Section 2 : Une nécessaire transformation des
rôles de l'Etat et des collectivités
territoriales en matière
financière
La Cour des comptes l'a recommandé à plusieurs
reprises : les relations entre l'Etat et les collectivités territoriales
doivent changer.
Pour cela, il faut avant tout écouter les
revendications de chacun de ces acteurs. L'Etat, malgré les nombreux
wagons rattachés au train de la décentralisation, rencontre des
difficultés à transférer totalement ses
compétences, et préfère au contraire de simples
délégations.
Toutefois, et comme ça n'a pas été le
choix réalisé, il doit réussir à instaurer un lien
de confiance envers les collectivités territoriales, pour éviter
toute tutelle budgétaire, et leur permettre de gérer leurs
budgets et leurs finances comme elles l'entendent.
La création de ce lien ne peut pas être
unilatérale : les collectivités territoriales doivent, elles
aussi, gagner la confiance de l'Etat. Pour assurer leur bonne foi, et leur
volonté de bien faire, il apparait indispensable de remplacer le
contrôle omniprésent de l'Etat au sein des territoires
décentralisés par une auto-évaluation des
collectivités territoriales (I). Effectivement, cette solution semble
essentielle pour les doter de plus d'autonomie, dans une démarche de
performance.
A terme, et au regard des solutions adoptées au sein
des autres pays membres de l'Union européenne, il conviendra
d'évaluer l'opportunité de l'attribution d'une autonomie fiscale
aux collectivités territoriales (II).
I. Le passage essentiel d'un contrôle de l'Etat
à une auto-évaluation des collectivités territoriales
Le conflit caractérisant les relations financières
entre l'Etat et les collectivités territoriales est alimenté par
la place prépondérante de l'Etat au sein des territoires
décentralisés. Cela s'explique par la volonté du premier
d'évaluer les secondes, afin d'optimiser leurs politiques publiques,
ainsi que leurs dépenses, selon l'objectif de rationalisation des
dépenses publiques.
A partir de 2006, une notion a éclos au sein de l'action
publique nationale : la notion de performance. Celle-ci a permis à
l'Etat de passer d'une logique de moyens à une logique de
résultats. Dès lors, il peut évaluer ses propres
politiques publiques grâce à des indicateurs et des objectifs
fixés en amont, et évalués en aval et a
posteriori.
Le problème de cette notion est qu'elle n'a pas vocation
à s'appliquer aux collectivités
territoriales, quand bien même elle fait partie
intégrante du new public management. Or, une telle implication
permettrait aux collectivités de s'approprier une logique
d'évaluation, permettant d'ajuster leurs dépenses et leurs
politiques publiques en fonction de leurs résultats. En ce sens, leurs
actions légitimeraient leur émancipation, et l'instauration d'un
dialogue avec l'Etat (B). En réalité, la notion de performance a
connu une intégration subtile au sein des budgets locaux, et des
politiques des collectivités territoriales (A).
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A. Une intégration subtile de la notion
étatique de performance sur les budgets locaux
La loi organique sur les lois de finances (LOLF) est
adoptée en 2001143 pour servir de norme de
référence aux autres lois de finances. Elle permet deux
évolutions majeures : la première porte sur la
présentation des dépenses par destination (en missions et
programmes), alors qu'elles étaient jusque-là
présentées par type comptable ; la seconde porte sur la notion de
performance, à laquelle elle donne un cadre textuel.
En réalité, cette dernière n'est
suggérée qu'au sein de quelques articles de la loi
précitée. Ainsi, l'article 48 évoque les indicateurs de
performance, et l'article 53 les rapports annuels de performance.
Pourtant, cette notion est importante en ce qu'elle permet de
répondre aux objectifs d'efficacité de la dépense
publique, mais aussi de renforcement du contrôle parlementaire. En termes
de gestion, son aspect économique permet la fixation d'objectifs
déterminés, précis, vérifiables, et
chiffrés, au sein d'un projet annuel de performance. Les rapports
établis l'année suivante permettent de mesurer
l'efficacité de ces objectifs, par le biais d'indicateurs de natures
diverses.
Selon le professeur Philippe LORINO, « entendue comme
jugement économique sur la légitimité sociale d'une
activité, la performance qualifie le rapport existant entre les
ressources consommées par cette activité (son « coût
») et l'importance des besoins sociaux auxquels elle permet de satisfaire
(sa « valeur ») »144.
Ainsi, une politique publique performante est celle qui
satisfait à la fois les besoins du citoyen, de l'usager, et du
contribuable. Cette idée rejoint celle du professeur CATTEAU pour qui
« la performance serait avant tout l'efficacité
socio-économique d'une politique publique du point de vue du citoyen, la
qualité du service rendu, du point de vue de l'usager et l'efficience de
la gestion, la gestion à moindre coût, du point de vue du
contribuable. »145
Or, il convient de préciser que la LOLF ne tient
à s'appliquer qu'aux finances nationales, et ne donne un cadre qu'aux
budgets de l'Etat. Dès lors, faut-il en conclure que la notion de
performance ne tient pas à s'appliquer aux collectivités
territoriales ? Qu'il n'existe pas de performance locale ?
