1.1.2. ... de la France
L'impulsion du végétarisme issue des
réformateurs et des philanthropes depuis le XVIIIe
siècle en Angleterre se déploya en France à la fin du
XIXe siècle. Plus précisément, c'est en 1899
que la toute première Société végétarienne
en France est créée à Paris, accompagnée de sa
revue La réforme alimentaire. On peut rapporter l'impulsion et
l'évolution du végétarisme français au docteur Paul
Carton qui participa à développer un courant de pensée
appelé « végétarisme naturiste » jusqu'à
l'entre-deux guerres, en prolongement du végétarisme
hygiéniste anglais et s'articulant autour d'une alimentation à la
fois naturelle, simple et vertueuse19. Tout d'abord,
l'imprégnation du courant naturiste à celui du
végétarisme tient pour causes les pensées selon lesquelles
les effets de l'industrialisation et de l'urbanisation20
participeraient à la dégénérescence de la
civilisation, mais aussi du corps « physique » et « moral
». Nous pouvons également ajouter les considérations
scientifiques sur le système
17 Ouédraogo, A. P. op. cit., p.
840.
18 Annie Kingsford (1846-1888) était entre
autre une militante féministe, écrivaine mais aussi
médecin. Elle était végétarienne (depuis 1870, son
mari était un pasteur anglican) et parti en croisade contre la
vivisection, qu'elle considérait comme non-utile pour la science. Par
conséquent, elle décida d'étudier la médecine pour
le prouver en 1874. Puisque ces études étaient interdites aux
femmes au Royaume-Uni, elle s'installa à Paris pour passer son doctorat
durant deux ans. Effectuant plusieurs allers-retours entre la France et le
Royaume-Uni, elle le passa en français lors de l'année 1880, et
qui s'intitulait « De l'alimentation végétale chez l'homme
».
19 Ouédraogo, A. P. (1998). Assainir la
société. Les enjeux du végétarisme (No. 31,
pp. 59-76). Ministère de la culture/Maison des sciences de l'homme.
20 Obésité, insalubrité,
alcoolisme, maladies, pollution de l'air, etc.
19
digestif de l'Homme qui serait celui d'un frugivore et non
celui d'un omnivore. La viande serait sources d'affaiblissement et responsable
de maladies en raison des toxines qu'elle contiendrait.
Ce « nouveau » végétarisme a pu ainsi
se développer à travers les publications de médecins et de
scientifiques, membres de la Société végétarienne
de France, dans la revue de La réforme alimentaire dès
le début du XXe siècle (Fernand Sandoz, Albert
Monteuuis, le docteur Danjou, Paul Carton...). En 1907 sera créée
une nouvelle revue, l'Hygie, par Jean Morand, alors secrétaire
général de la Société21. La profusion
des écrits médicaux sur les bienfaits d'un mode de vie naturiste
depuis les années 1890, alliée au courant du
végétarisme permis la diffusion de réformes alimentaires
et sanitaires autour de l'abstinence de l'alcool, de viandes, la pratique de
bains, de promenades au soleil, à l'air frais, activité physique,
etc. C'est donc cela qui définit la pratique du
végétarisme naturiste, à savoir vivre une vie saine et
pure où la diététique et l'hygiène sont
liées. Les membres de la Société se voient
consolidés dans ce nouveau mode de vie hygiéniste par les actions
qu'ils entretiennent (revues, ouvrages, conférences et banquets). A
cela, « le discours médical se consacre à la production de
normes sociales et morales [...] à mesure que décline l'influence
normative des Eglises en général et, en France, de l'Eglise
catholique en particulier. Médecins sociaux et hygiénistes de la
Belle Epoque, confortés dans l'idée de la justesse et de
l'urgence de leurs positions par la menace des fléaux sociaux et
l'angoisse de la dégénérescence, s'engagent ainsi dans la
promotion d'une morale sociale propre à assurer la santé des
populations et la salubrité publique »22.
Promoteur de l'hygiénisme, c'est en 1912 que le docteur
Carton publia son livre Les trois Aliments Meurtriers. La viande, le sucre,
l'alcool et qui le fera connaitre dans le milieu scientifique. Il devint
membre de la Société végétarienne de France en 1911
et y participa dans les débuts de son adhésion : ouvrages,
conférences et articles dans La réforme alimentaire. En
1925, il publia un autre livre, La Cuisine simple. C'est à
cette période que Carton commença à pointer du doigt les
difficultés de la Société car pour lui la volonté
des dirigeants était de « convertir » brutalement et
massivement la population sans prendre en compte leur individualité. En
ce sens, dans son livre de 1925, il préconisa au-delà d'une
alimentation saine, naturelle, simple et vertueuse de prendre en compte
l'individu en tant que tel pour le faire progressivement passer d'une
alimentation carnée à une alimentation végétale.
