Des formes à l'agonie.
Renversements et retournements.
Nous nous trouvons face à des figures érectiles
privées de membre. Corps-troncs à la fois massifs et
décharnés, livrant au regard ce qui d'ordinaire est caché,
c'est-à-dire l'enchevêtrement de tissus, de matières qui ne
sont pas sans évoquer les muscles et les organes du corps humain. Cette
matière organique du corps n'est jamais visible, et lorsque cela arrive
on la perçoit avec un certain dégout et même de l'effroi.
Muscles, nerfs, veines, tissues, organes et humeurs ne sont
généralement pas destinés à se répandre hors
de nous. Nous sommes les contenants de ce fatras gluant et informe, ce sont nos
os et notre peau qui leur donnent forme et les maintiennent en place.
Or ici, le corps semble avoir été
retourné comme un gant, inversant ainsi le rapport
intérieur/extérieur. De plus, certaines sculptures ont en guise
de visage, quelque chose qui serait de l'ordre de la plaie béante ou du
vagin. Cela n'est pas sans rappeler les mots de Merleau-Ponty dans sa
Phénoménologie de la perception, où il explique
comment le renversement d'un objet entraine la perte de sa signification, et
prend comme exemple la vision d'un visage renversé:
« Si quelqu'un est étendu sur son lit et que je le
regarde en me plaçant à la tête du lit, pour un moment, ce
visage est normal; Il y a bien un certain désordre dans les traits et
j'ai du mal à comprendre le sourire comme sourire, mais je sens que je
pourrais faire le tour du lit et je vois par les yeux d'un spectateur
placé au pied du lit. Si le spectacle se prolonge, il change soudain
d'aspect: le visage devient monstrueux, ses expressions effrayantes, les cils,
les sourcils prennent un air de matérialité que je ne leur ai
jamais trouvé. Pour la première fois, je vois vraiment ce visage
renversé comme si c'était là sa posture
«naturelle» : j'ai devant moi une tête pointue et sans cheveux,
qui porte au front un orifice saignant et plein de dents, avec, à la
place de la bouche, deux globes immobiles entourés de crins luisants et
soulignés par des brosses dures48. »
Pourtant, bien que nous ayons le sentiment de voir dans ces
sculptures ce fatras gluant, et alors qu'elles n'ont ni bras ni jambe, leur
position dressée évoque le membre par excellence, membre de chair
et de sang ; celui symbolique de la virilité. Mais cette érection
n'est pas seulement celle du phallus, c'est celle de l'humain, de celui qui se
lève et marche : c'est la position d'un rapport vertical au monde. Il y
a une logique dans ces corps artificiels - corps sculptés ou
projetés - du même ordre que la logique à laquelle
répond notre propre corps ; celle d'une hiérarchisation verticale
des formes, la base du corps est en bas, et la tête est en haut. Ainsi,
la terre qui s'est faite chair chaotique nous renvoie à notre propre
corps, notre propre allure tant extérieure qu'intérieure.
La figure vidéo répond elle aussi à cette
logique de retournement, bien que le corps ne soit pas représenté
de la même façon que dans les sculptures. Le corps filmé
allongé sur le sol, donc en position horizontale, se retrouve
exposé verticalement, ce qui accentue ainsi la lourdeur et la
disproportion. Evidemment, le drapé qui recouvre le corps accentue ces
effets tout en effaçant l'identité du
48 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception, Paris, Gallimard, 1945, p.292.
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personnage. Ce n'est pas une personne, ce n'est pas un homme
ou une femme, c'est un corps tout juste reconnaissable.
Il faut ajouter à ces traitements formels, celui de la
durée que j'ai évoqué précédemment avec le
motif de la boucle, mais surtout avec celui de la lenteur. De cette lenteur -
qui modifie, dans le cas de la vidéo, la texture de l'image en la
rendant moins fluide et plus picturale -, Rosalind Krauss dira qu'elle «
[...] engendre ce sentiment d' « inquiétante
étrangeté » (Unheimlichkeit) dont parle Freud. Ou,
plutôt, l'un de ses deux types: non celui qui a trait à la
levée du refoulement de complexes infantiles, mais celui qui fait
revenir de « primitives convictions » qui avaient été
« surmontées », tel l'animisme. » Ainsi, c'est la lenteur
qui trouble « la limite séparant l'animé de
l'inanimé, l'organique de l'inorganique, le mort du vivant, et qui nous
poussent à « débattre », comme dit Freud, « afin
de juger si l'incroyable qui fut surmonté » (à savoir «
la toute-puissance des pensées ») « ne pourrait pas,
malgré tout, être réel ». Ce moment animiste de la
perception est bref, il n'en est pas moins vertigineux49. »
La figure qui lévite apparaît alors comme l'image
altérée d'un corps spectral aux frontières incertaines.
