3.1 : Réceptacle des concepts esthétiques
antérieures
Ainsi comme nous l'avons esquissé
précédemment, la production de Shin-hanga se
présente sous l'angle d'une quête visant à réadapter
un imaginaire esthétique antérieure. Comme nous l'avons
rapidement évoqué, l'oeuvre de Kawase Hasui, Pluie à
Maekawa Soshu, est à mettre en lien avec le concept de
Yûgen que l'on rencontre dans les premières peintures
à l'encre noire japonaise, dès l'époque Muromachi. En
effet, comme Toyo Izutsu le montre dans son ouvrage The theory of Beauty in
the Ckassical Aesthetics of Yûgen88 le concept se
rattache à des termes comme « immatérialité » ou
obscurité dont le caractère même Yu renverrait
directement à l'idée d'ombre. Dans le même ordre
d'idée, Gen renvoie à l'obscurité, si profonde
que « la vue ne pourrait voir cette profondeur.
»89 Définition que l'on retrouve presque à
l'identique dans l'ouvrage écrit par Lionel Guillain90,
Le théâtre Noh et les arts contemporains, où ce
dernier traduit Yu par « difficile à voir ». Donald
Keene rattache Yûgen à une forme de solitude. Autant de
définitions que finalement Lionel Guillain résume assez
clairement par une image « Ce n'est qu'au coeur de la forêt que
nous le (Yûgen) comprendrons, par la profondeur de ses chemins et
qu'accoutumées à son obscuritéì, nos
pensées seront plus profondes. Car l'observation de loin n'est rien et
nous devons pénétrer la forêt pour saisir les
mystères de la sombre forêt de la montagne.
»91 Enfin, la définition la plus
générale proposée est surement celle de Daisetz T. Suzuki
: « Yugen » est un mot composé,
88 Toyo Izutsu, The theory of Beauty in the
classical Aesthetics of Yûgen, p. 98.
89 Ibid., p. 98.
90 Lionel Guillain, Le théâtre Noh et
les arts contemporains, p. 52-55.
91 Ibid., p. 56.
57
chaque partie, yu et gen, signifiant « nuageuse
impénétrabilitéì » et la
combinaison des deux signifiant « obscurité », «
inconnaissance », « mystère », «
au-delàÌ des calculs intellectuels », et non
« totale obscuritéì ». Le terme qui provient
à l'origine d'un kanji chinois, était compris comme ce qui est
« si mystérieusement vague et profond qu'il dépasse la
perception et compréhension humaine. »92. N'est-ce pas
justement cette forme de mystère qui entoure l'oeuvre ?
Déjà, on distingue le thème de la solitude à
travers la présence de la seule figure humaine marchant sur la rue. Le
thème de la solitude se manifeste particulièrement dans la
correspondance entre les maisons composées de lucarnes éclairant
le sol d'une lumière intérieure face à la figure humaine
marchant seul dans l'obscurité. Ces chaumières probablement
habitent des familles, une multitude de personnes auxquelles fait face la
figure humaine cachée par son ombrelle. Se compose un jeu entre espace
intérieur, certainement chaleureux, et la froideur de l'espace
extérieur, assailli d'obscurité. On peut retracer
l'esthétique de Yûgen par la présence d'une nature
à peine distinguable. Nous l'avons dit, Yûgen se
manifeste par le truchement de deux termes obscurité et mystère.
L'arbre dont il est impossible de deviner la nature et l'espace qui lui est
dédié au sein de la composition répond parfaitement
à ces critères. En effet, on ne connait ni sa grandeur, ni son
type, ni à quel plan exactement il se situe. Il manifeste sa
présence par son branchage mais recèle une certaine part de
mystère et d'obscurité. C'est probablement le rapport
qu'entretiennent les nuages avec les branchages qui définissent le mieux
l'aspect mystérieux de cette conception. En effet, les branchages et les
nuages entretiennent un lien très étroit. Les branchages que l'on
aperçoit dans la partie supérieure de la composition, partant du
tronc d'arbre et s'étirant vers les chaumières, donnent place
à des formes nuageuses à
92 Daisetz T. Suzuki, Zen and Japanese Culture,
New York, 1959, p. 220-21.
