvres furent peut-être traitées de la
même manière que l'« Ukiyo-e » parce qu'il s'agissait
d'objets commerciaux. Cependant, elles symbolisaient aussi la recherche par
Shinsui et Watanabe d'un nouveau
modèle d'expression, comme « Le passeur »
(watashimori,1918), « Mousson (Tsuyu, 1919), « Aube (Reimi,
1919), « Soleil couchant en automne(Aki no rakujitsu, 1921) et «
Après la neige (yuki no ato, 1921) ».119 Ainsi, ces
oeuvres ne font pas que remettre au gout du jours des oeuvres
antérieures, ni ne
118 « Les estampes japonaises du début du
XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement »
dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960),
Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 445.
119 « Les estampes japonaises du début du
XXème siècle : vagues de renouveau, vagues de changement »
dans Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960),
Chris Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 445.
70
copient simplement les oeuvres du passés. Il y a toute
une démarche propre aux artistes de Shin-Hanga qui au travers
des différents itinéraires édifient un patrimoine
proprement national. Cette recherche à propos des sites
célèbres du Japon s'observe à certains égards
auprès des estampes d'Hiroshi Yoshida avec par exemple son oeuvre
Grotte de Komagatake( Komagatake iwakoya) (figure n°16) peinte
pour sa série sur « Les Alpes du sud japonaises » (Nihon
Minami Arupusu shu) datée de 1928120 où l'on peut voir
la représentation d'un groupe de 4 personnages, présentant alors
le centre de la composition. Ici, on peut voir la place centrale qui est
laissée à la figure humaine. On a presque à faire,
au-delà d'une simple représentation géographique, à
une démonstration ethnographique de la vie japonaise. On voit ainsi un
groupe de quatre travailleurs, probablement en train de se reposer. Leurs
tenues de travail, composées de voile ou de bandeau nous montrent que ce
sont des ouvriers ou peut-être des paysans. Il est à noter qu'en
1927, Yoshida Hiroshi procède aussi à une série des 12
vues de Tokyo où il peint la vie citadine de Tokyo.
On retrouve donc à travers leurs démarches la
volonté de représenter un pays par la mise en image de sa
géographie. Cette démarche ne se départit pas d'un
discours sur la nécessité d'une culture traditionnelle et propres
dont des penseurs comme Okakura Kakuzo se font les porte-paroles.
120 Hiroshi Yoshida, Grotte de Komagatake, 1928,
impression en couleurs sur bois, 20,9x41cm
71
3.3 : Un art moderne ?
Finalement, comment doit-on comprendre ce regard porté
vers des époques désormais révolues ? Il y-at-il ici une
démarche similaire à celle de Watsuji : Watsuji entreprend de
faire dans « Kabuki to Ayatsuri-Jyôri » une sorte
d'étude archéologique de fond, qui le conduit à constater
que son « impression d'étrangeté exotique et de
scintillement surnaturel » a pour origine le monde imaginaire né au
sein même du peuple à l'époque Muromachi (du XIVème
au XVème siècle). 121 Doit-on y voir à l'inverse une
simple réadaptation adaptation, systématique et vide de sens, de
thèmes picturaux traditionnels japonais utilisés en vue de
satisfaire une clientèle étrangère ? Nous ne le pensons
pas. Si telles avaient été leurs intentions, il aurait
été plus aisé et utile de pasticher, reproduire les grands
maîtres du passé. C'est d'ailleurs sur ce point-là que la
complexité des rapports entre Ito Shinsui et son éditeur Watanabe
Shozaburo nous informe de cet aspect singulier propre à la production
picturale. On retrouve ainsi une forme de tension entre la position d'artiste
d'Ito Shinsui, souhaitant élaborer de nouvelles formes d'art au sein de
ces créations, là ou Watanaba Shozaburo aspire davantage à
une conformité stylistique traditionnelle : « Le patron,
M.Watanabe, croit profondément aux effets obtenus dans les estampes
magnifiques du passé, et n'approuve pas toujours les nouvelles
techniques, ce qui est une des raisons pour lesquelles elles ne peuvent tout
simplement pas être réalisées à l'heure
actuelle[...] En réalité, il y a des moments ou l'estampe sortie
de notre pinceau ne correspond guère à nos attentes.
»122 Et dans un autre ouvrage où celui-ci
déplore la tournure que prennent ces estampes : «
121 « Tetsurô Watsuji et la dimension transcendantale
de la culture » par Megumi Sakabe dans esthétique contemporaine
du Japon : Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 43.
122 Ito Shunsui, 1833, p. 302.
72
J'ai réalisé pendant longtemps de nombreuses
estampes de belles femmes pour la maison Watanabe, et la technique est devenue
plus ou moins répétitive. Ces derniers temps, il me semble que
[mon] inspiration faiblit, et c'est pourquoi cette année
j'aimerais publier des estampes de paysages.123 Et par la
suite, Ito Shinsui exprimant sa démarche : « Comme artiste de
la vie quotidienne, je tente de rester fidèle à mes observations
et à mes expériences personnelles, je dois choisir ces sujets
pour créer un art vrai, mais aussi pour rester passionné et
enthousiaste »124 Ces paroles nous informent sur la recherche
esthétique propre aux artistes du mouvement Shin-hanga,
oscillant entre originalité créatrice et adaptation culturelle.
