2.3 : Shin-Hanga : Wakon Yosai
La particularité de ces nouvelles estampes se situent
à plusieurs niveaux. Comme nous avons pu l'observer, deux de ses
peintres connaissent une formation à l'occidentale, style
Yo-ga, avant de réaliser leurs estampes pour le courant
Shin-Hanga. Et chacun des trois, peut-être Ito Shunsui le moins,
empruntent au répertoire de l'art occidental pour réaliser leurs
oeuvres. Néanmoins comme nous avons tenté de le démontrer,
Shin-hanga se présente comme un courant cherchant,
au-delà de
78 Ito Shunsui, Femme habillé d'un long
kimono, 1927, impression en couleur sur bois, 42,9cmx27,2cm,
Muséed'art d'Honolulu
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simplement répondre à une clientèle
américaine, à réadapter un style, si ce n'est
l'imaginaire, d'une époque au travers de l'estampe. Le courant
s'apparente ainsi à une recherche aussi bien tournée vers le
passé que le futur, vers la tradition tout en utilisant des techniques
picturales modernes. Si l'on prend l'exemple d'Hiroshi Yoshida, on peut voir
que le traitement de ce sujet tiré de l'époque Heian ne se
départit pas d'une utilisation à l'aquarelle. La composition qui
respecte un système de premier plan et de second plan se structure selon
un respect des proportions. L'arbre, placé en arrière des deux
figures, permet de créer une perspective au sein de la composition. On
peut même noter l'utilisation du raccourci, presque jamais employé
avant l'ère Meiji, pour représenter la deuxième figure
humaine. De la même manière, l'usage de dégradé de
couleurs reste unique dans l'histoire de l'estampe japonaise...les aplats de
couleurs lui étant préférés. Il est ainsi fort
probable qu'Hiroshi Yoshida ait retravaillé son estampe une fois
après avoir procédé à l'estampage des
différentes couches de couleurs afin d'accentuer certaines nuances.
L'emploi de ces techniques occidentales est pourtant au service d'un regard sur
le passé. Les postures extrêmement figées des figures
humaines, voire archaïsantes, ainsi que la représentation des
fleurs de cerisiers au Mokkotsu (technique de peinture sans os
où l'on représente des motifs sans les délimiter par un
trait de contour), n'est pas sans rappeler une inspiration des peintures
à l'encre de l'époque Heian ou du moins, les Ukiyo-e de
l'époque Edo. A titre de comparaison, une autre estampe du même
peintre : Mémoires du Japon 79 (figure n°7)
nous montre une composition beaucoup plus moderne. Trois femmes sont ainsi
représentées, assises sur un champ de fleurs, et semblent
discuter entre elles. Les postures beaucoup plus dynamiques semblent être
tirées, aussi bien que la touche
79 Hiroshi Yoshida, Mémoires du Japon,
fin XIXème siècle(1899 probablement), impression de couleurs
sur bois 69,7x90.3cm, L'institut d'Art de Détroit.
50
fine du pinceau, directement du répertoire
impressionniste, où les personnages inscrits dans un cadre
champêtre semblent être saisis sur le vif. On est alors plus proche
d'une scène de genre que d'une représentation symbolique. Cette
comparaison nous permet, de la même manière, de montrer
l'originalité de la peinture du Shin-hanga, qui n'hésite
pas à élaborer de nouvelles représentations. De nombreuses
estampes d'Hiroshi Yoshida sont inédites pour l'originalité de la
représentation, empruntant ainsi aux représentations picturales
occidentales de la fin du XIXème siècle. Et quand bien même
la composition moderne de Mémoires du Japon nous rappelle les
recherches esthétiques occidentales, le titre Mémoires du
Japon, quant à lui, ne laisse aucune place au doute. Hiroshi
Yoshida et plus globalement le courant Shin hanga ont le regard
tourné vers le passé de leurs pays, qui peut-être s'incarne
au creux même de cette conversation anodine entre trois femmes sous les
cerisiers en fleurs. Cette observation est encore plus clairvoyante au travers
des yeux d'Ito Shinsui. Ces femmes, représentées dans des actes
intimes, reprennent à l'identique le thème des « Bijinga
» de l'époque Edo. La nouveauté d'Ito Shinsui se fait
par le traitement de ces femmes. La chose, généralement la plus
frappante, est probablement le cadrage qu'il utilise pour les
représenter . On a souvent à faire à un cadrage
légèrement en plongée ou en contreplongée, rarement
frontal comme peuvent l'être ceux de l'époque Edo. Cela est
particulièrement visible dans une oeuvre comme La
chevelure80( figure n°8) où le cadrage est pris
légèrement en contreplongée, entre le visage de la femme
et le seau d'eau, ou encore dans une oeuvre comme Devant le
miroir81 (figure n°9) ou le cadrage semble être pris
en plongée. L'aspect le plus singulier des oeuvres, lesquelles
peut-être
80 Ito Shunsui, La chevelure, 1952,
impression en couleurs sur bois, 52,2x37.4cm, Musée Nihon no hanga,
Amsterdam
81 Ito Shunsui, Devant le miroir, 1916,
impression en couleurs sur bois, 44x28.9cm, Institut de l'art à
Chicago
51
contrastent justement avec les « Bijinga »
de l'époque Edo, est que ces femmes sont représentées
dans des postures dynamiques, souvent en train de se préparer. A
