§ 2 : Dérives « commerciales » :
Point 1 : de l'autonomie des
bénéficiaires à la viabilisation des AMC
Si le microcrédit joue raisonnablement donc plus le
rôle de béquille que de tremplin il ne peut pas être
dressé en remède miracle pour les démunis. Or agir
auprès des familles pauvres ne signifie pas s'engager dans une mission
sociale, notamment lorsque celui-ci peut être rentable et devenir
même viable financièrement.
Les objectifs de rentabilité financière et
d'efficacité institutionnelle représentent des conditions
fondamentales pour la garantie de la pérennité de l'institution
du MC et ce tout en servant une clientèle parmi les plus pauvres. La
promotion du MC vient pour satisfaire un besoin dans le cadre d'une demande
évincée par le système financier classique. Cependant
lorsque l'on scrute ce qui est derrière cette demande, on trouve
nécessairement que des ménages pauvres. Or, compte tenu des
moyens limités, il faut faire un choix, qui reste difficile à
déjouer car objectifs financiers et sociaux ne sont pas toujours
compatibles.
Dans une situation où les clients ont rarement la
parole, il paraît que la pratique du MC dans le monde peut être
caractérisée par un va-et-vient entre le financier et
l'éthique et parfois un mélange hybride des deux. Mais la
tendance actuelle reste souvent dictée par des soucis d'ordre
matériel et des intérêts des promoteurs.
Confusion sur le statut des acteurs
Une autre confusion porte sur le statut des acteurs. Certains
viennent d'organisations privées à but non lucratif, d'autres du
secteur public ou de coopérations internationales appliquant des
programmes administrés, d'autres, enfin, de la finance à but
lucratif. Ces différents acteurs peuvent agir de concert et en
complémentarité ou par subsidiarité. Le fait d'avoir tel
ou tel statut et de le mettre en avant, par exemple d'être «
à but non lucratif », ne garantit pas que les pratiques puissent
être qualifiées de solidaires. De même qu'avoir un statut
commercial est tout à fait compatible avec la captation de subventions
publiques et d'aides privées.
Etudiant Chercheur : Brahim NAIII PFE _Master
Spécialisé Management du Développement Social 158
Le Microcrédit au Maroc : Tensions entre Performance
Commerciale et Finalité Sociale (Cas : Al Amana Microfinance)
Transformer les AMC en « banques» ou
sociétés de financement spécialisées
Force est de constater aujourd'hui une dérive «
commerciale » visant à transformer les organisations de MC en
« banques des pauvres » ou sociétés de financement
spécialisées, à plaider pour leur refinancement sur les
marchés financiers et même pour le déplafonnement des taux
d'intérêt. Cette position peut être irréaliste si on
veut l'appliquer à tous les modèles de MC, mais, plus encore,
elle peut se révéler risquée quant au devenir du
secteur.
Régulièrement, il est entendu dire que la
pérennisation et la commercialisation du microcrédit poussent les
institutions à se positionner sur un segment de marché «
haut de gamme » que celui où elles se situeraient naturellement.
Autrement dit, les institutions de MC proposent à leurs clients des
crédits plus élevés. A première vue, il semble que
l'approche commerciale du MC peut laisser les pauvres sur le bord du chemin, ce
qui conforterait l'argument selon lequel la déviation par rapport
à la mission initiale est une conséquence inévitable de la
viabilisation commerciale.
Comme les IMF ont « démontré la
viabilité à terme des opérations de microprêt, les
banques commerciales ont transformé le modèle en un secteur
d'activité majeur. Entre 2004 et 2008, ces établissements ont
connu une croissance annuelle moyenne de leurs actifs de 39 % et ont ainsi
accumulé plus de 60 milliards de dollars d'actifs. En 2008, la
majorité des capitaux étrangers provenaient d'investisseurs
privés s'intéressant au double aspect de la question le rendement
social et le rendement financier »319.