On observer néanmoins deux éléments. Premièrement
le statut d'artiste revendiqué par Ito Shinsui, aspect que l'on observe
difficilement aux époques précédentes. Les artistes du
Shin-hanga, et non pas que du Sosaku hanga, revendique une
liberté créatrice et une recherche de nouveaux moyens
d'expression. Deuxièmement, la nécessité de s'inspirer du
quotidien. Le monde extérieur sert alors de réservoir pour puiser
des nouvelles formes expressives artistiques. Cela constitue une
nouveauté et fait finalement suite aux nombreux débats
initiés dès le commencement de l'ère Meiji sur ce sujet.
Le terme Shajitsu, qui représente la traduction en partie
restituée du terme « Réalisme ». Le réalisme,
comme nous l'avons montré auparavant avec Okakura Kakuzo, se
définit comme l'idée d'une observation de la
réalité et de sa retranscription, la plus fidèle,
donnée dans ses détails. Selon les termes de Kawakita Michiaki,
ancien président du Musée national d'Art moderne de Kyôto :
« Les deux spécificités fondamentales de l'art japonais
depuis ses origines sont, d'une part, une manière émotionnelle de
voir, qui repose sur une perception du monde, vivante et en mouvement ; d'autre
part, une manière spontanée de saisir ce qui existe
123 « Ito Shinsui gahakudai « Gei ni asobu »
», Ukiyo-e geijutsu 4, n°2, février 1935, p. 80.
124 Ito, 1936, p. 53.
73
vraiment (chokkakuteki na jissai no
tsukamikata)125 Et dans la même optique, Michael Lucken avance
que « l'art japonais, dans son ensemble, serait traversé, si
l'on en croit l'auteur, par une volonté constante de « coller
» au réel. »126 Les japonais ont ainsi
adapté et remanié la notion de « réalisme » pour
la rendre adéquate à une pensée japonaise. Ainsi, les
japonais utilisent à partir de l'ère Meiji, deux termes
différents pour désigner la Nature. On retrouve d'une part une
polysémie du terme, Onozukara (naturel, spontaneité)
issue du premier terme chinois Shizen, renvoyant à une
idée de nature « se générant d'elle-même »
sans aucune forme de transcendance. Une nature qui se serait formée
d'elle-même sans l'aide d'un dieu de caractère anthropomorphique
ou d'une quelconque forme de transcendance : « Parce que la nature
n'est pas considérée comme la production d'un Dieu
créateur, et que, par conséquent, l'existence d'un être
transcendant au-dessus de la nature n'est pas impliquée,
l'appréhension japonaise des choses naturelles comme étant «
onozukara », comme se produisant « de soi-même » constitue
une conception de la nature de caractère religieux qui discerne dans la
nature une religiosité et une sainteté mystiques et qui cherche
la paix ultime de l'âme dans un retour au sein de la nature, dans l'union
avec elle. »127. Cette notion
d' « Onozukara » se confond alors avec un nouveau
sens issu des réflexions sur les notions occidentales, envisagées
davantage comme une science de la nature : « C'est à partir de
l'époque moderne de Meiji (1868-1912) qu'a été fixé
l'emploi de ce mot au sens général de « montagnes, fleuves
et végétaux ». Avant cette date diverses autres appellations
avaient cours.[...]Comme on l'a déjà souligné, à
partir de l'ère Meiji, cette conception traditionnelle de la nature a
continué à avoir cours,
125 Kawakita Michiaki, Nihon no bijutsu, Sono dentô to
gendai, Tôkyö, Pelikansha, 1994, p. 11.
126 Michael Lucken, L'art du Japon au XXème
siècle : pensée, formes et résistances, Hermann
Editeurs des sciences et des arts, 2001, Paris, p. 5.
127 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux,
quadrige, 2019, Paris, p. 66.