Tout comme les sculptures aux allures de vigies primitives, ce corps
étrange est entre le mouvement et la fixité, le vivant et le non
vivant, le charnel et le spirituel.
Ces opérations plastiques, intervenant dans la
vidéo comme dans la sculpture, produisent donc des formes que l'on
pourrait situer dans un entre deux. Entre figuration et défiguration,
entre construction et destruction, entre humanité et
monstruosité. Et si elles ne basculent pas d'un côté ou de
l'autre, c'est parce que cet état d'entre deux, cet équilibre
fragile, est maintenu par les formes elles-mêmes, qui se construisent
à travers leur propre déchéance. Alors que le processus de
fabrication des sculptures, qui passe par l'altération des
matériaux, tout comme le processus de fabrication de la vidéo
passe par l'altération de l'image filmée, pourrait
déboucher sur l'anéantissement de la figure, on constate que
celle-ci survit toujours aux traitements presque violents, et même,
qu'elle résulte de ces traitements. Ce travail des formes qui se renient
sans cesse pour mieux s'affirmer, ce processus continu de déformation,
de défiguration, nous amène donc à penser les sculptures
et la vidéo sous le mode de l'informe50. Car l'informe,
contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce n'est pas la perversion
totale de la forme, ce n'est pas l'échouement de toute figure dans le
chaos, mais c'est au contraire, un état transitif de la forme, une
mutation active de la figure.
Déjà, dans Les Confessions d'Augustin,
l'informe n'est pas considéré comme ce qui « manque de forme
» ou comme la « privation de toute forme », mais comme une forme
à « [l'] aspect insolite et
49 Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode
d'emploi, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996,
p.193.
Sigmund Freud, « L'inquiétante
étrangeté » (1919), repris dans Essais de psychanalyse
appliquée, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1971,
p.205 - 206.
50 «Ainsi informe n'est pas seulement un adjectif ayant tel
sens mais un terme servant à déclasser, exigeant
généralement que chaque chose ait sa forme. Ce
qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser
partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet,
pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne
forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but: il s'agit de donner
un redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre
affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient
à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un
crachat.»
Georges Bataille, « Informe », Documents 7,
1929
bizarre51 ».
Et pour Georges Didi-Huberman, « transgresser les formes
ne veut donc pas dire se délier des formes, ni rester étranger
à leur site. Revendiquer l'informe ne veut pas dire revendiquer des
non-formes, mais plutôt s'engager dans un travail des formes
équivalent à ce que serait un travail d'accouchement ou d'agonie:
une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant
quelque chose à mort et, dans cette négativité même,
inventant quelque chose d'absolument neuf, mettant quelque chose à jour,
fût-il le jour d'une cruauté au travail dans les formes et dans le
rapport entre formes - une cruauté dans les ressemblances. Dire que les
formes travaillent à leur propre transgression, c'est dire qu'un tel
travail - débat autant qu'agencement, déchirure autant que
tressage - fait se ruer des formes contre d'autres formes, fait dévorer
des formes par d'autres formes52. » Yve-Alain Bois rejoint
Georges Didi-Huberman sur ce point en estimant que « l'informe est une
opération53. » Ainsi « l'informe qualifierait donc
un certain pouvoir qu'ont les formes elles-mêmes de se déformer
toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable, et plus
précisément - car il eût suffi de dire déformation
pour nommer tout cela - d'engager la forme humaine dans ce processus
[...]54».
Ce travail « d'accouchement ou d'agonie » des formes
dont parle Georges Didi-Huberman, tout comme l'idée d'Yve-Alain Bois
d'une existence de l'informe sous le mode « opératoire », se
perçoivent tout à fait lors du visionnage d'une des vidéos
de Bill Viola.
