Partie théorique
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L'intuition, dans le sens vulgaire, c'est-à-dire un
coup d'oeil juste pour saisir les affaires du monde, est le partage du sens
commun. L'intuition pure du monde extérieur et intérieur est
très rare. Le premier de ces deux genres d'intuition se manifeste avec
le sens pratique, par l'action prompte et soudaine; le second, par des
symboles, principalement par les rapports mathématiques, par les nombres
et les formules, par le langage primitif figuré, comme poésie du
génie, comme proverbe du sens commun.
Johann Wolfgang von Goethe
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L'intuition
Le mot latin intuitere se rapporte à l'oeil et signifie
regarder vers l'intérieur~, en chinois le mot intuition est
représentépar un binôme de caractère
constituéd'un oeil et d'un trait, signifiant »regarder
directement», ainsi que d'un verbe signifiant »trouver»,
»sentir» , »prendre conscience» ou encore
»élever son regard»(Faure et Javary, 2012). Ce serait donc une
connaissance vraie et directe qui fait force dans la conscience aussi bien
qu'une nouvelle façon de percevoir les choses, une manière de
percevoir qui s'éloigne de l'habitude, qui s'élève. Le
Littrédonne une définition de l'intuition assez similaire, en
tant que connaissance soudaine, spontanée, indubitable, comme celle que
la vue
nous donne de la lumière et des formes sensibles, et,
par conséquent, indépendante de toute démonstration.
Véritéd'intuition. Cette définition
générale peut s'appliquer aux différents types
d'intuition. En effet que ce soit en théologie, en philosophie, en
psychanalyse, ou en psychologie, l'intuition comme processus de pensée,
a toujours étédéfinie et intégrée
comme méthode heuristique.
1.1 L'intuition philosophique
Rien n'est plus vertueux pour l'homme que d'étendre sa
connaissance dans le but de comprendre les lois qui le déterminent. Ces
lois selon les présocratiques ne peuvent être atteintes que par la
contemplation de la loi divine, c'est à dire l'Un qui se dissimule dans
le multiple: Ceux qui parlent avec intelligence doivent s'appuyer sur
l'intelligence commune à tous, comme une citésur la loi, et
même beaucoup plus fort. Car toutes les lois humaines sont nourries par
une seule divine, qui domine autant qu'elle le veut, qui suffit à tout
et vient à bout de tout. (Héraclite,Vème
siècle av. J-C, Fragment 114).
Pour Platon, seule l'intuition élève l'homme
vers la connaissance de la vérité(Vanhoutte, 1949). Elle est un
aperçu du monde des Formes, des réalités intelligibles et
immuables. Cette intuition n'existerait que dans l'âme, et permettrait
d'atteindre les réalités universelles et immuables que sont le
Juste, le Beau et le Bien. Ce ne serait que lorsque l'âme sera
démise du corps, et donc du sensible, du temporel qu'elle pourra avoir
un accès direct à ces vérités intelligibles.
L'intelligence, voilée par la sensibilitédu corps, ne peut mener
qu'àdes biais de raisonnement, c'est pourquoi la mort seule, permet au
philosophe de contempler son âme. Privée des illusions du
sensible, l'âme
sera alors capable de se souvenir d'elle-même, de
contempler ce qu'elle est : Ainsi, immortelle et maintes
fois renaissante l'âme a tout vu, tant ici-bas que dans
l'Hadès, et il n'est rien qu'elle n'ait appris; aussi n'y a-t-il
rien
20 1 L'intuition
d'étonnant à ce que, sur la vertu et sur le
reste, elle soit capable de se ressouvenir de ce qu'elle a su
antérieurement ' (Platon, Vème av J.C, Ménon,
p.8).
D'autre part, selon Platon, l'intuition pure ne procède
pas du sensible, et relève de la contemplation, elle n'est pas une
pensée logique, et ne procède pas de l'analyse. Vanhoutte (1949)
nous précise que pour Platon, l'intelligence ne peut s'unir à la
véritéqu'àtravers le Bien, qui est »l'objet
suprême de savoir» : Il reçoit son
intelligibilitépar une illumination qui ne vient pas de l'intelligence
mais de la véritéelle-même, intermédiaire entre lui
et l'intelligence et qui est créée par le Bien' (Vanhoutte,
1949, p.10). Pour se rapprocher de cette Idée du Bien, Platon
préconise une ascèse de l'esprit qui passe par l'étude des
sciences, dans le but d'atteindre une vision plus ou moins partielle de la
réalité. Il est alors possible de parvenir à la
connaissance des Idées et en même temps à la science pure '
par une méthode qui est défini dans le mythe du Phèdre :
tout d'abord les âmes doivent s'élever vers les cieux visibles,
elles doivent donc se mettre à l'étude de l'astronomie pour
comprendre les lois qui régissent le mouvement des astres
célestes et ainsi se rapprocher de la connaissance des âmes
divines qui elles, ont une connaissance parfaite du mouvement qui les
animent.