l'inverse, Utamaro se focalisait davantage sur le visage des femmes ainsi que
sur leurs tenues élégantes signifiées par un jeu de
courbes importants. Ito Shinsui insiste particulièrement sur l'acte de
la toilette, de l'habillement. Cette variation du thème montre la
volonté de l'artiste à vouloir rendre ces compositions plus
modernes, moins figées et plus proches des scènes intimistes tels
qu'on les retrouve dans certaines peintures de Henri Toulouse-Lautrec
(1864-1901) ou même Henri Fantin-Latour(1836-1904), que des Bijinga
de l'époque Edo. Pour autant, le fait que ces femmes soient
absorbées dans leurs activités, où ne semblent pas
remarquer le spectateur, représentent une des caractéristiques
issues de la tradition de l'époque Edo. En effet, absorbées par
leurs toilettes, les femmes des oeuvres Femme habillée par un long
kimono ou même l'oeuvre La chevelure ne prêtent pas
attention au spectateur. Caractéristique qui confère de
l'intensité à la valeur intimiste du tableau et que l'on trouve
déjà dans les représentations de l'époque Edo. Une
nouvelle fois, une des particularités des estampes d'Ito Shunsui est de
vouloir insister sur une action précise plus que de vouloir
représenter la perfection du visage féminins. Nous en parlerons
à nouveau plus tard. Finalement l'observation de peintures occidentale
lui permet de perpétuer la tradition des Bijinga. Le cas le
plus complexe de notre corpus d'oeuvres est probablement celui de Kawase Hasui.
Si on retrouve de nombreuses allusions à la culture nippone, au travers
de l'architecture des maisons en bois ou dans le traitement des nuages,
représentés de manière filiforme selon les peintures
à l'encre chinoise puis, plus tard, les estampes, l'ensemble de la
représentation suit un traitement occidental. Ainsi, la rue s'inscrit
dans un principe de perspective ; on note plusieurs échelles de plan, au
premier la silhouette humaine
52
marchant sous la pluie, au second les maisons en enfilades et
au dernier, l'arbre qui rompt la perspective créée par la rue. Le
cadrage apparait comme centré et la luminosité semble, par
l'alternance de couleur noire et blanche, jaune, appartenir bien plus à
un procédé de clair-obscur que celui d'une représentation
d'un paysage nocturne japonais. Et c'est probablement avec la technique
employée par Kawase Hasui que l'on trouve un usage original de
l'estampe. En effet, l'alternance de stries, entre papier vierge et couleur
noire, pour produire l'effet de la pluie montre une forme d'originalité
sur le travail du matériau. L'art Japonais, comme le dit Akira Tamba
dans son article82 se caractérise par « une
esthétique du raffinement » qui trouve son apogée
à l'époque Edo : « C'est ainsi qu'aucun pays au monde
n'a autant d'écoles ou de groupements artistiques que le Japon,
où l'on maintient le beau par la répétition. C'est la
raison pour laquelle le niveau technique des artistes et des artisans est
très élevé. »83 Cette art du
raffinement se conçoit comme le maintien d'une certaine perfection
technique édifiée sur une méthode de
répétition laissant peu de place à une forme
d'originalité : « Mais au Japon, l'art a toujours
été un principe éducatif ayant pour but la formation d'un
peuple culturellement homogène. On peut dire sans exagération
qu'il n'existe pas un écolier qui n'ait pas appris à faire des
poèmes de forme « haïku » ou « tanka », ou qui
n'ait pas l'expérience de la calligraphie »84
Ainsi, la démarche propre à Kawase Hasui cherchant à
opérer un mode de stries en laissant vierge la feuille, étant
obligé d'utiliser des calques spécifiques s'avère
originale. Si l'on compare cette estampe
82 « Esthétique de l'art contemporain au Japon
»par Tomonobu Imamichi dans L'esthétique contemporaine du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 29.
83 « Esthétique de l'art contemporain au Japon
»par Tomonobu Imamichi dans L'esthétique contemporaine du Japon
: Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 30.
84 « Esthétique de l'art contemporain au Japon »
dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et
pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs
éditions, Paris, 1997, p. 30.
53
à celle d'un autre artiste du mouvement
Shin-hanga, Hirano Hakuho(1879-1957) et de son oeuvre
Dotonbori85 on peut voir que le traitement de la pluie est
différent. Ce dernier, pour représenter la pluie, dispense des
aplats de couleurs au sol permettant de rappeler les flaques d'eau en prenant
leurs formes. Hirano Hakuho reste alors dans le registre du dessin et de la
signification picturale là ou Kawase Hasui travaille directement le
matériau. On peut voir le geste propre aux avant-gardes
européennes du début du XXème siècle dont les
réflexions portent sur les mediums artistiques. A l'image de Picasso qui
élabore ses premiers collages dès 1912, Kawase Hasui
réfléchit sur les possibilités qu'offrent un médium
artistique tel que l'estampe. En découle ainsi une oeuvre originale avec
un effet singulier créé par un procédé original :
l'alternance de lignes imprimées sombres et la feuille laissée
vierge dans la planche.
