§3. Problème de la Crimée et Dobbas
Dans ce paragraphe nous l'avons préféré
scinder en deux point dont l'un s'intéresse de la Crimée et
l'autre point s'intéressera sur Dobbas.
1 Galtsyan, G., « Le renouveau de l'Église orthodoxe
russe après la chute de l'URSS ». In Guilly-Sulikashvili,
L'énigme russe, pouvoir, économie et
société, Septentrion, 2012 p. 69-100.
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A. La Crimée
La Russie a annexé la Crimée avec une
remarquable facilité, pratiquement sans qu'un coup de feu soit
tiré, à la faveur d'une opération qui n'aura duré
que quelques jours. Elle a profité de la situation de rupture du pouvoir
politique à Kiev, du fait qu'elle a pu sur place augmenter rapidement sa
présence militaire grâce à sa base navale de
Sébastopol et à la proximité géographique,
s'appuyer sur des personnalités pro-russes et des hommes-liges comme
Sergueï Aksionov, nommé fin février Premier ministre de
Crimée par la Rada locale occupée, et agir avec l'assentiment
d'une partie de la population. Que la Crimée soit
tombée1 aussi aisément dans le giron russe et qu'elle
soit une terre qui a longtemps été russe (mais aussi tatare) ne
change rien au fait qu'il s'agit d'une agression contre un Etat souverain dont
la Russie a violé la souveraineté et l'intégrité
territoriale et que celle-ci a agi en violation des accords qu'elle avait
signés avec l'Ukraine en 1994 et en 1997. Depuis 1991, c'est la
deuxième fois, après la Géorgie en 2008, qu'elle a recours
à la force dans l'espace postsoviétique, la première
qu'elle annexe un territoire : l'Abkhazie et l'Ossétie du sud ne sont
que des Etats-croupions totalement dépendants de Moscou, mais
formellement elles n'ont pas été annexées.
Cette annexion s'inscrit-elle dans une stratégie
cohérente ? Estelle une démonstration de puissance de la Russie
après le nouveau revers que représentent, neuf ans après
la révolution orange, Maïdan, l'échec et la fuite de Viktor
Ianoukovitch et l'arrivée au pouvoir à Kiev d'une nouvelle
équipe ? Relève-t-elle d'un opportunisme destiné à
la fois à « punir » l'Ukraine et les Etats occidentaux et
à récupérer une terre considérée comme
historiquement russe ? Est-elle une étape dans la déstabilisation
de l'Ukraine ? Une étape dans une politique de reconquête dans
l'espace postsoviétique qui permettrait à la Russie de corriger
la perte de puissance qui a suivi l'effondrement et l'éclatement de
l'URSS ? La politique russe apparaît aujourd'hui trop irrationnelle pour
qu'il soit possible d'en identifier
1 Levesque J., op.cit., p. 36-40.
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les objectifs. Rien ne prouve qu'elle ait été
planifiée depuis longtemps et qu'elle soit pensée sur le long
terme, en bref qu'elle corresponde à une stratégie. Quoi qu'il en
soit, ce conflit, qui est à la fois post-impérial et
russo-occidental, est d'une extrême gravité : il s'agit du plus
grave dans cette partie du monde depuis la fin de la guerre froide et
l'effondrement de l'URSS1.
La rhétorique poutinienne confirme la
nécessité de le prendre très au sérieux. Le
discours le 18 mars devant le parlement russe est particulièrement
préoccupant. Il révèle un fort désir de revanche
après des années de frustrations accumulées,
générées depuis 1991 par de sérieuses
déceptions, réelles ou supposées : à maintes
reprises, la Russie n'a pas été en mesure de peser sur les
politiques ukrainiennes d'une part, occidentales d'autre part (Kosovo,
élargissement à l'est de l'Alliance Atlantique, Irak, bouclier
anti-missile, Libye, etc). La remise en question de l'héritage
soviétique (la décision khrouchtchévienne de 1954 a
été « prise en violation des normes constitutionnelles alors
en vigueur ») justifiant l'annexion de la Crimée, celle de
l'héritage de 1991 (« les promesses » contenues dans la
Communauté des Etats indépendants sont « toutes
restées vides ») suggèrent un révisionnisme qui
pourrait viser d'autres éléments de cet héritage.