58
demi distinguables. La frontière entre les deux
éléments est alors floue au même titre que la partie finale
de la rue empruntée par le personnage, qui se perd alors entre les
chaumières et la nature. On retrouve ici un procédé
relativement similaire aux peintures à l'encre de l'époque
Muromachi où la nature se présente sous un angle
mystérieux et où la figure humaine semble se perdre, voire se
confondre à celle-ci. En effet, si l'on prend l'exemple de Dialogue
entre un pêcheur et un bucheron de Sesshu Toyo, on peut voir que les
deux figures humaines, celle du pêcheur et du bucheron semblent se perdre
dans la nature qui les entoure. A peine distinguable à la manière
de cette figure humaine dont on peut ne pas prêter attention tant la
composition semble plongée dans une obscurité totale. Ainsi, au
sein de la conception de Kawase Hasui sommeille une beauté
indéfinissable que l'on peut rapprocher des mots du moine Shotetsu :
Yûgen peut être appréciéì par
le coeur mais ne peut être exprimé en mot. Il repose dans les
filets de nuages cachant la lune, ou dans le délicieux effet de la brume
d'automne sur les feuilles écarlates d'automne dans les montagnes. Si
quelqu'un demande où se trouve le yûgen dans tous cela, il serait
vraiment difficile de répondre. Les personnes qui ont un manque de
compréhension du yûgen répondront naturellement « La
lune est plus belle lorsqu'elle brille dans la claire surface des cieux.
»93
Il y a ainsi une forme de réadaptation d'une
esthétique de beauté mystérieuse qui correspond aux types
de recherches qu'a entrepris par exemple Watsuji sur l'époque Muromachi
à la même époque. On a affaire à un regard
tourné sur le passé où chacun d'eux défriche
l'imaginaire de l'époque Muromachi. Alors que l'oeuvre de
93 Brower Robert H.et Earl Miner,Japanese Court
Poetry,Palo Alto: Standford University press, 1961, p. 266.
59
Kawase Hasui peut encore être l'objet d'une observation
interprétative où finalement l'abondance de thème nocturne
dans la production artistique de Kawase Hasui serait issue d'une
démarche inconsciente. La représentation d'une Bijin (belle
femme) par Ito Shinsui ne laisse aucun doute quant à son
rapprochement avec le concept Iki. On perçoit ici le lien
qu'entretient alors la production artistique des années 1920 avec la
production théorique de la même année. En effet, il est
fort probable qu'Ito Shinsui se soit inspiré d'Utamaro pour
réaliser ses Bijin. Et l'on sait que Kuki Shuzo dans son
Structure sur l'Iki propose les estampes d'Utamaro pour observer son
concept. Ainsi, « Comme le corps est le support de
l'expressivité, une silhouette fine et une taille souple comme un sailve
doivent être considérées comme une expression objective de
l''iki'. Utamaro a défendu ce point de vue avec une ferveur presque
fanatique.94 Il y a donc une trace matérielle commune
aux deux, leur source de référence. De plus, nombre de
caractéristiques élaborées par Kuki Shuzo pour expliquer
le concept de l'Iki, correspondent aux estampes d'Ito Shinsui. Ainsi,
le caractère longiligne des silhouettes féminines
représentées au sein des estampes d'Ito Shinshui, les couleurs
ternes, le kimono porté en dégageant la nuque. Nous nous
concentrerons sur certaines d'entre elles. La figure féminine de
Femme habillée d'un long kimono nous donne ainsi un grand
nombre de comparaisons possibles. Le fait de porter un habit léger est
déjà l'expression de l'iki ainsi que l'utilisation de couleurs
précises. Le kimono (ou plus probablement le yukata) de la femme
habillée représentée selon une silhouette féminine,
de couleur brun gris n'est pas sans se conformer aux types de couleurs
idéales pour la représentation de l'iki : Quelles sont donc
les couleurs qui peuvent ainsi parler ? Le gris souris, le brun et la couleur
de tendance bleuâtre. Pourquoi ? Toutes les couleurs grises
94 Kuki Shuzo, La structure de
l'iki, p. 67.
