§2. Problème de l'unité
Sur le plan religieux, le pays fut le théâtre
pendant la décennie quatre-vingt-dix d'une « guerre des
églises » entre fidèles de trois obédiences d'une
même Église orthodoxe, pour le contrôle des lieux de
culte.
Depuis la christianisation de 988, le métropolite de la
Rous orthodoxe résidait à Kiev, cependant
l'insécurité l'avait contraint au XIIIe siècle
à gagner le nord-est de la Rous, la région de Vladimir, plus
sûre. En 1326, le prince de Moscou lui a offert un domaine près de
sa ville qui devint ainsi le centre de l'Église orthodoxe « de
toutes les Russies ». Historiquement, le Patriarche de Moscou est
l'héritier légitime du métropolite de Kiev.
Mais lors de l'épisode de 1918-19, le gouvernement
nationaliste ukrainien a créé une Église
autocéphale ukrainienne, reconnue par Constantinople. Avec la victoire
des Bolchéviks, elle a trouvé refuge dans l'importante diaspora
ukrainienne du Canada. En 1991, le nouveau gouvernement ukrainien a
créé lui aussi une Église orthodoxe autocéphale
ukrainienne, cette fois non reconnue par Constantinople. L'Église
exilée au Canada étant revenue, en Ukraine, l'orthodoxie est
divisée en trois obédiences, celle du patriarcat de Moscou et
deux Eglises autocéphales. En 2007, 11 233 paroisses dépendaient
du Patriarcat historique, celui de Moscou, 3 963 du Patriarcat de Kiev, 1 178
de l'Église autocéphale ukrainienne de 1918. Il existe par
ailleurs une Église uniate, ou gréco-catholique, de rite
orthodoxe, qui reconnaît la suprématie du pape de Rome.
Créée par les Polonais au XVIIe siècle pour « rallier
les hérétiques à la Sainte Croix », elle n'est
implantée qu'à l'Ouest de l'Ukraine.
Les Églises orthodoxes étant
autocéphales, c'est-à-dire organisées par l'État,
elles légitiment d'une certaine façon ce niveau de pouvoir
politique. Pour un État qui apparaît par scission avec une
entité politique plus vaste, l'existence d'une entité religieuse
propre est un élément
1 Boyko, N., op.cit., p.90
Page | 63
important d'affirmation politique. Mais des fidèles
peuvent voir cette partition comme une trahison de la communauté
spirituelle. L'enjeu politique de ce conflit, à priori religieux, est
très fort.
Sur le plan linguistique, l'unité n'est pas plus
assurée. La définition de l'ukrainien officiel a fait gravement
problème dans la décennie quatre-vingt-dix en raison de violentes
divergences au sein du milieu se réclamant de
l'ukraïnité.
Dans la partie de l'ex Rous sous contrôle polonais du
XIVe au XVIIIe siècle, la Pologne avait
favorisé l'usage du polonais. Le « ruthène », langue
des paysans, était méprisé. Dans ce qu'on appelait la Malo
Polska (Petite Pologne), les populations ruthènes étaient
considérées comme ne se différenciant que par leur
dialecte du tronc principal de la nation polonaise. En 1845, le prince
Czartoryski déclarait « Ruthènes et Lituaniens forment avec
nous une Nation ».
Fin XVIIIe, hormis la Galicie, acquise par l'Autriche, la Malo
Polska est passée sous le contrôle de Moscou. Pour les
autorités russes, ses habitants ne sont que des « Petit-Russiens
», utilisant « un dialecte qui est du russe, simplement corrompu par
l'influence de la Pologne ». L'enseignement de l'ukrainien y était
interdit1.
En revanche, en Galicie, l'empereur d'Autriche s'est
posé en père protecteur des « Ruthènes ».
L'enseignement primaire était dispensé en ukrainien. Des journaux
furent autorisés en ukrainien à partir de 1848. Ceci imposait le
choix, parmi ses nombreuses inflexions, des canons d'une langue ukrainienne
standard. Une chaire de philologie ukrainienne fut donc créée en
1849 à Lemberg). Les bases de la langue ukrainienne ont ainsi
été jetées dans l'Empire d'Autriche. L'URSS
développa elle aussi à partir des années vingt l'usage de
l'ukrainien, mais en choisissant une variante de l'Ukraine centrale, plus
proche du russe que celui qui avait été codifié en
Galicie.
Page | 64
Concernant la langue, le recensement de 2001 fournit le
décompte le plus à jour (celui de 2010 n'est toujours pas
publié). Comme dans presque toute l'Europe centrale et orientale, il
distingue la « citoyenneté » (ukrainienne) de la «
nationalité », qui correspond au groupe ethnique auquel l'individu
se rattache : 77,8 % de la population se déclare de nationalité
ukrainienne, 17,3 % de nationalité russe, et 4,9 % d'une autre
nationalité1
La population déclare par ailleurs sa langue maternelle
et, effet de la longue symbiose entre Russie et Ukraine, 29,6 % des habitants
du pays se déclarent de langue maternelle russe. La langue ukrainienne
n'est donc la langue maternelle que de 68,5 % de la population : un nombre
important de personnes se déclarant de nationalité ukrainienne se
considère de langue maternelle russe.
