Chapitre 1 - Genèse et controverses du
végétarisme
1.1. Evolution du végétarisme
Quel que soit son appellation au cours du temps, la pratique
du végétarisme existe depuis bien longtemps. On rencontre des
végétariens lors de l'antiquité avec les Pythagoriciens
(régime de Pythagore pour désigner la pratique du
végétarisme jusque dans les années 1850), des groupes
ascétiques moyenâgeux comme le catharisme, ainsi qu'un
végétarisme philosophique et scientifique à partir de la
Renaissance. A travers l'ahimsâ, la pratique du végétarisme
se trouve également chez les hindous, les jaïns, les bouddhistes et
les sikhs. Cependant, l'intérêt de son évolution se porte
ici à la fin du XVIIIe siècle puisque c'est dans cette
période que la pratique s'inscrit dans des contextes particuliers en
plein essor de la proto-industrialisation et de la révolution
industrielle par la suite. C'est pourquoi la mise en introduction de cette
pratique s'articule autour d'une genèse à la fois occidentale et
sociale.
Différents courants de pensée ont
traversé le végétarisme occidental. L'étude de sa
genèse prend racine en Grande-Bretagne et se diffuse dans un second
temps aux Etats-Unis et en France dans la première moitié du
XXe siècle.
La mise en contexte présentée ici n'est pas
exhaustive ; il s'agit de proposer quelques repères historiques afin
d'insérer la pratique du végétarisme dans son
environnement social, occidental et temporel.
Ces repères du mouvement du végétarisme
s'articulent donc autour des textes d'Arouna Ouédraogo (Assainir la
société, De la secte religieuse à l'utopie
philanthropique. Genèse sociale du végétarisme
occidental), d'Arnaud Baubérot (Histoire du naturisme : le
mythe du retour à la nature), et de quelques textes anglais comme
James C. Whorton (Historical development of vegetarianism. The American
journal of clinical nutrition), ainsi que Julia Twigg (The vegetarian
movement in England, 1847-1981: A study in the structure of its
ideology).
1.1.1. Le cas de l'Angleterre et...
La diffusion du végétarisme à la fin du
XVIIIe siècle en Angleterre a été rendu
possible par divers mouvements issus de prosélytes. L'un des premiers
courants de pensée végétarienne de ce pays du Vieux
Continent peut être relié à une dimension sectaire
évangéliste où le but était d'élever
l'âme via la doctrine du behménisme (Jacob Böhme). Se basant
sur l'idée que tuer « c'est rompre l'union mystique, et abattre les
animaux pour se nourrir, c'est ériger des barrières entre
l'âme et Dieu »9, la diffusion d'une alimentation
végétale va pouvoir porter écho chez les lecteurs anglais.
En effet, l'anticléricalisme de Böhme prône une certaine
liberté que la religion dominante ne pouvait offrir aux pratiquants en
raison des péchés.
9 Ouédraogo, A. P. (2000). De La Secte
Religieuse À L'utopie Philanthropique: Genèse sociale du
végétarisme occidental. Annales, p. 827.
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L'apport de la médecine porta également un
élan à la diffusion du végétarisme anglais. Le
médecin George Cheyne10, empreint du behménisme,
proposait une éducation des corps due notamment à l'alcoolisme,
à l'obésité et à la dépression qui
conduiraient à l'instabilité de la société. Une
consommation de produits végétaux restait donc pour lui le seul
moyen d'éviter cette dégénérescence, notamment pour
conserver la santé des individus issus de couches sociales les plus
favorisées. Cependant, sa rencontre avec le révérend John
Wesley a permis la diffusion du végétarisme dans les couches
sociales les plus pauvres11 où Wesley argumenta les
bénéfices moraux et scientifiques du régime
végétarien.
Un nouveau courant de pensée du
végétarisme s'est déployé notamment en 1800
à travers la création de l'Eglise biblique chrétienne
à Salford par le révérend William Cowherd12.
Les conditions pour adhérer à cette Eglise étaient
fondées sur la pratique d'un régime à la fois d'abstinence
et de tempérance, il fallait donc ne pas consommer de viande et
d'alcool. La volonté de déployer une consommation sans viande
s'est trouvée consolidée par l'instabilité
économique du pays en raison des mauvaises récoltes et de la
guerre contre la France à ce moment-là. Face à l'inflation
du prix des denrées, le retour à une alimentation «
naturelle » était préconisé par le
révérend, mais aussi par les sociétés
philanthropiques qui se développaient au fur et à mesure que le
régime anti-viande prenait de l'importance. Les périodes de
crises ont pu accroître l'emprise des discours des réformistes de
l'alimentation exclusivement végétale. En plus des Poors
Laws, les paroisses et l'Eglise biblique chrétienne étaient
un support pour les plus pauvres13 face aux pressions
économiques et alimentaires qui pesaient sur eux.
