2.2 : trois artistes, une même
sensibilité
Les trois artistes que nous avons décidé de
choisir, Kawase Hasui, Ito Shinshui ainsi que Hiroshi Yoshida, pour observer le
parallèle qui existe entre un discours théorique et une
production artistique sont à certains égards les artistes les
plus importants du courant Shin-Hanga dans leurs genres respectifs.
Kawase Hasui (1883-1957), né à Tokyo, et qui
fût en contact, par l'intermédiaire d'une connaissance familiale,
avec le monde de l'estampe (nishiki-e) dès son enfance,
entreprend à partir de 1908 des études de peinture de style
occidentale Yo-ga à l'institut Aoibashi de peinture occidentale
(Aoibashi Yoga Kenkyujo). Ce sont alors des peintres à l'huile telle
Okada Saburosuke (1869-1939) ainsi que Kishida Ryusei (1891-1929) qui lui
apprennent les bases de la peinture occidentale. Formation qui ne
l'empêche pas d'intégrer en 1910 l'atelier du peintre nihonga
Kaburaki Kiyokata, lequel assure la transition de la peinture Ukiyo-e
et Shin-Hanga. Sa rencontre avec Watanabe Shozaburo en 1916 est
déterminante. Ce dernier lui propose de dessiner des estampes pour lui.
Il garde une forte impression des estampes d'Ito Shinsui qui lui serviront de
modèles pour ses propres estampes. A sa
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mort, il compte environ 700 gravures, composées au fil
de ses voyages au Japon, faisant de lui un des artistes les plus prolifique de
la gravure japonaise
du XXème siècle. Son oeuvre, Pluie à
Maekawa Soshu présente ainsi une des particularités de
l'oeuvre de Kawase Hasui, la représentation d'un paysage nocturne. En
effet, ce thème, ici s'imprégnant d'un jeu de lumière et
d'ombre, appartient à un registre qu'apprécie Kawase Hasui. En
effet, Narazaki Muneshige (1904-2001) parle en ses termes pour désigner
cette oeuvre : « Par une nuit pluvieuse, une rangée de maisons
au toit de chaume borde une rue - une image traditionnelle de l'estampe sur
bois et l'une des préférées de Hasui.
»71 On y aperçoit alors au premier plan
centré, une figure solitaire se détacher sur une rue vide par une
nuit pluvieuse. La rangée de fenêtres lumineuses se reflète
sur le trottoir gorgé d'eau. Un paysage boisé est reconnaissable
sur le côté et constitue une rupture avec le cheminement de la
rue. L'effet de pluie est créé par l'alternance entre des lignes
imprimées sombres et les lignes blanches de la feuille laissées
vierge. De vagues nuages sont reconnaissables et paraissent constituer le
prolongement de l'arbre. L'oeuvre est teintée d'une forme de
beauté mystérieuse, presque indicible où finalement
transparait un jeu d'apparition et de disparition, à travers les nuages
disparaissant dans la brume ou encore la figure (peut-être d'un homme,
peut-être d'une femme) où le visage se dérobe à
notre regard.
Cette beauté mystérieuse, où l'on
perçoit un lointain écho au concept du Yugen que l'on
trouve déjà dans les peintures à l'encre de
l'époque Muromachi tel que
71 Brown, 2003, vol.1 p. 85.
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Dialogue entre un pêcheur et un bucheron de Sesshu
Toyo(1420-1506) (figure
n°5)72
De la même manière, l'oeuvre Cerisiers en
fleurs de Kumoi (Kumoi-Zakura)73 de
Hiroshi Yoshida (1876-1950) datée de 1920 retrace la
triste mélancolie, ou l'empathie pour les choses (Mono no
Aware), déjà visible à l'époque Heian. Hiroshi
Yoshida, né à Kurume, se rend dès 1893 à Kyoto pour
étudier la peinture de style occidental dont il prolongea
l'apprentissage à Tokyo (l'académie Fudosha). Son
intérêt pour la xylogravure apparait autour de 1920-1922,
lorsqu'il travaille pour l'éditeur Watanabe Shozaburo. Il entreprend un
voyage pour les États-Unis et constate alors le succès des
estampes de style Nihon-ga, bien plus que ses aquarelles de style
occidental, qui l'amène alors à fonder son propre atelier une
fois rentrée au Japon. Pour autant, son style ne se départit
jamais de sa formation d'aquarellistes et ses sujets s'inspirent de ses voyages
à l'étranger comme au Japon. 74 En effet, dans son
oeuvre Cerisiers en fleurs Kumoi on retrouve par le traitement des
branches de cerisiers en aplats de couleurs fins, utilisant une touche
légèrement humide, une similitude avec le processus de
l'aquarelle. Cette oeuvre nous montre ainsi un cerisier en fleurs dont les
longues branches recouvrent l'entièreté de la composition. Au
pied de l'arbre, deux figures féminines habillées d'un kimono
semblent se retourner sous notre regard. La composition, éclairée
par la peine lune montre un dégradé de bleu,
atténué au centre de la composition, autour de la sphère
lunaire. Alors que l'estampe de Kawase Hasui propose un dégradé
de noir, plus ou moins
72 Sesshu Toyo, Dialogue entre pécheur et
bucheron, peinture à l'encre, 50,4x38,5cm, Sen-oku Hakuko Kan,
Kyoto,
73 Hiroshi Yoshida, Cerisiers en fleurs Kumoi,
1920, Impression sur couleurs en bois, 29,4x45,1cm, Musée de
Tolède
74 « Hiroshi Yoshida » dans Vagues de renouveau :
Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle
Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018, p. 157.
