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Sculpture et vidéo, modes de fabrication et présentation : le processus d'une coalescence des formes.

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par Kevin Fouasson
Université Rennes 2 - Master 2 Arts Plastiques 2012
  

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De l'obscurité à la coalescence des formes.

Les procédés plastiques intervenants dans la fabrication des volumes et de la vidéo ne sont pas l'unique facteur de production de l'informe. Lors de la présentation de ces artefacts, un élément vient lui aussi y contribuer; il s'agit de la lumière, ou plutôt du manque de lumière.

En effet, l'éclairage de l'installation, tout en révélant les statues au milieu de la pénombre, reste volontairement très ciblé et contrasté, altérant de ce fait notre vision des volumes. S'agissant de la lumière émise par le vidéo projecteur, elle participe elle aussi à l'instauration de l'informe dans l'installation, notamment lorsque, après avoir traversé l'écran, elle se trouve projetée sur les sculptures qui lui font face. Ces dernières se retrouvent alors éclairées par la lumière changeante et bleutée de la vidéo. Ainsi les volumes et l'image projetée entrent en contact par un effet de superposition. L'éclairage concentré, qui domine dans l'installation, participe de l'effet théâtral qu'elle dégage, et en n'éclairant que partiellement les volumes, et surtout l'espace qui les entoure, affirme l'obscurité dominante.

55 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,

p.22.

60

Cette question de l'éclairage et de l'obscurité a été amplement traitée en peinture, d'abord par le Caravage, et plus tard, par les caravagesques italiens. Mais c'est Georges de la Tour qui s'intéressa véritablement aux effets de la lumière artificielle dans le tableau. Là où chez le Caravage, la lumière provient souvent de l'extérieur du tableau, dans les oeuvres de La Tour la source lumineuse est clairement identifiable au sein même du tableau. On trouve par exemple dans Saint Joseph charpentier56 ou dans Le Nouveau-né57, des personnages qui tiennent une bougie, permettant ainsi l'apparition de scènes intimistes où les protagonistes se détachent de l'obscurité grâce à une lumière chaude et réduite.

Le souffleur à la lampe, peint en 1640, est un parfait exemple du style de La Tour. S'inspirant du modèle caravagesque, il accentue le traitement de la lumière, qui provient ici directement de l'intérieur du tableau. La scène est simple, presque banale, dans une ambiance nocturne et intimiste, un jeune garçon tient une lampe à hauteur de son visage. D'une main, il ouvre la lampe, tout en gonflant ses joues pour souffler sur la flamme. Le tableau montre cet instant du quotidien - à l'époque du peintre -, ce court moment où l'on éteint les lumières. Mais ainsi figé sur la toile, la scène prend un tout autre aspect. Le personnage n'est que partiellement éclairé par la lampe, son buste, son visage, et sa main droite sont les seules parties clairement visibles de son corps. On distingue toutefois sa main gauche qui porte la lampe, et bien qu'elle ne soit pas éclairée, elle apparaît en contraste avec le vêtement plus clair en arrière plan.

Aucune autre lumière n'intervient dans le tableau, c'est l'obscurité qui domine et qui nous place dans l'impossibilité d'appréhender l'espace, le lieu de la scène. De plus, cette obscurité dominante menace d'envahir définitivement le tableau, il suffirait pour cela que le garçon souffle, que la scène ait été peinte quelques minutes plus tard par le peintre; ainsi la figure, entièrement dépendante de la lumière pour exister - pour être vue et reconnue - est sur le point de se faire disparaître elle-même, de sombrer dans l'ombre en soufflant sur la flamme.

Les zones éclairées, parce qu'elle ne sont pas dispersées, concentre ce qu'il y a à voir. Richard E. Spear parle d'ailleurs, dans Caravage et La Tour, ténèbres et lumière de la grâce, d'« une lumière qui unifie la forme plutôt qu'elle ne la fracture58 ». Le souffleur semble donc surgir littéralement de l'ombre; son corps, n'étant que partiellement visible, nécessite pour le spectateur un effort d'imagina-tion afin d'en déterminer les contours. C'est l'éclairage qui, plutôt que de montrer clairement ce qu'il y a à voir, par un jeu de contrastes puissants, déforme ce qu'il révèle.

Ce visage sans tête - produit et exagéré par l'éclairage de la lampe -, posé au dessus d'étoffes évoquant la forme d'un corps, nous apparaît alors comme un masque. Les joues gonflées, les yeux mi-clos - on se trouve alors quasiment du côté de la grimace, comme celles que font les enfants qui jouent avec une lampe torche sous leurs draps -, et le geste presque superfétatoire de la main qui ouvre la lampe, renforcent l'impression de théâtralité que produit la scène.