Préoccupant aussi parce que le président continue à fonder
son analyse sur des contre-vérités (les menaces auxquelles
étaient et sont confrontés en Ukraine les Russes et les
russophones, le « coup d'Etat » opéré à Kiev par
« les nationalistes, les néo-nazis, les russophobes et les
antisémites », etc) qui bloquent toute possibilité
d'évolution allant dans le sens d'une sortie de crise. Lourde
également de menace pour l'avenir, la rhétorique de Vladimir
Poutine sur le monde russe a une nouvelle dimension qui contient en germe
contentieux et conflits.
Le maître du Kremlin réaffirme le droit et le
devoir de l'Etat russe à l'égard des populations russes et
russophones de l'étranger : étant
1 Marchand, P., Atlas géopolitique de la Russie,
Paris, éd. Autrement, 2012. p.14
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donné les menaces auxquelles était
confrontée « la Crimée russophone » et « l'appel
à l'aide » que les habitants de la péninsule lui avaient
lancé, « la Russie ne pouvait pas l'abandonner dans le malheur,
cela aurait été une trahison » l'argument, on s'en souvient,
avait déjà été avancé pour justifier son
action militaire en Géorgie en 2008. Le 18 mars, le président
russe va plus loin en affirmant la légitimité de «
l'aspiration du monde russe, de la Russie historique, à restaurer son
unité », aspiration qu'il compare à celle des Allemands lors
de la réunification de l'Allemagne. « La nation russe, ajoute-t-il,
est devenue en 1991 l'un des plus grands groupes ethniques, sinon le plus grand
dans le monde à être divisé par des frontières
». Il y a là un nouvel argument susceptible d'être
invoqué dans maintes autres situations. Rappelons que les
minorités russes sont encore numériquement très fortes
dans les régions orientales de l'Ukraine, dans celles du nord du
Kazakhstan limitrophes de la Fédération de Russie, en
Biélorussie, en Estonie, en Lettonie, etc.
La crise actuelle est susceptible, on le voit, d'avoir de
multiples et profondes répercussions :
En Ukraine si la Russie poursuit l'action de
déstabilisation et de démantèlement de cet Etat qu'elle a
entreprise
Sur les relations entre la Russie et l'Ukraine : la
première a peut-être gagné la Crimée, mais, du fait
du traumatisme provoqué par ce coup de force, elle risque d'avoir perdu
l'Ukraine en la repoussant vers l'Europe, ce qui bouleverse les
équilibres au centre du vieux continent et ceux entre l'UE et la
Russie
sur les rapports entre la Russie et ses autres partenaires de
l'espace postsoviétique qui ne se sont pas précipités pour
soutenir la démarche russe, ainsi que sur le projet d'Union eurasienne,
imaginé par V. Poutine pour concurrencer les accords d'association
proposés par l'UE, un projet qui paraît aujourd'hui
sérieusement ébranlé sur les rapports entre le pouvoir et
les sociétés des Etats de la région qui ont mis en place
un régime
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de type autoritaire (notamment ceux d'Asie centrale,
l'Azerbaïdjan, la Biélorussie)
sur les relations entre la Russie, les Etats européens
et les Etats Unis : le partenariat UE-Russie et la politique américaine
de reset , qui n'ont pas permis de prévenir cette crise, sont en
échec; la politique européenne de voisinage est à
redéfinir sur le fonctionnement du système international
(rôle du Conseil de sécurité, impact sur les Etats
désireux de se doter de l'arme nucléaire, etc.) en Russie :
conséquences économiques, nationalisme, rapports
gouvernants-gouvernés
Dans ce contexte, les réactions des Etats
européens et des Etats-Unis sont d'une particulière importance.
Vladimir Poutine se base-t-il sur la guerre en Géorgie qui a permis en
2008 à la Russie d'atteindre plusieurs des objectifs qu'elle poursuivait
(la question de l'élargissement de l'Alliance atlantique à la
Géorgie et à l'Ukraine n'a notamment plus été
à l'ordre du jour après ce conflit) sans que ses relations avec
les Occidentaux en soient affectées ? Sur la décision à
l'automne 2013 de Barack Obama de renoncer au recours à la force en
Syrie ? Sur la perception dominante depuis plusieurs années à
Moscou d'une UE très affaiblie et en perte de vitesse à la fois
sur le plan économique et politique ? Quels que soient les
éléments de son analyse, le président russe semble
aujourd'hui convaincu que les rapports de force sont favorables à son
pays et que le coup de force opéré n'aura que des
conséquences limitées. Une absence ou une quasi-absence de
réactions serait donc interprétée au Kremlin comme une
marque de faiblesse et un feu vert donné à d'autres initiatives,
aujourd'hui ou demain, en Ukraine ou ailleurs, notamment dans l'espace
postsoviétique.