Nous le voyons donc, la production artistique de ces trois
artistes reflète ce que Sakuma Shozan nomma « Wakon Yosai
» (âme japonaise, savoir étranger). Les oeuvres du
Shin-hanga concentrent en elles cette double tendance : l'utilisation
de techniques étrangères, l'affirmation d'une identité
japonaise. D'une part, le courant Shin-hanga s'inscrit au sein d'une
tradition dont les thèmes évoqués, les méthodes de
production ne sont pas sans rappeler celles des époques
précédentes. De manière générale, cette
période historique du premier quart du XXème siècle, ne se
départage pas de cette volonté de revenir, de conserver et de
maintenir une tradition culturelle, esthétique du Japon. Ainsi, comme
l'avance Akira Tamba « De la dernière décennie du
XIXème siècle aux alentours de 1920 s'amorce un retour à
la tradition dans un effort de rééquilibrage, en réaction
contre l'intrusion massive de
85 Hirano Hakuho, Dotonbori, Impression en
couleurs sur bois, 39,1x26,3cm, Musée Nihon no hanga, Amsterdam
54
la civilisation occidentale avec la restauration de
Meiji. »86 Ainsi ces trois oeuvres que nous analyserons
plus en détail par la suite, s'inscrivent parfaitement dans cette
tendance « à l'intrusion massive de la civilisation occidentale
» au sein d'un mouvement qui pourtant revendique cette position de
réaction. Néanmoins, pour des motifs liées à leur
formation, ainsi qu'à la nécessité de plaire à un
public étranger, occidental, leur art « s'occidentalise ».
L'occidentalisation est alors gage de modernisation. Ainsi, et peut-être,
les mots d'Akira Tamba ne peuvent qu'être plus éclairants pour
illustrer ce phénomène unique à la culture japonaise :
« Par ailleurs, ce panorama de la vie artistique dans le Japon
contemporain met en évidence un fait remarquable : à aucun moment
la civilisation occidentale n'a été rejetée, tout comme la
civilisation importée de la Chine n'avait jamais été
reniée. C'est au contraire à la lumière du rationalisme
occidental que la tradition japonaise a été remise en question.
Ainsi est née la « bipolarisation » qui, depuis un
siècle, entraîne une oscillation constante entre une
appréhension rationnelle conforme à l'épistémologie
de souche occidentale et une appréhension psychosensorielle issue d'un
mode de pensée orientale. On voit également comment le
syncrétisme japonais aboutit à une structure feuilletée,
qui permet de greffer des apports hétérogènes sur un tronc
commun artistique où coule toujours la sève qui alimente une
même quête d'identité culturelle. L'artiste parvient alors
à fondre sa personnalité dans le flux de l'histoire qui la
légitime au sein d'une communauté »87 Ces mots nous
montrent combien née à l'époque Meiji ce que nomme Akira
Tamba, la « bipolarisation » de la culture japonaise. Aspect de la
culture japonaise qui se
86 « Présentation génerale» d'Akira
Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon : Théorie et
pratique à partir des années 1930, dir.Akira Tamba, Cnrs
éditions, Paris, 1997, p. 17.
87 « Présentation générale »
par Akira Tamba dans L'esthétique contemporaine du Japon :
Théorie et pratique à partir des années 1930,
dir.Akira Tamba, Cnrs éditions, Paris, 1997, p. 17.
55
cristallise alors dans les estampes du Shin-hanga par
l'emploi et le mélange de deux approches, mais qui s'observe surtout par
cette double tendance au sein de la production d'estampes : le Shin-hanga
et le Sosaku-hanga. Il reste que comme le dit Akira Tamba, ce
syncrétisme japonais ne se départage pas, sur le plan artistique,
d'un tronc commun artistique où viennent s'ajouter des apports
occidentaux. Ainsi, n'importe laquelle des trois oeuvres analysées
précédemment montrent ce tronc commun issue des cultures
précédentes comme celle de l'époque Heian, Muromachi ou
Edo. Il nous reste alors à analyser comment ces trois oeuvres
communiquent avec les différents textes théoriques
précédemment montrées et analysées en vue
d'observer si oui ou non, le mouvement Shin-hanga reflète,
malgré sa position inadaptée à une expression artistique,
une forme de sensibilité propre à l'ère Meiji et aux
époques qui suivirent jusqu'en 1950. Forme de sensibilité que
nous essayerons alors d'expliquer comme une certaine « mélancolie
» ou « nostalgie du passé », issue elle-même de la
considération historique d'une culture proprement indigène de la
part du peuple japonais.
56
III : Shin hanga : cristallisation d'une
sensibilité esthétique
japonaise moderne
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