2.1 : L'origine du Shin-Hanga
Shin-hanga, comme nous l'avons brièvement
expliqué en introduction apparait à une époque de grands
changements politiques, sociaux et culturels. L'art de l'estampe, en partie
liée à l'élaboration d'un discours philosophique qui le
discrédite, connait un déclin dès les années 1900.
Avec l'ouverture vers une production et des pratiques occidentales, un
phénomène nouveau voit le jour dès les années 1890,
l'utilisation de peintures comme matériaux de base pour des estampes,
une importante production d'estampes Ukiyo-e, et parallèlement
la reproduction de peinture au sein de publications d'art. Un des aspects les
plus singuliers de cette fin d'ère Meiji est probablement l'apparition
d'une industrie de reproduction de chefs-d'oeuvre à l'identique. Comme
l'avancent Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland dans leur article « Les
estampes japonaises du début du XXème siècle : vagues de
renouveau, vagues de changement »59 : « La fin du
XIXème siècle correspond également à l'essor d'une
industrie de reproduction « pure »(fukuseiga) visant à
recréer des chefs-d'oeuvre du passé à partir de nouvelles
planches.[...]On peut citer aussi les extraordinaires reproductions d'estampes
au format « chuban » (environ 18x25cm) de Suzuki Harunobu (vers
1725-1770) et les tirages au format « oban » (environ 39x24cm) du
Tour des chutes d'eau de différentes provinces (Shokoku taki megari) de
Hokusai, publiés par Matsui Eikichi(Matsueido) ».60
Cette production nous montre combien le regard porté sur les
époques antérieures jouent un rôle important, aussi bien
dans la pensée
59 « Les estampes japonaises du début du XXème
siècle : vagues de renouveau, vagues de changement » dans
Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris
Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
60 Ibid,.p. 17.
38
japonaise que dans la production artistique moderne. Cette
situation cache de plus une perte de vitesse de la production des estampes sur
bois du début du XXème siècle. Cela s'explique notamment
par l'apparition de nouveaux médiums artistiques entrainant alors une
perte de vitesse de la production d'estampes mis en concurrence avec d'autres
formes d'art : « Les artistes de l'estampe entraient désormais
en concurrence avec les peintres et les illustrateurs au sein d'un paysage
médiatique en évolution rapide, caractérisé par une
myriade de méthodes de reproductions. [...]Les revues et les journaux
offraient un débouché aux jeunes artistes. Le médium de la
gravure sur bois, cependant, perdit du terrain car il était plus cher et
nécessitait un temps de production plus long.».61
Cette perte de vitesse nous renseigne aussi sur le regard que porte les
Japonais sur une production traditionnelle au moment précis où
les productions artistiques occidentales, comprises au sein de l'enseignement
Yo-ga, apparaissent à travers le Japon. C'est d'ailleurs cette
double tendance qui se cristallise auprès de ces deux courants que nous
avons mentionnés en introduction : Shin-hanga et Sosaku
hanga. Soucieux de conserver une certaine tradition, la production de
Shin-hanga va se concentrer uniquement sur la méthode classique
de production des estampes. L'estampe Shin-hanga ne peut s'expliquer
sans le rôle décisif qu'eut Watanabe Shozaburo. Son entreprise
« Shobido » qui débute à Hama-cho propose dès
1906, une production moderne d'estampes via l'artiste Takahashi Hiroaki. Le
terme utilisé par Watanabe Shozaburo pour décrire ses estampes
est alors celui de « Shinsaku hanga » (« estampes
faites récemment »). Ce style d'estampe représente alors
à ses yeux une nouveauté par rapport aux estampes ukiyo-e
: Imprégné de réalisme, le « shinsaku hanga
» allait toutefois au-delà de l'estampe « ukiyo-e »
traditionnelle et de ses
61 Ibid,.p. 18.
39
lignes de contour fortement marquées. Watanabe
considérait ces estampes comme « nouvelles », mais il les
classait résolument parmi les objets touristiques. »62
Watanabe contribue par la suite à entretenir le commerce de
Shinsaku hanga tout en cherchant à rééditer les
oeuvres des maîtres anciens. Son oeuvre Ukiyo-e hanga kessakushu
(Collection de chefs-d'oeuvre de l'ukiyo-e) publiée en 1916 nous
montre ainsi son désir finalement de préserver une tradition. Son
ambition est d'autant plus grande qu'à travers son ouvrage, l'enjeu
principal est alors de vouloir « assurer la continuité du
savoir-faire de l'estampe sur bois. En même temps, il espérait
réveiller l'intérêt des Japonais pour l'Ukiyo-e.