Au regard des textes, rien n'est aussi sûr. Pourtant,
certains, comme le professeur CATTEAU, plaident pour une «
transposition de la LOLF » aux collectivités locales, afin
de renforcer « leur autonomie »146.
Néanmoins, le problème majeur rencontré
par les collectivités territoriales réside dans la
présentation par nature de leurs budgets, et selon une nomenclature
unifiée, qui ne permet pas de développer une présentation
par programmes. Effectivement, les budgets locaux sont divisés en
sections d'investissement, et de fonctionnement, au sein desquelles il existe
des chapitres et des articles. Ils sont également enserrés par
des nomenclatures budgétaires, aussi appelées instructions
budgétaires et comptables, qui imposent différents types de
comptabilités au secteur public local, selon la nature de la
collectivité.
143 Loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative
aux lois de finances
144 Philippe LORINO, Méthodes et pratiques de la
performance, Edition d'organisation, 3e édition, 2003
145 Damien CATTEAU, Performance et solidarité(s) : les
principes de la LOLF (interview)
146 Damien CATTEAU, Performance et solidarité(s) : les
principes de la LOLF (interview)
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Dès lors, les instruments budgétaires locaux
sont des instruments de mesure de résultats, ou de
sincérité, mais pas de mesure de la performance.
Toutefois, certaines collectivités territoriales,
exprimant la volonté de passer d'une logique de moyens à une
logique de résultats, agissent par mimétisme sur le modèle
de l'Etat. Ainsi, depuis la M14, c'est-à-dire l'instruction
budgétaire et comptable applicable aux communes et aux
établissements publics communaux et intercommunaux à
caractère administratif, les collectivités territoriales de plus
de 3 500 habitants doivent faire une présentation par fonction au sein
des annexes de leurs budgets.
A l'inverse de l'Etat, le support de la performance se
retrouve dans les annexes, et non dans les instruments budgétaires. En
cela, la performance locale n'a pas de valeur juridique, et les instruments
budgétaires locaux sont des instruments de régularité.
Au niveau local, il convient de parler de bonne gestion.
Celle-ci répond à l'objectif des « Trois E » :
économie, efficience, et efficacité. Elle dépend de la
volonté des collectivités territoriales de s'adapter à la
LOLF, selon une logique de gouvernance et de management public.
Par exemple, à Bordeaux, il existait une
présentation par missions et programmes en 2009, alors que l'Etat n'en a
rien demandé. Toutefois, cette présentation était
introuvable en 2019 : elle dépend donc du bon vouloir des politiques en
place.
Si la budgétisation orientée par la performance
permettrait de clarifier les rôles respectifs de l'Etat et des
collectivités locales dans leurs actions de coordination, il n'en reste
pas moins que les gouvernements locaux restent à la marge des
systèmes de contrôle et d'évaluation des politiques
publiques.
Dans un souci d'économies, il est urgent de
développer une culture de l'évaluation au sein des
collectivités territoriales. Au-delà d'un contrôle plus
simple de l'Etat sur leurs dépenses, celle-ci permettrait surtout aux
collectivités territoriales de faire des prospections, et de mieux
gérer leurs budgets, selon une démarche d'autonomie.
L'évaluation devrait être bénéfique tant pour le
secteur économique et financier, que pour le secteur organisationnel et
managérial. Par ailleurs, elle légitimera la place des
collectivités territoriales, comme correspondantes
privilégiées de l'Etat (B).
B. Une légitimation du dialogue entre
l'Etat et les collectivités territoriales par l'auto-évaluation
Pour le Sénat, « l'évaluation constitue
une des conditions d'une décentralisation achevée
»147, mais sa mise en oeuvre rencontre des
difficultés, qu'il faut surpasser, en clarifiant la notion
d'évaluation. Dès lors, sa définition est donnée
par le décret du 18 novembre 1998 qui dispose que «
l'évaluation d'une politique publique consiste à comparer ses
résultats aux moyens qu'elle met en oeuvre, qu'ils soient juridiques,
administratifs ou financiers, et aux objectifs initialement fixés. Elle
se distingue du contrôle et du travail d'inspection en ce qu'elle doit
aboutir à un jugement partagé sur l'efficacité de
147 Joël BOURDIN, Pierre ANDRÉ, Jean-Pierre PLANCADE,
fait au nom de la délégation du Sénat pour la
planification, « Placer l'évaluation des politiques publiques au
coeur de la réforme de l'Etat », Rapport d'information n° 392
(20032004), déposé le 30 juin 2004
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cette politique et non à la simple
vérification du respect de normes administratives ou techniques.
»148
En ce sens, il convient de distinguer l'évaluation
nationale des politiques publiques, de l'évaluation locale. A priori,
ces politiques sont astreintes à la culture de l'évaluation quand
elles intègrent des programmes structurels européens et
bénéficient de cofinancements. C'est ainsi que les contrats de
plan Etat-région font l'objet d'évaluations.