L'ukrainien est plus répandu dans les campagnes, mais
sous un grand nombre de formes dialectales. Presque toute la population
comprend le russe et passe d'une langue à l'autre en fonction de
l'interlocuteur, mais la majorité parle en réalité «
surjik », un mélange personnel d'ukrainien et de
russe2.
La modernité joue contre l'ukrainien. Les livres
écrits en russe couvrent 90 % du marché, les publications en
ukrainien n'ayant qu'un marché limité. La presse russe est
présente partout, avec une vision plus internationale que la presse en
langue ukrainienne, plus provinciale. Enfin, 98 % des sites internet ukrainiens
utilisent le russe.
Si on se fonde sur la langue maternelle déclarée
lors du recensement ukrainien, les 25 régions d'Ukraine (24 oblasts et
une république autonome) se rattachent à six cas de figure (voir
tableau 13).
Tableau 1- Langue maternelle déclarée par la
population
1 Boyko, N., op.cit., p.99 2Boyko, N.,
op.cit., p.99 3 Idem, p.123
Page | 65
|
langue maternelle
|
langue maternelle
|
|
ukrainienne
|
Russe
|
Crimée
|
6,5-7 %
|
92-93 %
|
Donbass
|
30 % maximum
|
69 % et plus
|
Sud et Est
|
46-54 %
|
42-48 %
|
Bas Dniepr
|
67-73 %
|
25-32 %
|
Haut Dniepr
|
84-90 %
|
10-16 %
|
Centre
|
92-93 %
|
6,5-7 %
|
Ouest
|
95-98 %
|
1-5 %
|
Boyko, N., op.cit., p.96
Donbass : Lougansk, Donetsk ; Centre-sud : Kharkov,
Zaporojié, Odessa ; Bas Dniepr : Dniepropetrovsk, Mikolaïev,
Kherson ; Haut Dniepr : Kirovabad, Poltava, Soumy, Tchernigov ; Centre : Kiev,
Jitomir, Tcherkassy ; Ouest : Vinnitsa, Khmielnitski, Tchernovtsy, Ternopol,
Rovno, Volhynie, Lviv, Ivan-Frankivsk, Transcarpatie. La ville de
Sébastopol, distinguée dans les statistiques ukrainiennes, a
été regroupée avec la Crimée. De même, les
données de la ville de Kiev sont fusionnées avec l'oblast du
même nom1.
Les deux oblasts du Donbass comptent une forte
majorité
d'habitants déclarant le russe comme langue maternelle
(on les désignera sous le nom de « russophones »). La
Crimée se rattacherait à ce groupe. Trois oblasts au centre et au
sud présentent une situation de relatif équilibre entre
russophones et ukrainophones. Trois oblasts du bas Dniepr ont de fortes
minorités russophones (de un quart à un tiers). Trois oblast du
haut Dniepr comptent entre 9,5 et 10,3 % de russophones et une énorme
majorité
1 Levesque, J., op.cit., p.80
Page | 66
d'ukrainophones (89-90 %). On y a rattaché l'oblast de
Soumy, qui les jouxte, et qui ne diffère du schéma (16 % de
russophones pour 84 % d'ukrainophones) qu'en raison de districts frontaliers.
Trois oblasts centraux comptent 6-7 % de russophones et 92-93 %
d'ukrainophones. Dans les neuf oblasts de l'ouest, la part des ukrainophones
dépasse 93 %, celle des russophones est partout marginale (3 à 5
%). Deux oblasts se distinguent. En Transcarpatie, 12,7 % de la population se
déclare de nationalité hongroise. Dans celui de Tchernivtsy, 17,5
% de la population se déclare de nationalité roumaine ou moldave,
ce qui réduit la part des ukrainophones à respectivement 81 et 77
%. Ces oblasts correspondent aux régions historiques de Ruthénie
subcarpatique et de Bucovine du nord1.
Dans l'ouest, il existe par ailleurs un mouvement «
ruthène » très actif, appuyé sur une forte diaspora
aux États-Unis. Il réclame la reconnaissance d'une
nationalité propre. Les ukrainophones, qui souffrent pourtant d'avoir
été considérés comme des Polonais parlant mal le
polonais puis comme des Russes parlant mal le russe, ne l'acceptent pas,
expliquant qu'il n'y a pas de nationalité « ruthène »,
mais des Ukrainiens qui ne parlent pas bien ukrainien.
La fragilité du pays se lisait sur la carte des
élections présidentielles de 2010, opposant radicalement deux
Ukraines.
|