60
aboutissent en définitive à une diminution
du degré de saturation, c'est-à-dire à la première
faiblesse de la couleur. C'est pourquoi le gris souris est la couleur la plus
digne de représenter l'« iki » 95 et à propos du
port d'un habit léger : Une autre attitude « iki » est
visible lors de la sortie du bain. Le port d'un simple « yukata »
d'après-bain sans apprêt, qui contient le souvenir de la
nudité dans un passé proche, accomplit l'expression de
l'attirance et sa cause formelle.96 La posture ainsi que le
fait de s'être habillé légèrement constitue aussi
à son tour l'expression d'une forme d'iki : « De plus,
si le corps humain s'habille assez légèrement, c'est aussi une
expression de l' « iki », parce que l'habit léger ouvre un
chemin vers l'autre sexe par sa transparence et le ferme en même temps
par sa fonction de cacher. »97.Mais c'est peut-être
le geste même de cette femme habillée d'un habit gris qui nous
interpelle le plus quant à sa correspondance avec le concept «
Iki ». En effet, Kuki Shuzo dans son traité avance que la
gestuelle propre à la femme Iki est définie par le fait
de lever le pan gauche de son kimono : « Iki se manifeste aussi dans
le geste de relever le pan gauche du kimono ».98 Et quand
bien même, ce geste aurait pour origine la volonté de pouvoir
prendre son peigne tenu de son autre main, la représentation du
levé du kimono de sa main gauche est parfaitement
représentée. D'une certaine manière, elle est
représentée à une action dynamique, rationnelle, celui de
vouloir saisir son peigne de toilette. Kuki Shuzo tout en reprenant des
anciennes formes d'esthétique, cherche à les actualiser, à
les intégrer dans un discours rationnel propre à l'art
occidental. Ainsi, cette scène n'est pas que la simple
représentation d'une Bijinga mais aussi la
représentation d'un style pictural
95 « L'esthétique de Shuzo Kuki » par Akira Kuno
dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et
pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs
éditions, Paris, 1997, dans p. 55.
96 Kuki Shuzo, La structure de l'iki, p.
66.