Pourtant la connaissance scientifique seule ne suffit pas,
elle doit être transcendée dans le but d'arriver à la
dialectique qui précède la contemplation pure des Idées.
Ce changement de connaissance ne procède pas par un chemin de
pensée linéaire (Vanhoutte, 1949) mais par un bond de la
déduction scientifique à l'intuition. Cette idée de
changement
de paradigme existe aussi dans la théorie de la
connaissance scientifique qu'Einstein propose dans sa lettre
àSolovine, et que nous présenterons dans la prochaine
partie. Ces étapes sont aussi décrites dans La République,
oùPlaton, pédagogue, nous présente son
éducation idéale. Les études supérieures commencent
par l'apprentissage de
la géométrie, de l'arithmétique,
l'astronomie et la science de l'harmonie car la géométrie est
connaissance de ce qui est toujours (Platon, République, p.286),
l'astronomie car elle force l'âme à regarder vers le haut et
qu'elle la conduise d'ici-bas à celles de là-bas' (Ibid,
p.288), puis arrivés à l'âge de trente ans, les meilleurs
pourront être initiés à l'art de la dialectique lequel
est capable en renonçant à se servir de ses yeux,
d'accéder en véritéà l'être
lui même. (Ibid, p.296)
L'intuition seule mènerait à la contemplation
des Idées, car attribut divin, elle est démise du sensible.
Dans les Ennéades de Plotin, l'intuition est vue comme
une saisie directe de l'objet cognitif par la pensée (Lortie, 2010).
Elle est une projection de la pensée sur l'objet; cette
définition rejoindrait celle de Bergson pour qui l'intuition est la
sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet
pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent
d'inexprimable' (Bergson, 1934 ;2002, p.61), elle s'oppose à
l'analyse qui est l'opération qui ramène l'objet à des
éléments déjàconnus, c'est à dire communs
à cet objet et à d'autres (Ibid, p.61).
L'intuition est donc un acte simple et direct tandis que
l'analyse est complexe et infinie (Bergson, 1934). Pour Bergson l'intuition est
le plus haut niveau cognitif humain, il est même l'aboutissement de la
Nature en tant que conscience d'Elle-même. Bergson dans l'Evolution
Créatrice (1907) différencie et associe trois termes :
l'instinct, l'intelligence et l'intuition. Pour faire simple, l'intuition est
l'enfant prodige d'une union entre instinct et intelligence. L'instinct est
une facultéd'utiliser et même de construire des instruments
organisés tandis que l'intelligence ~ est la facultéde
fabriquer et d'employer des instruments inorganisés. (Bergson,1907,
p.141). L'instinct s'appuie donc sur des propositions catégoriques
tandis que l'intelligence s'appuie sur des propositions hypothétiques.
Le degré
1.2 L'intuition dans l'invention scientifique 21
de conscience présent dans l'acte serait un indicateur
permettant de différencier ce qui est de l'ordre de l'instinct et ce qui
proviendrait de l'intelligence.
Bergson (1907) définit la conscience comme la
différence arithmétique entre l'activitéréelle et
l'activitévir-tuelle. Elle mesure l'écart entre la
représentation et l'action. (Ibid, p.145 )
Làoùl'action réelle est la seule action possible, la
conscience est alors nulle. Il n'y a pas de libertéd'agir, on est agit
plus qu'on agit soi-même. L'intuition est aussi ce qui permet de saisir
notre vie intérieur et la durée pure c'est à dire une
succession de changements qualitatifs, qui se fondent, qui se
pénètrent, sans contour précis, sans aucune tendance
à s'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune
parentéavec le nombre ' (Bergson, 1907, p.77). La
durée englobe le présent, prolongement du passé, et
idée de l'avenir. Bergson fait donc de l'intuition de la durée,
le centre de sa philosophie. Toutefois, il ne décrit pas la
genèse de l'intuition, le processus qui la fait émerger et les
sensations qui peuvent être perçues. Certains inventeurs se sont
essayés à décrire et expliquer leurs intuitions, voyons
alors si leurs explications nous aident à comprendre le processus d'un
point de vue phénoménologique.
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