Réalisée en 1979, Chott el-Djerid (a
portrait in light and head), vidéo de 28 minutes, s'ouvre sur des
plans de paysages enneigés de la Saskatchewan (au Canada) et de
l'Illinois. Un son grésillant et venteux accompagne les images, et de
temps en temps, le bruit d'une voiture se fait entendre sans que celle-ci
n'apparaisse dans le plan. Les images sont entièrement blanches, aucune
couleur ne transpa-rait, aucune limite dans le paysage n'est visible. La
vidéo débute donc sur des images sans profondeur donnant ainsi
l'effet d'un monochrome et l'impression forte de planéité. Puis,
de cette blancheur envahissante, des formes grises et floues se
détachent. Le motif de la maison, facilement reconnaissable, revient de
façon récurrente au grès des images qui défilent.
Il nous apparaît d'abord comme une forme indistincte, puis par des effets
de zoom, se confirme sous nos yeux. Cette forme reconnaissable qui revient au
grès des images, est comme un repère symbolique auquel on peut se
référer; il est rassurant, on peut dire en le voyant « c'est
une maison ». Mais, comme pour les autres formes signifiantes qui
apparaitront, l'identification et l'affirmation qui la suit (« c'est une
maison », « c'est un homme »), sont sans cesse mises en
péril par les différents processus d'altération des formes
intervenant dans
51 « Dans un désordre extrême, mon
esprit déroulait des formes hideuses et repoussantes, mais qui
étaient
pourtant des formes ; et j'appelais informe ce qui était
en état, non pas de manquer de forme, mais d'en avoir une telle que, si
elle apparaissait, son aspect insolite et bizarre rebutât mes sens et
déconcertât la faiblesse de l'homme. Ce que je concevais ainsi
était informe, non par privation de toute forme, mais par comparaison
avec de plus belles formes. »
Augustin, Les Confessions, XII, VI, 6, trad. E.
Tréhorel et G. Bouissou, in OEuvres de saint Augustin, XIV,
Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p.135.
52 Georges Didi-Huberman, La ressemblance
informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris,
Macula, 2003, p.21.
53 « L'informe n'est rien en soi, n'a d'autre
existence qu'opératoire : c'est un performatif, comme le mot obs-
cène, dont la violence ne tient pas tant à ce
à quoi il se réfère qu'à sa profération
même. »
Yves-Alain Bois, «La valeur d'usage de
l'informe», Yves-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode
d'emploi, op. cit., p.15.
54 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe,
ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
56
p.135.
Bill Viola
Chott el-Djerid (a portrait in light and head), 1979,
vidéo, 28'00.
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la vidéo. Ainsi, ce processus d'altération, au
même titre que le procédé de retournement
évoqué par Merleau-Ponty, participe de la perte de signification
des formes. Dans les plans suivants, la différence de couleur entre
terre et ciel s'affirme, la ligne d'horizon apparaît donc plus
visible.
Mais, à la quatrième minute de la vidéo,
cette ligne tend de nouveau à s'estomper - jusqu'à ce qu'on ne
puisse plus que la deviner -, tout comme la couleur. Le blanc s'affirme de
nouveau, et la planéité de l'image également. Un point
noir apparait, d'abord presque indiscernable, puis de plus en plus visible au
fur et à mesure qu'il s'approche et croît pour s'affirmer comme
silhouette humaine. D'un pas entravé et trébuchant, celle-ci
marche du lointain vers la caméra. L'image saute, s'emballe,
menaçant la faible figure de disparition, puis parvient à se
maintenir pour nous laisser assister aux derniers pas de cette
énigmatique silhouette.
Ce plan fixe, qui dure près de quatre minutes, et
certainement l'image la plus marquante - et la plus fragile - de toute la
vidéo. Elle pose les bases visuelles et symboliques qui interviendront
avec récurrence jusqu'à la fin de l'oeuvre ; images floues,
formes et figures altérées, effet de planéité,
lenteur, plans fixes, son grésillant.
La suite de la vidéo est constituée d'images
tournées dans un lac salé au beau milieu du désert du
Sahara. Cette transition d'un extrême climatique à l'autre se fait
par un aveuglement de blancheur, neige et désert se confondent dans
l'effet pictural qu'ils produisent, permettant ainsi une juxtaposition de
paysages.