»63 Cette première forme de production n'est qu'une
première étape d'une ambition qu'il comblera par la suite dans
les années 1920 jusqu'à la fin de sa vie en 1962 : « son
ambition était de trouver des artistes capables de créer des
oeuvres correspondant à sa vision d'une tradition renouvelée, qui
ne soient pas, selon ses propres termes, prisonniers de modèles
traditionnels ni ne cherchent à « rivaliser avec tracé au
pinceau »64 C'est finalement la compréhension
rapide de la nécessité de se tourner vers une clientèle
étrangère, particulièrement américaine, ainsi
qu'une production en continue de sa maison d'édition, qui lui permit de
se revendiquer comme le premier éditeur de Shin-hanga tout au
long de la première moitié du XXème siècle. Ainsi :
« Le succès de Watanabe était dû au modèle
commercial mis au point par son mentor Kobayashi Bunshichi, qui conjuguait
intelligemment la commercialisation d'estampes Ukiyo-e anciennes et la
publication de reproductions et de nouvelles oeuvres. Watanabe comprit le
potentiel du marché d'exportation et l'importance d'une
clientèle
62 Ibid,. p. 20.
63 Ibid, .p. 20.
64 Ibid, .p. 20.
40
étrangère, et sut travailler au sein d'une
communauté de marchands et de collectionneurs compétitive,
ouverte à l'international. »65
Nous l'avons évoqué en introduction, l'estampe
Shin-hanga contient une multitude de genres. On peut néanmoins
les classer selon quatre genres principaux : Les paysages (Fukeiga),
les images de belles femmes (Bijinga), les acteurs (Yakusah-e)
et les motifs de fleurs et d'oiseaux (Kachoga). Nous nous
intéresserons uniquement aux deux premiers. Le paysage est à bien
des égards, le genre le plus important des productions de Shin
hanga. Ces paysages ne se départissent pas d'une certaine
nostalgie. On peut voir, aux travers de ces représentations de paysage,
l'expression d'une « esthétique de la mélancolie » dont
le paysage s'en fait le réceptacle. En effet, apparait toute une
connexion entre la représentation paysagère et un mode de vie
traditionnel : « Koyama Shuko souligne qu'au début du
XXème siècle les écrivains et les artistes
s'intéressaient de plus en plus à la vie et à la culture
rurale, avec une vague de nostalgie pour les modes de vie traditionnels face
à la modernisation connue par le Japon pendant cette période.