En multipliant les actions en faveur des plus pauvres, les
prosélytes religieux ont converti les fractions les plus démunies
de Salford et de ses environs. Ainsi, les pauvres se sont retrouvés
chargé d'apprendre la lecture aux analphabètes et de propager par
la même occasion la moralisation des corps et la doctrine
végétarienne cowherdienne. A partir de là, l'expansion du
régime anti-viande devint plus importante et s'exporta même aux
Etats-Unis quelques années plus tard.
L'église de Cowherd a rendu possible la diffusion du
végétarisme aux Etats-Unis par l'envoi d'une
délégation dirigée par le révérend William
Metcalfe (devenu végétarien sous l'influence d'un des pasteurs de
l'Eglise biblique chrétienne, il devient lui-même pasteur en
1811). Basé à Philadelphie, Metcalfe y rencontre de nouveaux
sectateurs réformateurs et
10 George Cheyne (1671-1743) était un
physicien, philosophe et mathématicien. Il publia de nombreux ouvrages
médicaux sur la fièvre, la nervosité, l'hygiène et
la nutrition. Il préconisait la consommation de lait et un régime
alimentaire à base de légumes en raison de son état de
santé. Devenu obèse et malade à cause de ses excès,
ce végétarisme lui permit de regagner sa santé d'antan et
de perdre du poids. Seulement, il retourna à son ancien mode de vie et
retomba dans l'obésité et dans une santé fragile. Il
adopta de nouveau son régime alimentaire et ce, jusqu'à la fin de
sa vie.
11 John Wesley (1703-1791) était un
révérend anglican, prédicateur du
méthodisme, il participa à la création
d'écoles et d'organismes dans le but de lutter contre la pauvreté
et l'esclavage. Il parcourra pendant de nombreuses années la
Grande-Bretagne et diffusa par la même occasion la pratique du
végétarisme à travers la moralisation des corps. Les
pauvres étaient réceptifs en raison du chômage, des
maladies et de la sous-alimentation.
12 Après des études de philosophie,
William Cowherd (1763-1816) devint le vicaire du révérend John
Clowes dans l'église Saint-John basée à Manchester. Il
était un disciple d'Emmanuel Swedenborg (1688-1772) qui pensait que
toutes choses physiques sur terre avaient une valeur spirituelle, Cowherd
traduisit plusieurs de ses ouvrages. A ses propres frais, Cowherd créa
l'Eglise biblique en 1800 à Salford où sa doctrine se
résumait à l'abstinence d'alcool et de viande jusqu'à la
« fin des temps ».
13 Dans sa volonté de diffuser le
végétarisme et sa prédisposition pour aider les pauvres,
William Cowherd leur proposait à la fois une aide médicale et des
repas. Pour rappel, la condition principale pour entrer dans l'Eglise biblique
chrétienne était l'abstinence de toutes les viandes.
17
précurseurs du mouvement végétarien, dont
le pasteur presbytérien et diététicien Sylvester Graham.
Ce dernier porta le régime anti-viande vers une approche
hygiéniste14 et marqua une scission dans l'idéologie
initiale d'un végétarisme religieux. Les réformateurs
américains et anglais, ainsi que Metcalfe et Graham ont alors
participé à la création de la Société
végétarienne américaine en 1850, trois ans après la
Société végétarienne anglaise, en s'emparant des
thèmes sociaux de l'époque liés à
l'industrialisation et l'urbanisation. Les relations qu'entretenaient les
réformateurs américains et anglais depuis la première
délégation finirent par amener rapidement l'hygiénisme
végétarien en Angleterre, notamment à la suite du
décès de William Cowherd en 1816 et à une nouvelle
direction de l'Eglise biblique chrétienne par le patronat. Terre fertile
de l'hygiénisme, les Etats-Unis ont façonné sa
valorisation à travers le XIXe siècle. Sur la base
d'une incompatibilité du corps humain pour telle consommation ou telle
pratique, Graham professait lors de conférences les bienfaits d'une
alimentation végétarienne, du jeûne, de l'abstinence
à la viande et l'alcool, du repos, de l'activité physique, des
bains... L'essor de l'hygiénisme a alors pu être porté par
de nombreux acteurs : Isaac Jennings (1788-1874), Sylvester Graham (1794-1851),
Russel T. Trall (1812-1877), Nichols, Thomas Low (1815- 1901), John H. Tilden
(1851-1940), Herbert M. Shelton (1895-1995), etc.