La majorité des images - des plans fixes qui montrent
de vastes paysages désolés - témoignent des
déformations et des illusions d'optiques qu'entraine l'intense chaleur
du désert: effet miroir produisant des formes horizontalement
symétriques, vagues de chaleur déformant les images et donnant un
effet d'ondulation.
Bill Viola filme des silhouettes humaines, qui apparaissent
alors comme flottantes dans la matière picturale brouillée du
paysage. On reconnaît la présence humaine par sa
verticalité et son déplacement caractéristique dans
l'espace, mais elle ne se manifeste formellement que par des taches de couleurs
étirées et vacillantes. Les paysages semblent donc sans
repère ni limite, presque abstraits. Mais le paysage et les hommes ne
sont pas les seuls à se trouver déformés, les
véhicules aussi subissent le même sort. Toutefois, le choix que
Viola a fait en les filmant dans leur éloignement ou leur rapprochement,
instaure un autre rapport dans l'altération des formes qui s'effectue
cette fois ci par un jeu de profondeur. En s'éloignant, les formes se
déforment, se ramassent sur elles-mêmes, se ratatinent
jusqu'à leur plus simple expression. Un camion devient alors une tache
à peu près rectangulaire puis un point tremblotant, avant de ne
se dissoudre totalement dans le paysage.
Ces déformations dues aux extrêmes conditions
climatiques façonnent donc des images « visqueuses » - presque
aqueuses - qui ne montrent pas le paysage tel qu'il est, c'est-à-dire
figé sous un soleil de plomb, mais tel qu'il nous apparaît
visuellement - tel qu'il est perçu par notre vision -,
c'est-à-dire flottant et informe, comme soumis à une multitude de
flux.
Cette impression se confirme lorsque, à la
neuvième minute, différents plans montrent une mare d'eau
rougeâtre subsistant entre des strates de sel cristallisé. Les
plans se rapprochent de la mare jusqu'à ce que l'eau stagnante finisse
par occuper tout le cadre de l'image. On retrouve alors l'idée du
mono-
59
chrome et de la planéité. Seules quelques bulles
coagulées en îlots sont visibles à la surface de l'eau.
Cette succession de plans sur la mare me semble parfaitement éloquente
dans la vidéo de Viola. Elle témoigne non seulement de la
comparaison entre l'eau comme matière et l'image vidéo comme
matériau - on parlera de fluidité, de viscosité,
d'ondulation -, mais surtout, elle met en avant une réflexion proprement
liée aux formes et surtout à leurs déformations que
l'artiste mène tout au long de Chott el-Djerid (a portrait in light
and head).
Cette mare quelconque, ce trou sans forme avec son eau salie
et ses attroupements informes de bulles, est à rapprocher des images de
paysages déformés par la chaleur et des figures troubles qui y
flottent. Viola nous livre ainsi une image brouillée du monde, où
les contours se troublent, les êtres se confondent avec le paysage, tout
se diffuse, tout se mêle et s'inter pénètre. Pourtant, les
figures ne disparaissent pas, elles survivent aux effets visuels, et alors
qu'on les pense dissoutes dans cette coalescence des formes, elles surgissent
de nouveau, très lentement dans le lointain, maigres formes vacillantes
en résistance contre le néant vers lequel tend l'image.
Au regard de cette vidéo de Bill Viola, on comprend
combien l'informe est lié à des procédés
et des processus plastiques ainsi qu'aux différentes
manières d'appréhender - de filmer - les formes. Dans Chott
el-Djerid (a portrait in light and head), Viola se sert
délibérément des conditions climatiques et des
déformations de l'image qu'elles produisent. Mais il n'hésite pas
non plus, pour produire cet aspect informe, à user des moyens que lui
offre sa caméra (grand angle, zoom), ainsi que des possibles
défauts de la capture vidéo (flou, saut d'image). A ce sujet,
Rosalind Krauss a établi que « la valeur de bouleversement
visée dans le terme informe correspondait souvent à la mise en
oeuvre d'un « procédé spatial spécifique » :
gros plan, contre-plongée, rotation ou renversement à 180
degrés, forme rendue floue, érodée, recadrée,
« invasion » de l'objet par son espace environnant,
etc55. » On retrouve là bon nombre de
procédés utilisés par Bill Viola, ainsi que dans ma propre
démarche sculpturale et vidéo.
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