Cherchant à saisir l'essence de la vie rurale, le « shin hanga
» excluait les traces de l'activité humaine. Ces oeuvres expriment
au contraire la force de la nature, une force débordante de «
japonité » et vierge de toute modernité...Pour les
éditeurs comme pour les artistes, le but était de
représenter une terre idéalisée et non modernisée
»66 De ce fait, Chris Uhlenbeck et Amy Reigl Newland
n'hésitent pas à employer le terme de « revitalisation
» du Japon afin d'expliquer ce choix de genre dans la production de
Shin-hanga. Il en est de même pour le genre du Bijinga
où « peut-être ces images étaient-elles
destinées à évoquer une culture du passé
»67
65 Ibid,. p. 25.
66 Ibid,. p. 26.
67 Ibid,. p. 28.
41
L'usage de ces catégories n'est néanmoins pas
une simple réutilisation d'anciens thèmes populaires de
l'Ukiyo-e, mais bien plutôt une adaptation d'anciens genres. Il
reste un dernier point à aborder : l'aspect commercial des Shin
Hanga. Les estampes Shin-Hanga connurent un grand succès
commercial auprès d'une clientèle américaine en raison de
divers facteurs. C'est notamment la présence d'un nombre important
d'expositions, un réseau de vente efficace aux États-Unis et une
importante diffusion via les éditeurs ou même les
artistes-entrepreneurs. Une des différences notables avec la vente
d'Ukiyo-e est l'attention portée par les éditeurs aux
affinités et au gout de leur clientèle. En effet, alors que les
estampes Ukiyo-e étaient vendues en tant qu'objet achevé
et intemporel, accepté pour ses qualités esthétiques ; le
Shin-Hanga a su s'adapter aux désirs d'une clientèle
étrangère. Ainsi, « Pourtant, dans le cas du shin hanga
alors naissant, l'ampleur des ventes stimula une nouvelle production, en
apportant des capitaux et en suscitant des commentaires qui permirent aux
éditeurs d'adapter leur offre au désir des consommateurs. Bien
que ces allers-retours constants entre information et création aient
permis au shin Hanga de gagner des parts de marché, aller dans le sens
des goûts établis étouffa sans doute l'innovation et
contribua au déclin du mouvement ».68 L'aspect
commercial que l'on connaissait déjà avec les estampes
Ukiyo-e constitue de la même manière une toile de fond
pour le mouvement Shin-Hanga. Il est à noter aussi que le
système de diffusion était par ailleurs différent du
système de diffusion de l'époque Edo par rapport aux Ukiyo-e.
Pour permettre la diffusion des estampes Shin-hanga, le mode de
diffusion principale fût les « Hanpukai (clubs de diffusion)
». Ces sortes de clubs permettaient aussi bien
68 « La commercialisation du Shin-hanga aux
Etats-Unis » par Kendal H.Brown dans Vagues de renouveau : Estampes
japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle
Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
42
d'obtenir ou d'acheter des estampes, que de sponsoriser des
projets. En effet, Les « hanpukai (clubs de diffusion) de «
Shin-hanga » prenaient généralement la forme
d'associations qui permettaient à leurs membres d'acheter des oeuvres
à des prix raisonnables.[...] Ces « hanpukai » jouaient un
rôle de sponsor, et dans le cas de groupes tels que l'Association de
recherche sur l'« Ukiyo-e »(Ukiyo-e Kenkyukai) et la
Société pour la connaissance des images de l'époque
Edo(Edo-e Kanshokai), les fonds devaient être réunis avant le
lancement et la réalisation des projets. »69
Ainsi, comme nous pouvons le voir, les estampes Shin-hanga
font l'objet d'une forme de commercialisation. C'est cette valeur
marchande prégnante autour des estampes Shin-hanga qui
probablement amène Okakura Kakuzo et ses suiveurs à penser les
estampes sous l'angle de l'artisanat et non de l'art. En effet, derrière
chaque estampe, reproductible en très grand nombre, se cache un
intérêt économique non propice au
désintéressement souhaité et appelé par la revue
Kokka (porte-parole d'un discours artistique de l'époque
moderne. Il s'avère finalement que l'enjeu principal des artistes du
Shin-hanga fût de renouer avec le poids des traditions tout en
le réadaptant : « L'estampe japonaise du XXème siècle
dut affronter le poids de la tradition : il lui fallut apprendre à se
situer par rapport aux quelque trois cents ans d'histoire de l'«
Ukiyo-e ». Le contact avec des modes de représentations
artistique étrangers et les idéologies qui les accompagnaient fut
à l'origine de nouveaux défis artistiques ;
»70I l nous reste maintenant à présenter et
analyser un corpus d'oeuvres propres au courant Shin-hanga en vue de
pouvoir
69 « Les modes de distribution - Les clubs de diffusion :
Hanpukai » par Setsuko Abe et Junko Nishiyama » dans
Vagues de renouveau : Estampes japonaises modernes(1900-1960), Chris
Uhlenbeck et Amy Reigle Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
70 « Les estampes japonaises du début du XXème
siècle : Vagues de renouveau, vagues de changement » par Chris
Uhlenbeck et Amy Reigle Newland, dans Vagues de renouveau : Estampes
japonaises modernes(1900-1960), Chris Uhlenbeck et Amy Reigle
Newland,coll.Fritz Lugt, Paris, 2018
43
opérer une analyse sur la présence d'une
sensibilité esthétique propre aux trois ères modernes de
l'histoire du Japon, comprenant d'une part un regard nostalgique sur le
passé, intégrant alors de manière systématique des
formes anciennes de concepts esthétiques japonais au sein de leurs
productions, et s'inscrivant, d'autre part, dans le lignage des discours
théoriques des penseurs modernes de l'esthétique japonaise.
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