Point 2 : de la lutte contre les pratiques
usurières à l'adoption du modèle commercial
1. Le MC, une alternative aux pratiques usurières
Le microcrédit était « conçu
à l'origine comme un moyen d'emprunter sans avoir recours aux
prêteurs locaux, souvent usuriers »320 ; et l'une des
meilleures façons pratiquées pour obtenir des prêts
auprès des banques commerciales reste la garantie. Or, les garanties
sont différentes et peuvent porter sur des salaires de membres de la
famille ou d'amis ; et en cas de retard de paiement ou lorsque le client
n'aurait pas les capacités financières pour faire
319 « Rôle du microcrédit et de la microfinance
dans l'élimination de la pauvreté » _Rapport du
Secrétaire
Général de l'ONU. 9 août 2010
320 Idem.
Etudiant Chercheur : Brahim NAIII PFE _Master
Spécialisé Management du Développement Social 159
Le Microcrédit au Maroc : Tensions entre Performance
Commerciale et Finalité Sociale (Cas : Al Amana Microfinance)
face à une échéance de son prêt,
l'une des premières mesures de rétorsion est d'établir une
amende. Si l'absence de remboursement se poursuit, d'autres pressions sont
exercées, le plus souvent, par le banquier ou le garant. Une
méthode classique de recouvrement de prêt a été
relevée consistant à exiger au client la signature d'un
chèque ou d'une reconnaissance de dette en blanc ou d'un montant
équivalent au montant dû. Parfois, certaines institutions de MC
bloquent une partie du prêt contracté comme sûreté.
Le client se trouve ainsi doublement taxé, payer des
intérêts sur l'emprunt et n'en utiliser qu'une partie.
Les taux d'intérêt du MC
Esther Duflo écrit321 : « les familles
de pauvres ne manquent pas d'occasions d'investir, mais seulement de garanties
bancaires ». Cette idée, qui est le fer de lance de la
justification de la « libération » des taux
d'intérêt, est largement répandue dans les médias.
Surtout lorsqu'on constate que les taux d'intérêts
appliqués dans le modèle de la Grameen sont de l'ordre de
26%322 en moyenne ; d'ailleurs, les IMF des pays en voie de
développement appliquent un taux d'intérêt effectif entre
10 et 30 %323 par an ce qui reste sûrement plus
élevé que dans le cadre d'un système bancaire
classique.
Maria NOVAK324 voit qu'il est impossible de parler
de l'exclusion financière sans faire le point sur le taux
d'intérêt, celle -ci distingue le crédit du don. Elle
ajoute que le débat sur le taux d'intérêt est aussi ancien
comme celui relatif au traitement de la pauvreté pour conclure que
« l'argent n'est pas un bien comme un autre. Il n'est pas seulement un
instrument de valeur et d'échange»325, dans ce cadre
Jacques Attali défend la libération des taux
d'intérêt pour la microfinance malgré que ces derniers
« se situent la plupart du temps entre ceux des banques commerciales et
ceux des usuriers »326 et leur plafonnement « ne
protège paradoxalement pas la clientèle pauvre et peut nuire en
limitant l'accès à des services financiers »327.
Cependant lorsque les taux d'intérêt sont plafonnés
plusieurs effets se reproduisent particulièrement le retrait de nombre
d'IMF du marché, sinon elles réduisent au moins l'ampleur de
leurs activités, et ce afin de couvrir l'intégralité de
leurs coûts
321 FOUILLET Cyril et al. op. cit.
322 ATALLAH Clara et EL HAYANI Omar. « Microfinance :
Quelles perspectives de développement pour les IMF : Cas du Maroc
». Mémoire de Recherche, Cycle Grande Ecole ESCP. Europe, Mai
2009.
323 KADIRI Ghalia et BOUCHAIB Sarah, op. cit.
324 NOVAK, Maria. On ne prête (pas) qu'aux riches. op.
cit. p.59
325 Idem.
326 ATTALI, Jacques. Voyage au coeur d'une révolution.
op. cit. p.27
327 Idem. p.169
Etudiant Chercheur : Brahim NAIII PFE _Master
Spécialisé Management du Développement Social 160
Le Microcrédit au Maroc : Tensions entre Performance
Commerciale et Finalité Sociale (Cas : Al Amana Microfinance)
d'exploitation. Toutefois, il reconnait que « les taux
d'intérêts, même lorsqu'ils ne relèvent pas de
l'usure pure et simple, demeurent souvent très élevés
»328 et certainement cela ne sert pas les intérêts
des populations pauvres.