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foncé pour exprimer la nuit, l'oeuvre de Hiroshi
Yoshida se pare d'une pluralité de couleurs se faisant écho l'une
à l'autre. Il est intéressant d'observer que les deux figures
humaines viennent rompre l'aspect circulaire de la composition amorcé
par la lumière de la lune, circulaire, ainsi que la courbure de l'arbre.
Ces deux figures féminines, qui semblent se retourner à notre
contact devait probablement contempler le cerisier en fleurs. On voit ainsi la
mise sous toile de Hanami (la contemplation des cerisiers en fleurs).
Moment précis où il s'agit d'observer, par la floraison des
cerisiers, le passage des saisons. Passage des saisons qui est pensée
comme inéluctable, éphémère, empreint d'une
certaine tristesse. On retrouve, par ce geste et ce thème, une allusion
possible aux peintures de l'époque Heian mettant en scène ce
sentiment. Ainsi, cette oeuvre entretient une certaine affinité avec
l'oeuvre Les pousses de printemps (Wakana : jo)(figure n°6) de
Tosa Mitsunobu (1469-1522)75 qui illustre le chapitre 34 du Dit
du Genji (genji monogatari)76 rédigé par Murasaki
Shikibu au XIème siècle après J.C. On y voit des cerisiers
en fleurs représentés aux côtés de paravents
à l'intérieur d'un jardin. Autour de ces cerisiers, des hommes en
actions, dont un qui lève la tête vers les cerisiers. A leur
droite, de l'autre côté des paravents, des femmes assises
contemplent ces cerisiers. Cette scène appartenant à une
série de 54 albums peints illustre néanmoins une scène
précise où les hommes s'affairent à jouer au Kemari
alors qu'une princesse les regarde et joue avec un chat. On retrouve
néanmoins dans chacun des deux cas, cette même importance
accordée au passage des saisons et au Mono no aware (empathie
ou tristesse des choses) incarnés par la présence de ces
cerisiers fleuris. Rapprochement qui n'est pas sans rappeler le travail de
Yoshinori à propos du
75 Tosa Mitsunobu, Les pousses du printemps
(illustration du Dit du genji), XVème siècle,
encre, couleur,feuille d'or sur papier, 24,1x18cm, musée d'art
d'Harvard
76 Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji,
XIème siècle après J.C
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concept qu'il définit, rappelons-le, selon « The
metaphorical reading of the passing of the four seasons as a constant reminder
of human morality(memento mori)-as well as the tense relationship between
the constancy of the natural law that determinate teomporal progression and the
cycles of change(mujo) that the seasons represent»(L'observation
métaphorique du passage des quatre saisons à la manière
d'un rappel constant de la morale humaine - aussi bien que le rapport intense
entre la constance des lois naturelles qui déterminent la progression
temporelle et le cycle de changement que les saisons
représentent)77. Il rapproche alors ce concept d'une forme de
tristesse ou d'ennui. On retrouve cette sensibilité à travers le
regard inexpressif des deux femmes de l'oeuvre d'Hiroshi Yoshida.
Ito Shinshui(1898-1972), quant à lui, représente
probablement le peintre le plus réputé et célèbre
du mouvement Shin-hanga. Tenté par une carrière
artistique, Ito Shinsui se forme, dès 1911, auprès de Kaburi
Kiyokata, peintre Nihon-ga. Pour sa production artistique, il
fût reçu rapidement à la seconde exposition de l'Inten
(1914-1915) et au Bunten en 1915. C'est par la suite en 1922
qu'il est reçu pour l'exposition de Tokyo pour la paix (Heiwa Kinen
Tokyo Hakurenkai). C'est en 1916 qu'il rencontre l'éditeur Watanabe
Shozaburo et produit une importante production de Shin-hanga. En 1933,
Ito Shinsui devient alors juré au Teiten. Il procède à de
nombreux voyages comme artistes de guerre. C'est en 1948 qu'il reçoit le
prix de l'Académie japonaise des beaux-arts dont il devient membre en
1958. Son oeuvre, marquée par une importante production de Bijinga,
s'attache davantage à représenter des scènes
d'intérieures, plus intimistes que les deux premières oeuvres
montrées ci-dessus. C'est notamment le cas de son oeuvre, Femme
habillée
77 « Onishi Yoshinori and the category of aesthetic»
dans Modern Japanese Aesthetics : A reader, Michele Marra, University
of Hawai'I Press, 1999, United States of America, p. 121.
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d'un long kimono78 peinte en 1927 montrant
alors le portrait d'une femme de dos, en train de se coiffer. La composition
très sobre est caractéristique de l'art de Shinsui. On ne
décèle aucun autre plan que celui de la femme en train de se
coiffer. Le second plan ne repose sur aucune profondeur, ne préside
uniquement que le mica de la feuille. Son visage ne laisse qu'entrevoir la
paupière d'un de ses yeux. Un des aspects les plus étonnants de
cette oeuvre, outre la grande sobriété sur laquelle elle repose,
se trouve dans la courbe effectuée par les pans du kimono. Ainsi, sa
main gauche se levant pour prendre le peigne laisse tomber en cascade une
multitude de plis du kimono. Ces mêmes plis que l'on retrouve à
divers endroits du kimono, notamment crées par la torsion du kimono par
le Obi (ceinture) rigide. Cette démonstration stylistique n'est
pas sans rappeler les Ukiyo-e des estampes de l'époque Edo. Ito
Shinsui s'inscrit dans la continuité d'artistes comme Kitagawa
Utamaro(1753-1806) ou même Chobunsai Eishi(1756-1829). On
décèle ainsi l'atmosphère de l'époque Edo, ainsi
que cette sensibilité de l'Iki (raffinement) dans chacun des
gestes de cette jeune femme peinte par Shunsui, probablement une geisha, en
kimono.
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