97 Ibid,. p. 53.
98 Kuki Shuzo, La structure de l'iki, p.
71
occidental : une scène intimiste. Ainsi, la
représentation des visages n'en est pas moins différente. Si l'on
connait des visages idéalisés à l'époque Edo, on
peut voir ici que le traitement est différent. Alors que le traitement
du visage, et de manière plus générale, celui du corps
s'imprègne d'une certaine idéalisation à l'époque
Edo, le traitement du visage des Shin-hanga ainsi que celui du corps
font appel à un traitement plus réaliste, plus proche
anatomiquement de la réalité. Ce traitement particulier
découle finalement des travaux des penseurs de l'époque Meiji,
notamment celui de Mori Rintarô (Ogai) qui a exercé une
grande influence auprès des peintres de l'ère Meiji et de
l'époque moderne. Ainsi, son ouvrage Shinbi
shinsetsu99 qui s'attache à traduire la pensée de
Eduard Von Hartmann100 nous laisse entrevoir les
caractéristiques picturales qui seront celles de l'art japonais moderne
: « Lorsqu'on fait en sorte d'explorer la nature, ce qui est l'essence
de l'art, on ne peut pas créer des choses sans fondement, qui
n'apparaissent pas dans le monde réel mais seulement dans un monde
artistique idéal »101 Ce point central constitue un
enjeu majeur et se répercute dans la représentation des Bijin
d'Ito Shunsui. La représentation du visage, du corps fait appel
à une observation détaillée de l'anatomie du corps
féminin. Le respect des proportions anatomiques est alors exprimé
par ces visages aux arcs saillants, non plus représenter de
manière exagérée par rapport au reste du corps, mais bien
conforme à l'anatomie humaine. C'est probablement avec la
représentation de certains modèles nus qu'Ito Shinsui prolonge le
plus parfaitement la pensée de Mori Rintarô. En effet,
certaines
99 Mori Rintarô(Ogai) & Ômura Seigai,
Shinbi kôryô, Tôkyô, shun.yôdô,
1899
61
101 Eduard Von Hartmann, Aesthetik(Esthétique),
1886
62
estampes telles que Le parfum d'un
bain102( figure n°10) ou encore Se baigner au
début de l'été 103 (figure n°11) nous
montrent des nus féminins. Ces nus féminins sont
travaillés de manière à rendre une image anatomique
réaliste et non idéalisée. Ainsi, la torsion des muscles
aux niveaux du bassin et des deux jambes de la figure féminine du Le
parfum d'un bain ou encore le détail de la main de Se baigner
au début de l'été ne sont pas sans rappeler une
certaine forme de souci anatomique conformément aux souhaits de Mori
Rintarô dans son ouvrage Shinbi kôryô. Il n'est pas
même impossible que l'artiste se soit aidé de modèle pour
réaliser son oeuvre. Ainsi, Ito Shinsui lui-même ne s'y trompait
pas lorsqu'il disait, parlant de ses Bijin : « Elles sont
trop réalistes, de sorte que, quand on les examine selon les
critères expressifs propres à l'estampe, qui tire principalement
sa force de sa simplicité et de sa clarté, on voit qu'elles
déçoivent par endroit. Mes Bijinga étaient claires [dans
mon intention] - en d'autres mots, elles étaient des produits
commerciaux[...] Pourtant, personnellement, je caresse l'espoir de créer
des oeuvres d'art qui possèdent un certain contenu, des oeuvres plus
solidement basées sur la subjectivité et presque impossibles
à réaliser au moyen de la gravure sur bois
»[..]104
De la même manière, malgré son
caractère plus symbolique l'oeuvre d'Hiroshi Yoshida semble se conformer
aussi à cette volonté de représentation «
réaliste ». Comme nous l'avons évoqué, cette oeuvre
d'Hiroshi Yoshida est à mettre en lien avec les études sur le
concept du Mono no Aware avancé par Onishi Yoshinori. Rappelons
ici ces propos en vue de l'analyser au regard de l'oeuvre d'Hiroshi
102 Ito Shunsui, Le parfum d'un bain, 1930, impression
en couleurs sur bois, bibliothèque du congrès
103 Ito Shunsui, Se baigner au début de
l'été, 1922, impression en couleurs sur bois, 43,6x26,7cm,
musée Nihon no Hanga, Amsterdam
104 Ito, 1933, p. 302.
63
Yoshida : « What does « to know mono no aware »
mean ? « Aware » is the voice of sorrow that comes out when the heart
feels after seeing, hearing, or touching something. Today we would use the
exclamations « Ah »(aa) and « Oh»(hare). Looking at the
moon or at the cherry blossoms, for example, we are deeply impressed and say:
«Ah, these splendid flowers!» or «Oh, what a beautiful
moon» (Qu'est-ce «connaître le mono no aware» veut dire ?
Aware est la voie de la tristesse qui surgit lorsque le coeur ressent quelque
chose après avoir vu entendu ou touché quelque chose. De nos
jours, on utiliserait l'exclamation « Ah » et « Oh ».
Regardant la lune ou les cerisiers en fleurs, par exemple, nous sommes
profondément impressionnés et nous disons : « Ah, les
splendides fleurs » ou « Oh, quelle belle lune »).105
Ainsi, le sentiment de « mono no aware » se ressent à
travers l'observation de la nature, principalement de la lune et des cerisiers
en fleurs. On retrouve ces motifs au sein de la composition du peintre de
Shin-hanga. On peut ainsi émettre l'hypothèse que ces
deux femmes représentées ainsi fassent finalement
l'expérience du Mono no Aware à la vue de ces deux
phénomènes naturels. Leurs positions figées, n'ayant aucun
contact visuel l'une avec l'autre nous laisse envisager qu'elles seraient alors
en position d'observatrice devant le cerisier en fleurs et puis plus loin la
pleine lune. Le cadrage de la composition ne se centre d'ailleurs pas sur ces
deux figures féminines mais bien plutôt sur la pleine lune et le
cerisier en fleur. Ainsi, ces deux figures féminines ne seraient qu'un
prétexte pour inviter finalement le spectateur à observer de
lui-même le passage des saisons et avoir l'intuition de cette forme de
« tristesse (sorrow)» décrite par Onishi Yoshinori. Cette
composition contraste alors beaucoup avec celle de « Mémoires
du Japon », autre oeuvre peinte par l'artiste qui s'apparente bien
plus à une scène
105 Onishi Yoshinori, Genji Monogatari Tama no Ogushi,
roll 2
64
de genre qu'à la mise en valeur expressive du concept
de Mono no aware. En effet, les trois femmes semblent être
prises dans une discussion. Aucune d'elles se tournent vers le spectateur,
alors trop absorbées dans cette discussion. Le cadrage se focalise
d'ailleurs sur cette conversation et non sur le cerisier en fleur. On a ainsi
une influence plus occidentale qui ne peut constituer un terrain idéal
pour l'affirmation d'un concept esthétique japonais datant de
l'époque Heian.
Shin-hanga s'inscrit dans la veine des recherches
portant sur les concepts esthétiques japonais de la même
époque. Comme nous l'avons dit, qu'il s'agisse du mouvement pictural
où l'état de la pensée japonaise à la fin de
l'ère Meiji, on retrouve cette même ambition de redécouvrir
un passé culturel. Dans quel but ? L'Occidentalisation fulgurante du
Japon a amené, au-delà d'une simple prise de conscience d'un
héritage culturel à entretenir, la nécessité de le
valoriser. Comme nous l'avons évoqué, la tendance dominante de
l'époque moderne japonaise en art tout comme dans sa pensée est
la mise en avant d'une culture occidentale. Qu'il s'agisse de la tendance
Yo-ga ou même du style d'estampe Sosaku-hanga la
majorité des artistes se tournent vers un art occidental tout en
déniant les techniques et les thèmes traditionnellement japonais.
La pensée japonaise se range sur les écrits occidentaux et
nombreuses sont les traductions des penseurs occidentaux qui affluent dans les
librairies japonaises.
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