En fait, les AMC se limitent souvent à dire à
leurs clients ce qu'ils doivent rembourser par échéance, la
période du remboursement et le nombre d'échéances et ce
sans se soucier d'évoquer le taux d'intérêt appliqué
et le total des intérêts à payer. Certainement, le taux
appliqué aux clients du MC est supérieur à celui
demandé par les banques traditionnelles et en l'absence d'un taux
référentiel pour le secteur le taux appliqué ne suit
aucune règle et chaque AMC peut avoir ses propres taux.
De la justification du taux d'intérêt du
MC
Du côté des AMC, les taux d'intérêt
sont établis de façon à permettre l'offre de services
financiers durables, à grande échelle et à un très
grand nombre de clients. En plus, il est présumé que le
coût d'un prêt de petite taille est proportionnellement plus
élevé que celui d'un prêt important. E effet, les
premières critiques viennent du fondateur de la Grameen,
M. YUNUS : « Nous avons créé le
microcrédit pour lutter contre les requins du prêt ; nous n'avons
pas créé le microcrédit pour les encourager329
».
Alors à quel taux d'intérêt faut-il
prêter en matière de MC ? Pour traiter cette question on est en
présence de plusieurs visions. D'abord certains Bailleurs de fonds,
surtout le cas des ONG chrétiennes qui défendent « le
principe que les pauvres ne peuvent payer des intérêts au prix du
marché », en conséquence il faut prêter sans
intérêt ou à des taux d'intérêt très
bas. Puis il y a les caisses d'épargne et de crédit adoptant des
taux d'intérêt en dessous de ceux du marché. Enfin, les
autres gérant autrement le microcrédit où le taux de
prêt doit inclure tous les frais (participation à la couverture de
risque, assistance et autres contributions).
Mais pourquoi le taux est relativement si élevé
? Les AMC avancent en premier lieu l'importance des charges fixes que
représente la gestion des prêts. En effet, la fourniture de
prestations financières à des personnes pauvres est relativement
couteuse. Or, l'activité
328 ATTALI, Jacques. Voyage au coeur d'une révolution.
Op. cit. p.255
329 YUNUS. Mohamed, « Vers un nouveau capitalisme »,
Op, cit.
Etudiant Chercheur : Brahim NAIII PFE _Master
Spécialisé Management du Développement Social 161
Le Microcrédit au Maroc : Tensions entre Performance
Commerciale et Finalité Sociale (Cas : Al Amana Microfinance)
implique de saisir les clients chez eux ou sur leur lieux de
travail pour évaluer leur projet et les assister dans ses
démarches suite à l'obtention du prêt, tout ça
engendre des coûts qui font objet d'imputation à quelqu'un.
Or, il a été constaté dans certains
travaux de terrain330 que les deux tiers des clients du MC
interrogées ne connaissaient ni le taux d'intérêt effectif
de leur prêt en cours, ni la méthode de calcul ni non plus le
montant des frais de dossiers.
En réalité, cette question porte assez de
divergences entre acteurs, experts et intéressés ; du rapport du
secrétaire général de l'ONU de 2009 on retire que l'une
des préoccupations qu'inspire la commercialisation de la microfinance
touche le niveau élevé des taux d'intérêt
pratiqués ainsi à « l'échelle mondiale, les taux
d'intérêt annuels et les frais divers sur les microprêts
accordés représentent en moyenne 37 %, et peuvent parfois
atteindre 125 %. On a pu montrer qu'un taux d'intérêt situé
entre 10 et 15 % au-dessus du loyer de l'argent était approprié,
et pourtant une estimation constate que 75 % des établissements de
microfinance demandent des taux d'intérêt plus
élevés »331.