La récupération bourgeoise de l'Eglise permit
à ces réformateurs de propager le végétarisme chez
une population pauvre empreinte d'alcoolisme et d'une mauvaise alimentation. A
cela, les nouveaux chrétiens bibliques reprirent de plus en plus
à leur compte les conceptions hygiénistes (Ouédraogo,
2000). C'est donc avec ces chrétiens réformistes et à
partir d'une population paupérisée que la Société
végétarienne anglaise est née en 184715. C'est
la « coalition clérico-industrielle - écrit Ouédraogo
- qui dirige la Société végétarienne à ses
débuts ». Son président, James Simpson, « veut en faire
l'instrument de promotion du végétarisme, considéré
comme le meilleur moyen de freiner la détresse des ouvriers dans les
cités industrielles anglaises des années 1845 [...] celle-ci
anime à travers le pays des dîners conférences pour
propager le végétarisme ».
Pour les nouveaux dirigeants anglais, la pratique du
végétarisme avait pour but d'améliorer les conditions
physiques des personnes. Ces personnes étant principalement celles des
classes défavorisées, les discours de la direction patronale
sous-entendaient de produire à travers le végétarisme des
travailleurs sains. La pratique non-carnée trouvant écho dans
l'hygiénisme, le travailleur en bonne santé était un
végétarien qui s'abstenait de toutes pratiques jugées
non-naturelles, à tel point que le travailleur
non-végétarien était taxé négativement dans
les discours des prosélytes, empreint d'alcoolisme et de mauvaises
conduites qui induisaient un affaiblissement des corps. Mais il peut
également être noté que la valorisation du
végétarisme s'inscrivait dans un contexte de crises,
l'adéquation semblait parfaite, tel un désir d'ordre social :
produire des travailleurs sains excluant la consommation et donc l'achat de
produits carnés16 tout en maintenant des salaires bas.
Acteurs à la fois sur le plan économique et
politique, les dirigeants de la Société
végétarienne anglaise ont façonné le
végétarisme pour en faire un instrument de propagande.
14 Cette nouvelle idéologie
végétarienne de Graham avait pour but d'améliorer les
conditions physiques des individus.
15 Le terme vegetarian voit également
le jour à ce moment-là.
16 La conversion au végétarisme
trouvait écho chez les classes populaires en raison, dès le
début, d'une faible consommation de viande. Les concernés
étaient ainsi prédisposés à le devenir.
18
Prônant l'abstinence et la tempérance, les
ouvriers ont pu intérioriser les idées des dirigeants et
promouvoir par la même occasion le végétarisme : alcool,
sexualité, loisirs, nourriture, soins, critique du modèle
alimentaire dominant... « [Le végétarisme] contribue, au
moins théoriquement, à mettre des travailleurs efficaces à
la disposition de l'industrie. Ses propagateurs peuvent s'afficher et sont
reconnus comme acteurs d'un progrès social et économique
pacifique et vertueux »17.
L'arrivée en 1873 à la direction de la
Société végétarienne de Henry Newman permet de
diffuser plus grandement le végétarisme, Newman souhaitait
rattacher les différents groupes de réforme alimentaire. Pour
cela, il a participé à la restructuration du mouvement
végétarien en intégrant des membres consommant du poisson
dans le but de se détacher de l'aspect sectaire de la
Société. Ouédraogo souligne que le nombre
d'adhérents est passé de 125 à 2 070 entre 1870 et 1880 et
que le nombre de restaurants végétariens est passé de
seulement 1 à 52 entre 1878 et 1889. Newman a également
participé à développer de nouvelles formes d'actions :
visites des abattoirs pour argumenter de l'immoralité de tuer et manger
de la viande, promotion des exploits sportifs de végétariens,
diffusion de recettes végétariennes...
Grâce à la grande notoriété de la
Société et de l'alimentation « naturelle », le
successeur de Newman, le professeur J.E.B. Mayor, a souhaité diffuser
plus largement le végétarisme dans les pays européens. La
Société végétarienne anglaise envoya donc plusieurs
de ses membres, dont Annie Kingsford18 qui contribua à
diffuser le courant végétarien hygiéniste en France
à la fin du XIXe siècle.
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