La riposte européenne et américaine peut et doit
être multidimensionnelle. Les sanctions prises seront-elles dissuasives ?
Celles déjà prises par Washington, notamment dans le domaine
financier, semblent pouvoir être significatives. L'économiste
Sergueï Guriev a rappelé cette semaine que l'économie russe
était vulnérable et que l'impact de sanctions sur la
capacité de la Russie à attirer des investissements
étrangers risquait
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de lui coûter fort cher à un moment où la
croissance s'est fortement tassée et où le pays est en mal de
modernisation. Notons que les Russes, qui semblent largement soutenir la
politique actuelle de Vladimir Poutine, en particulier le rattachement de la
Crimée à la Russie, sont aussi une majorité (56 %)
à s'inquiéter de la détérioration des relations
avec l'Occident et (53 %) de possibles sanctions politiques et
économiques de l'Occident (enquête Levada 7-10
mars)1.
La riposte ne se limite pas à des sanctions. Elle
consiste aussi à soutenir l'Ukraine sur la voie des réformes.
Faire reculer la Russie en Crimée risque d'être un objectif de
long terme. L'objectif prioritaire et immédiat doit être d'aider
l'Ukraine, notamment techniquement, à préparer les
élections du 25 mai prochain, étape essentielle dans le processus
de transition dans lequel elle est engagée, et à avancer sur la
voie des changements. Une Ukraine qui se stabilise, se démocratise et se
réforme avec le soutien de l'Europe, une Ukraine qui serait un
modèle pour d'autres Etats de l'espace postsoviétique,
constituerait une formidable réponse au coup de force de Vladimir
Poutine.
La riposte doit aussi être une politique
européenne ambitieuse et généreuse qui soit à la
hauteur de la situation et des attentes des Ukrainiens. Au-delà de la
signature du volet politique de l'accord d'association, une décision
comme la suppression des visas serait perçue, sans nul doute, comme un
geste fort à leur égard. L'UE doit enfin s'engager, rapidement et
plus fortement qu'elle ne l'a fait jusqu'ici, auprès des Etats qui ont
souhaité se tourner vers elle : la Moldavie et la Géorgie,
déjà soumises à de fortes pressions de la part de la
Russie.
Rouvrir le dossier de l'Alliance Atlantique apparaît par
contre inutilement risqué. C'est un dossier qui n'a jusqu'ici jamais
fait l'unanimité au sein de la société ukrainienne et qui
est donc de nature à la diviser, ce qui serait contreproductif dans le
contexte actuel. Par ailleurs, ce serait
1 Maurice, V., Les Relations Internationales depuis 1945,
Paris, 13e édition Armand Colin, 2013, p. 320
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répondre à l'agression par la provocation :
agiter un « chiffon rouge » devant les yeux des élites
dirigeantes russes exacerberait encore les tensions sans que cela corresponde,
on vient de le dire, à une forte demande ukrainienne1.
Lorsque le pouvoir politique sera stabilisé, les
Ukrainiens souhaiteront-ils réfléchir à une modification
de leur système politique allant dans le sens de la
fédéralisation ? Souhaiteront-ils conserver le statut « hors
blocs » inscrit depuis 2010 dans la législation ukrainienne ? Les
laisser seuls décider de leur sort est probablement le meilleur service
que le monde extérieur peut leur rendre.
Une action en direction de la société russe est
par ailleurs rendue nécessaire par la campagne de désinformation
de grande ampleur menée par les dirigeants russes. La propagande russe a
des effets significatifs : elle nourrit notamment un nationalisme qui a une
forte dimension anti-occidentale. La contrer pourrait se faire via les
médias internationaux reçus sur le territoire russe, l'internet
et les réseaux sociaux, mais aussi par un développement des liens
entre les sociétés, notamment au niveau des jeunes.
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