D'ailleurs, la loi du 27 février 2002 relative à
la démocratie de proximité149 autorise la
création de missions d'information et d'évaluation au sein des
assemblées délibérantes des communes de 50.000 habitants
et plus, ainsi que dans les conseils généraux et
régionaux. Ces missions sont chargées de recueillir des
éléments d'information sur une question d'intérêt
local ou de procéder à l'évaluation d'un service public
local. Une solution idéale serait de leur donner le droit de piloter
l'évaluation des politiques publiques locales.
Selon la loi sur les responsabilités locales, «
une plus large décentralisation doit s'accompagner d'une bonne
connaissance et d'une évaluation des politiques publiques locales dans
le double souci de favoriser une utilisation optimale des deniers publics et
d'améliorer le service rendu à la population. »150
Il convient donc de développer une évaluation
des politiques publiques résultant des compétences
décentralisées. Pour Michel BASSET, il faut « adapter
les politiques aux ressources disponibles et 1...] veiller à
l'efficience du service public, mais aussi 1...] développer des
stratégies mieux ancrées dans les réalités, 1...]
anticiper les changements par des approches prospectives, 1...] éclairer
les décisions par des évaluations qui aident à
réinterroger les objectifs et les modes d'intervention de l'action
publique »151.
Dans cet optique, chaque année, la chambre
régionale des comptes établit un rapport annuel d'activité
qui porte sur la régularité des actes de gestion,
l'économie des moyens mis en oeuvre, et l'évaluation des
résultats atteints par rapport aux objectifs fixés. Ces
éléments, posés par l'article L211-8 du Code des
juridictions administratives sont troublants car ils semblent reposer sur la
logique de la LOLF, insérant les notions de « résultats
», et « d'objectifs ».
Toutefois, ils s'en distinguent en ce que la chambre ne rend
que des avis, et n'exerce pas de contrôle juridictionnel relatif à
ces politiques publiques.
Pour que son utilité soit renforcée,
l'évaluation des politiques publiques doit reposer sur un dialogue entre
l'Etat et les collectivités territoriales. Celui-ci permettra
d'interroger la pertinence de certains indicateurs lors de la mise en place de
politiques publiques liées à des décisions de
décentralisation. L'évaluation apparait alors comme un levier de
mobilisation partenariale.
En termes de finances, elle trouve tout à fait à
s'appliquer. Pour l'heure, elle repose surtout sur des prévisions, mais
comme le démontre la Cour des comptes, le dispositif devrait être
stabilisé par une évaluation ex-post. Ainsi, elle
considère que « l'évaluation a posteriori de l'effet des
revalorisations des minimas sociaux, et particulièrement du RSA,
permettrait de fiabiliser les chiffrages des
148 Décret n°98-1048 du 18 novembre 1998 relatif
à l'évaluation des politiques publiques
149 Loi n° 2002-276 du 27 février 2002 relative
à la démocratie de proximité
150 Loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux
libertés et responsabilités locales
151 Michel BASSET, président de la
Société française de l'évaluation, consultant en
stratégie publique et professeur associé à l'IEP de Lyon,
« L'évaluation au service du pilotage des politiques publiques
locales », 28 septembre 2017
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administrations centrales. »152 Une
telle méthode faciliterait donc la fixation du montant de la
compensation financière allouée aux départements.
Selon les recommandations de la Cour, l'évaluation doit
également permettre de se concentrer sur la structuration de la gestion
publique locale, avec les apports de l'intercommunalité et des
démarches de mutualisation, qui permettent une mise en commun des moyens
financiers.
En plus de clarifier les rôles de chacun,
l'évaluation doit permettre d'apaiser les relations financières
entre l'Etat et les collectivités territoriales en se fondant sur les
principes de confiance, d'innovation et de solidarité.
Pour certains auteurs, elle pourra, à terme, permettre
aux collectivités territoriales d'acquérir une réelle
indépendance vis-à-vis de l'Etat qui passera par une
reconnaissance de leur autonomie fiscale. Les rapporteurs du Conseil
constitutionnel eux-mêmes ont pu préconiser l'insertion de cette
notion au sein de la Constitution, aux côtés de l'autonomie
financière153. Une question se pose alors :
l'évolution des relations financières entre l'Etat et les
collectivités territoriales tend elle vers une reconnaissance de
l'autonomie fiscale des secondes ?
Pour apprécier l'opportunité d'une telle
reconnaissance aux collectivités territoriales françaises, il
convient d'analyser les conséquences d'un tel choix au sein des autres
pays membres de l'Union européenne (II).
II. L'opportunité de l'attribution d'une
autonomie fiscale aux collectivités
territoriales françaises : analyse comparative
au niveau européen
En France, il n'existe pas d'autonomie fiscale, elle n'est que
financière. Pourtant, certains pays européens ont fait le pari de
doter leurs collectivités locales de la première. Il convient
d'étudier l'apport de ce phénomène (A), pour savoir s'il
est opportun de l'appliquer au système juridique et financier
français (B).
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