1.2 L'intuition dans l'invention scientifique
L'ouvrage La valeur de la science du mathématicien
Poincaré(1905) débute sur un chapitre consacréà
l'intuition. Il y oppose deux types de personnalitéchez les
mathématiciens : l'intuitif et le logicien. Il est
impossible d'étudier les oeuvres des plus grands
mathématiciens, et même celles des petits, sans remarquer et sans
distinguer deux tendances opposées, ou plutôt deux sortes
d'esprits entièrement différents. Les uns sont avant tout
préoccupés de la logique; à lire leurs ouvrages, on est
tentéde croire qu'ils n'ont avancéque pas à pas, avec la
méthode d'un Vauban qui pousse ses travaux d'approche contre une place
forte, sans rien abandonner au hasard. Les autres se laissent guider par
l'intuition et font du premier coup des conquêtes rapides, mais
quelquefois précaires,
ainsi que de hardis cavaliers d'avant-garde.
(Poincaré, 1905, p.11)
Poincaré(1905), tout comme Bergson (1907), discrimine
l'intuition de la raison, non pas en faisant une hiérarchie
aristotélicienne entre ces deux modes de raisonnement, et donc en
plaçant la raison au dessus de l'intuition, mais au contraire, il les
différencie simplement comme deux appréhensions distinctes de la
réalité, deux structures d'esprit:» Les deux sortes
d'esprits sont également nécessaires aux progrès de la
science; les logiciens, comme les intuitifs, ont fait de grandes choses que les
autres n'auraient pas pu faire» (Ibid, p.16 ). L'intuition
mathématique est vue comme un processus d'accès à la
connaissance différent de celui de la logique. En effet cette sorte
d'intuition procèderait par bond immédiat (Einstein, 1952) alors
que la logique tente d'inférer depuis l'expérience. Einstein
(1952) dans sa lettre à son ami Solovine qui lui demande comment il
pense en science, lui répond par un diagramme (Figure 1.1) qui articule
intuition et logique dans le processus de création :
22 1 L'intuition
Figure 1.1. pris de Holton, 2004.
Schéma d'Einstein pour expliquer l'intuition à son ami
Solovine.
Sur ce diagramme, le E représente l'ensemble des
expériences vécues, c'est la totalitédes faits empiriques.
Toutefois cet ensemble d'expériences doit avoir une structure pour
édifier un ordre et sortir du chaos des impressions pures. L'arc de
flèche serait un bond de l'imaginaire, un bond platonicien'.
Pour expliquer cet arc de flèche, Einstein écrit : A
sont les axiomes d'oùnous tirons des conséquences.
Psychologiquement, les A reposent sur les E. Il n'y a cependant pas de voie
logique des E jusqu'aux A, mais seulement une connexion intuitive
(psychologique), toujours sujette à révocation . A partir de
l'inspiration présente en A s'en suit des déductions (S,
S', S') établies grâce à la pensée logique
apprise à l'école . Puis à partir de ces
déductions, une corrélation peut être faite avec ce qui est
observéet vécu en E (expériences). La logique permet de
vérifier une intuition, et de la rendre accessible à tous ceux
possédant le langage adéquat pour la comprendre.
Dans le chapitre 3 de Science et méthode,
Poincarétente de comprendre l'invention mathématique. Il
décrit une expérience intuitive qui surgit alors qu'il essayait
depuis quinze jours de démontrer qu'il ne pouvait exister de fonctions
fuchsiennes : Un soir, je pris du cafénoir contrairement à
mon habitude; je ne pus m'endormir; les idées surgissaient en foule; je
les sentais comme se heurter, jusqu'àce que deux d'entre elles
s'accrochassent pour ainsi dire pour former une combinaison stable. Le matin,
j'avais établi l'existence d'une classe de fonctions fuchsiennes, [...]
je n'eus plus qu'àrédiger les résultats, ce qui ne me prit
que quelques heures. Puis il décrit plus loin ce qu'il nomme
illumination : [...]au moment oùje mettais le pied sur le
marche-pied, l'idée me vint, sans que rien de mes pensées
antérieures parut m'y avoir préparé, que les
transformations dont j'avais fait usage pour définir les fonctions
fuchsiennes sont identiques à celles de la Géométrie
non-euclidienne.' Ce témoignage est riche pour celui qui souhaite
comprendre le fonctionnement de l'intuition, il nous informe de son
caractère immédiat, globale, et en rupture avec la chaîne
associative des pensées. À travers ses observations,
Poincaréidentifie un travail non-conscient
1.2 L'intuition dans l'invention scientifique 23
qui se situerait entre le commencement d'une recherche et cet
»illumination subite» : Souvent, quand on travaille une question
difficile, on ne fait rien de bon la première fois qu'on se met à
la besogne; ensuite, on prend un repos plus ou moins long, et on s'assoit de
nouveau devant sa table. Pendant la première demi-heure, on continue
à ne rien trouver; puis, tout à coup, l'idée
décisive se présente à l'esprit.
(Poincaré, 1908, Livre 1) Poincaré(1908) définit
l'intuition comme ce qui nous fait deviner des harmonies et des relations
cachées ou encore comme ce qui entre en relation avec l'âme
des choses plutôt qu'avec les faits bruts. Cette définition
rejoint celle de la bisociation proposée par Koestler (1960) comme
la mise en rapport de deux plans de r'eférence ou matrices de
raisonnement
sans liaisons antérieures, dont l'union
résoudra le problème jusque làinsoluble
(Petitmangin,2002, p.66). Par conséquent, l'intuition dans
l'invention comprend l'ensemble du processus non-conscient décrit par
Poincaréet Koestler comme la capacitéde rendre cohérent
des éléments à priori distincts grâce à une
loi objectivable. Wallas (1926) reprend Poincaré(1905) et
caractérise l'invention en 4 phases : la préparation,
l'incubation, l'illumination et la vérification. Alors que la
préparation et la vérification sont des processus conscients,
l'incubation et l'illumination
se passent de l'effort conscient et se rapportent en ce sens
au processus même de l'intuition. Toutefois une continuitéexiste
entre ces quatre phases, elles sont les étapes d'un même
effort.
1.2.1 La préparation
Tout d'abord le phénomène d'intuition ne peut
prendre place qu'après une période de préparation, ex
nihilo nihil fit ( Holton, 2004; Poincaré, 1905). Cette
période est un travail conscient qui consiste à assimiler un
certain nombre de règles et à stocker en mémoire une
certaine somme d'objets en rapport avec notre intérêt (mots pour
l'écrivain, théorèmes et démonstrations pour le
mathématicien, concepts pour le philosophe). Puis, vient l'instant
oùla personne munis de tous ces outils se pose face à un
problème et tente de le résoudre. Il est courant que cette
première tentative de résolution se solde par un échec car
l'attention aurait tendance à se fixer sur une perception biaisée
du problème et de sa résolution (Moss, 2002; Sio et Ormerod,
2009). Une période entraînant un détournement de
l'attention consciente sur le problème pourrait alors faciliter
l'arrivée d'une nouvelle vision du problème (Smith et
Blankenship, 1991). C'est d'ailleurs ce que décrit Poincarédans
ses observations, le chercheur a besoin d'une rupture dans son travail pour que
la solution émerge.
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