74
mais depuis lors la notion « nature » est
utilisée dans deux acceptations à la fois : d'une part, en ce
sens traditionnel qui vient d'être expliqué, mais d'autre part
aussi au sens de « nature » dans les sciences de la « nature
»128. Les estampes que nous avons étudiées
intègrent cette confusion polysémique dans son rapport à
la réalité. On fait face à une représentation
doublée d'une unique réalité. D'une part, un regard
porté sur le monde extérieur, ici des paysages, purement japonais
cherchant à capter Onozukara, le mouvement créateur de
la nature, fidèle à la pensée japonaise : « La
saisie du caractère « onozukara » de la nature implique la
compréhension du mouvement qui existe en son sein, qui anime la nature
comme telle, et la perception de la nature comme une production apparaissant au
cours de ce même mouvement. 129 D'une autre part, on ne peut nier le
regard proprement occidental que l'on décèle dans l'attention
accordée à une représentation conforme à une
réalité donnée, observée par le sujet, plus proche
d'une science de la nature. Le cas des estampes de paysages du mouvement
Shin-hanga traduisent cette dualité sensible
d'appréhension de la nature. Les estampes que nous avons citées
auparavant de Kawase Hasui démontre une attention portée à
rendre un paysage fidèle à l'observation que le peintre a pu en
faire. Ainsi l'usage de la perspective comme capacité à
reproduire une image fidèle de la réalité perçue
devient paradoxal. La perspective, plus qu'un simple outil artistique,
s'apparente ainsi à un schéma de pensée ou, pour reprendre
le terme d'Erwin Panofsky(1892-1968), une « forme symbolique
»130. Elle agence la représentation de
manière à correspondre et mettre en forme une perception de la
réalité propre à la civilisation occidentale à
travers son histoire. Pour reprendre ses termes, la perspective « est
une méthode de
128 Ibid,. p. 73.
129 Ibid,. p. 67.
130 Erwin Panofsky, La perspective comme forme
symbolique, Ed : Minuit, 1975, Paris
75
projection qui définit un point de vue, des points
de distance et des points de fuite » 131et qui «
transforme l'espace psychologique en espace mathématique artificiel
»132Pour autant, fidèle à la tradition
japonaise, elle s'attache aussi à montrer le mouvement de la nature : la
pluie qui tombe, l'écoulement de l'eau de la rivière ou encore le
mouvement du vent sur les branches des arbres, le passage des nuages. Alors il
devient difficile de rattacher la perspective, phénomène
«[...] qui ramène le phénomène artistique
à des règles stables, objectives »133
à une esthétique définissant le mouvement comme le
principe même de la nature.
Le mouvement Shin-hanga cristallise finalement
plusieurs aspects proprement uniques à l'ère Meiji.
Premièrement, le mouvement se présente comme une recherche
à travers une histoire des sensibilités. Les trois oeuvres que
nous avons étudiées montrent chacune respectivement des
thèmes que l'on retrouve à différentes époques de
l'histoire du Japon. Ces imaginaires retrouvés au travers de ces
estampes par ces trois peintres trouvent une correspondance avec les recherches
opérées par les penseurs japonais post-Meiji. Sensibilité
qui s'incarne alors au sein de concepts esthétiques précis.
Néanmoins cette adaptation est-elle à envisager comme une
ré appropriation d'une sensibilité ou bien la simple
redécouverte d'une tradition esthétique japonaise ? Nous y
répondrons par la suite. Nous avons aussi vu que ces estampes se
conforment à un discours national, ou du moins à
l'élaboration d'une géographie nationale inscrite sous la forme
de « Beautés pittoresques ». La majorité des peintres
du mouvement Shin-Hanga, Kawase Hasui, Ito Shinsui, ainsi que dans une
moindre mesure, Hiroshi Yoshida, voyagent à travers le japon. Ceci est
l'occasion pour eux de s'inscrire dans une histoire des
131 Ibid, .p .11-13.
132 Ibid,. p. 43. 133Ibid,, p.
170.
76
sites célèbres du Japon initiés
très tôt au Japon et dont l'apogée se situe à
l'époque Edo avec des artistes comme Hokusai ou Hiroshige. De la
même manière, la pensée philosophique japonaise
détourne le regard de la pensée occidentale, sous l'impulsion des
travaux d'Okakura Kakuzo ainsi que de Nishida Kitaro, afin d'édifier une
pensée purement japonaise, nationale. Deux des aspects singuliers sur
lequel nous avons voulu insister en dernier est le rapport duel à la
réalité que soutient la production de ces estampes. En effet,
à travers ces estampes se confondent deux perceptions de la
réalité, une occidentale, l'autre, extrême-orientale. Si la
production d'une réalité à travers ces estampes fait appel
à des méthodes occidentales telles que la perspective, ou une
étude de l'anatomie du corps, on peut voir que l'idée
première attachée à la réalisation de ces estampes
est la volonté de rendre le mouvement créateur d'«
Onozukara », de la nature qui se produit elle-même.
Subsiste néanmoins cette « bipolarisation » conceptuelle et
sensible de l'esthétique japonaise, dont parle Akira Tamba, qui «
depuis un siècle, entraîne une oscillation constante entre une
appréhension rationnelle conforme à l'épistémologie
de souche occidentale et une appréhension psychosensorielle issue d'un
mode de pensée orientale. »134 où
« Ceux qui ont reçu le baptême de la conscience de soi
dans le style de l'Occident moderne ont éprouvé maintes
souffrances dans l'intervalle situé entre cette conscience de soi et la
conception de la nature « onozukara ».135
134 « Présentation générale » par
Akira Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon :
Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 17.
135 « La pensée japonaise », dir.Sylvain Auroux,
quadrige, 2019, Paris, p. 74.
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