La caution solidaire, un instrument de pression sur les
bons clients
Jouant un rôle important dans le MC (dit de groupe), la
caution solidaire responsabilise tous les membres du groupe sur l'ensemble des
prêts accordés au groupe et « en cas de défaillance de
l'un des membres du groupe, les autres membres doivent le rappeler à ses
obligations et, le cas échéant, se substituer à lui »
332. Tant que le groupe n'a pas remboursé l'ensemble des
prêts octroyés, aucun de ses membres ne peut solliciter un nouveau
prêt : c'est pourquoi dans ce cas de prêt il est
privilégié l'approche collective dans la mesure où les
garanties matérielles sont quasi-inexistantes et chaque client ne peut
prétendre à un crédit que s'il appartient à un
groupe. En outre, les bénéficiaires constituent un groupe pour
être habilités à obtenir un crédit et le groupe se
porte garant pour les dettes de chaque membre. Ainsi, la caution solidaire
génère des incitations au remboursement et contraint le groupe
à se charger de la sélection, de la surveillance et du respect
des obligations. Il est
330 « Enquête réalisée en 2006 par
l'APMAS ». APMAS, 2006 (Inde). (APMAS est une institution indienne de MF :
l'enquête a porté sur 130 groupes de MC suite aux
événements des suicides à l'Etat de l'Andra Pradesh).
331 Rapport du Secrétaire général de l'ONU
(9 août 2010). op. cit.
332 BOYÉ Sébastien et al. (2006). Le guide
de la microfinance : Microcrédit et épargne pour le
développement. Éditions d'Organisation. p.55/304.
Etudiant Chercheur : Brahim NAIII PFE _Master
Spécialisé Management du Développement Social 162
Le Microcrédit au Maroc : Tensions entre Performance
Commerciale et Finalité Sociale (Cas : Al Amana Microfinance)
certain que les «groupes solidaires » jouent un
rôle essentiel dans l'accès des personnes démunies au
microcrédit parce qu'ils permettent de remplacer les garanties
matérielles.
Par contre, dans le cadre du prêt individuel le garant
agit essentiellement comme un vecteur de pression sociale sur le
débiteur plutôt qu'une alternative de remboursement333.
C'est alors que le prêt de groupe est fondé sur le
mécanisme de la caution solidaire entre ses membres. Cette forme de
prêt (solidaire) s'appuie sur une menace crédible d'une sanction
sociale pour limiter le défaut du remboursement. Dans ce contexte,
chaque membre reçoit un prêt, de façon individuelle, mais
à la condition de se porter caution des crédits accordés
aux autres membres du groupe. En d'autres termes, le contrat de prêt
(reconnaissance de dette) prévoit qu'en cas de défaillance de
certains membres du groupe, les autres s'engagent à honorer la dette des
premiers. Si, en définitive, la totalité de la dette du groupe
n'est pas éteinte, l'ensemble du groupe perd l'accès au futur
crédit. Il y a donc incitation dynamique consistant à soumettre
l'octroi de nouveaux prêts aux remboursements des crédits
précédents. Cette technique s'appuie sur le «capital
social» détenu par chaque individu ; le principe est qu'un agent
possède des informations privilégiées sur les autres
membres et réciproquement. En outre, ce capital social permet de
réduire les problèmes d'anti-sélection et d'aléa
moral puisque les agents ont la possibilité de se surveiller et de se
sanctionner mutuellement. Il s'agit du mécanisme de « surveillance
par les pairs » qui incite au respect du contrat. En effet, le
prêteur « délègue » le contrôle de chaque
individu au groupe et se contente de surveiller et le cas échéant
de sanctionner l'ensemble du groupe.
Si la constitution de groupe est présentée comme
une condition pour l'obtention du crédit et non comme « la garantie
du prêt sollicité, le risque est réel de voir des groupes
se former par pure nécessité » 334. De plus, si
la solidarité est fictive, les taux de remboursements risquent de
s'effondrer aux premières difficultés dues aux problèmes
des créances en souffrances et des clients défaillants.
333 JAUNAUX Laure et VENET Baptiste. « Microcrédit
individuel et pression sociale : le rôle du garant »
334 BOYÉ Sébastien et al. op. cit.
Etudiant Chercheur : Brahim NAIII PFE _Master
Spécialisé Management du Développement Social 163
Le Microcrédit au Maroc : Tensions entre Performance
Commerciale et Finalité Sociale (Cas : Al Amana Microfinance)
|