Cette critique rejoint son souhait d'établir une structure capable de
diffuser le végétarisme naturiste qu'il préconise de
façon lente et progressive en s'affranchissant du sectarisme de la
Société. De surcroît, il fonda en 1929 la
Société naturiste française et il lui intégra sa
propre revue, La Revue naturiste. Par conséquent, Carton «
[travailla] plus efficacement pour la cause végétarienne :
assuré d'éviter les troubles désagréables
d'inadaptation au régime, les avis qu'il est amené à
émettre, les classifications qu'il en fait, deviennent crédibles.
En outre, en raison de son autorité scientifique, le groupe d'aliments
dont le médecin permet la consommation tend à acquérir un
prestige accru, si bien que les individus sont conduits à valoriser ce
dernier groupe, puis à s'efforcer d'y accéder pleinement et
définitivement »23.
21 Baubérot, A. (2015). Histoire du
naturisme: le mythe du retour à la nature. Presses universitaires
de Rennes, p. 98.
22 Ibid, p. 106.
23 Ouédraogo, A. P., op. cit., p.
63.
20
Les convictions de Carton étaient même par la
suite des références à certains anarchistes24
après la révolution de 1917 et jusqu'à la fin des
années 1920, qui devinrent les adhérents et les diffuseurs de la
pratique du végétarisme bien que le docteur fût contre le
naturisme anarchiste25 : une vie simple, une alimentation saine,
rejet de la médecine moderne, du matérialisme, de la vivisection,
etc. La Revue naturiste sera remplacée dans les années
1950 par celle des Cahiers de la méthode naturelle en
médecine, et est le principal diffuseur aujourd'hui de ce type de
végétarisme avec les rééditions des livres de
Carton jusqu'à la fin des années 1980 (Ouédraogo,
1998).
Cependant les années 1960-1970 ont été un
tournant dans le mouvement végétarien. Période de fortes
contestations, le mouvement hippie et la prise de conscience des impacts de
l'activité humaine sur l'environnement ne sont donc pas en reste. Le
mode de vie des baby-boomers pouvait se centrer autour d'un « retour
à la nature » et d'une quête spirituelle proche du bouddhisme
ou de l'hindouisme (purification, réincarnation, karma). A cela, les
hippies pouvaient donc se convertir aux pratiques du végétarisme
issues de l'Inde, connotées principalement par un rapport à la
nature et à l'animal différent des cultures occidentales et un
certain refus de la société de consommation.
Mais la diffusion du végétarisme en France et
principalement dans les pays occidentaux a également été
rendue possible par la constitution de nouveaux mouvement sociaux lors de cette
même période. Mouvement sociaux provoqués notamment par la
prise de conscience à la fois des problèmes liés à
l'environnement et de la prise en considération de la cause animale par
rapport à la mondialisation et à l'industrialisation du secteur
bovin (conditions d'élevages, de transport et des abattoirs par
exemple26). Le thème du rapport entre l'Homme et l'animal a
été à ce moment-là l'objet de la philosophie
utilitariste de Peter Singer en 1975 et de Tom Regan en 1983 pour les droits
des animaux. En effet il n'y avait peu de distinction entre la souffrance
humaine et la souffrance animale. Philosophes, militants et même hippies
« adoptent » donc le régime végétarien ou
végétalien pour être en accord avec leurs convictions. Le
végétarisme s'inscrit ainsi dans un plus grand ensemble à
la contre-culture des années 1960-1970. Il est à noter que
l'expansion de la cause animale a marqué une certaine scission dans
l'adoption du régime végétarien, notamment par rapport aux
associations de protection envers les animaux domestiques.
L'hétérogénéité de la cause animale
fractionne donc un peu plus la pratique du végétarisme :
associations contre l'abandon des animaux, abolitionnistes, antivivisection,
braconnage, corrida, etc. C'est pour cela qu'un militant d'une de ces causes
peut tout à fait militer contre ces actions et manger des produits
carnés ainsi que des sous-produits (welfarism). La profusion
des associations végétariennes s'est même retrouvée
consolidée par la création de l'Union végétarienne
européenne en 1985 où ces dernières s'y sont
regroupées.
24 Pour plus d'informations, le lecteur pourra
notamment lire :
Baubérot, A. (2014). Aux sources de l'écologisme
anarchiste: Louis Rimbault et les communautés
végétaliennes en France dans la première moitié du
XXe siècle. Le mouvement social, (1), 63-74.
25 Ces anarchistes étaient athées et
pouvaient pratiquer non pas le végétarisme mais le
végétalisme à la suite d'une conversion brutale selon
Carton, processus dont il était contre.
26 Dès 1964 la considération du
bien-être animal était un thème étudié
notamment par l'activiste anglaise et auteure Ruth Harrison : Animal
machines. Elle exposa dans son livre les conditions de l'agriculture
intensive sur les animaux de rente.
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