56 Georges de la Tour, Saint Joseph charpentier, 1645, huile sur toile, 137 x 101 cm, Musée du Louvres,

Paris.

57 Georges de la Tour, Le Nouveau-né, 1648, huile sur toile, 76 x 91 cm, Musée des Beaux Arts, Rennes.

58 Richard E. Spear, «Caravage et La Tour, ténèbres et lumière de la grâce», L'âge d'or du nocturne, Paris,

Gallimard, 2001, p.106.

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Georges de la Tour

Le souffleur à la lampe, 1649, huile sur toile, 61 x 51 cm. Musée des Beaux Arts, Dijon.

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Cet aspect théâtral du visage ainsi éclairé, qui peut nous sembler presque grimaçant, transforme le jeune souffleur en figure grotesque59, entre jeu de la lumière et effroi de l'obscurité. Ainsi la dimension intimiste du tableau tourne quasiment au mystique, il y a une atmosphère mystérieuse qui entoure le personnage.

Les sculptures, tout comme le personnage du tableau de La Tour, semblent donc surgir de la pénombre. Et comme les visages de comédiens dont les traits se retrouvent déformés et exagérés par l'éclairage de la scène, le jeu de lumière favorise l'expressivité des sculptures. Les volumes figés apparaissent alors de façon moins nette. La théâtralisation par l'éclairage, les ombres produites et les forts contrastes animent presque les figures. Le tout instaure une ambiance grotesque, c'est-à-dire que nous sommes en présence d'un espace plongé dans l'obscurité, où les formes se corrompent par le jeu de l'éclairage.

Dès lors, on peut observer des effets similaires - contrastes, surgissement des formes, ombre dominante - dans certaines photographies de Cindy Sherman, notamment dans Untitled # 110 réalisée en 1982. Contrairement au tableau de La Tour, la lumière provient de l'extérieur de la photographie - renouant alors avec les codes caravagesques - et éclaire partiellement et de manière fortement contrastée le corps d'une femme; celle-ci se tient les mains jointes et on devine que son visage est tourné vers la source de lumière.

L'éclairage, qui ne parvient pas à révéler le visage du personnage, met en avant le drapé des tissus du vêtement. La photographie nous renvoie à une scène très intime, et pourtant assez énigmatique, pas seulement parce que l'identité de la femme nous est cachée, mais surtout parce que sa position, son attitude à demi dissimulée dans l'ombre, questionnent les circonstances fictionnelles de la photographie.

Mais ce qui nous intéresse ici c'est l'aspect formel qu'instaure l'éclairage et la perception qui découle de cet aspect. Pour Rosalind Krauss, un des « [signifiants] de l'informe mis en oeuvre par Sherman est la lumière sauvage qui frappe au hasard, tous azimuts : une espèce de dispersion lumineuse qui n'est pas sans évoquer le concept de Regard proposé par Jacques Lacan, regard qui « participe toujours de l'ambiguïté du joyau ». Cette lumière éparse - qui tantôt rehausse des morceaux de chair ou de tissus émergeant abruptement d'une pénombre opaque et indifférenciée, tantôt incendie de son contre-jour l'auréole de cheveux d'un visage demeurant invisible - prévient toujours la coalescence de la Gestalt60. » Et elle précise en expliquant que « si la femme-en-tant-que-fétiche doit fonctionner, c'est en tant que Gestalt, à savoir non seulement en tant que corps intègre auquel « rien ne manque », mais en tant qu'image verticale : telle est en effet l'orientation que la Gestalt assume toujours dans l'imaginaire, miroir de la position verticale du spectateur. C'est justement cette verticalité, elle-même un signifiant, qui permet au « signifiant phallique » de recouvrir la forme-image, la coopération des deux produisant

59 « Qui outre et contrefait la nature d'une manière bizarre » indique le Littré, et c'est bien ce que fait subir

l'éclairage au visage du personnage dans le tableau. Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.954.

60 Rosalind Krauss , «Le destin de l'informe», Yve-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode d'emploi, op.

cit., p.230.

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Cindy Sherman

Untitled # 10, 1982, photographie, 115,6 x 76,2 cm.

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l'unité cognitive: la Gestalt comme tout unifié garantissant que la mobilité du signifiant se fixera sur un sens, lui-même articulé comme unité du signifié [...]61. »

Ainsi, cette « lumière sauvage » qui éclaire et arrache de l'ombre quelques morceaux informes, permet à notre imagination - par la Gestalt, qui est le procédé mental par lequel nous percevons un ensemble comme un tout organisé - de se figurer une certaine forme, d'établir une certaine cohérence entre ces différents fragments. On retrouve également dans les propos de Rosalind Krauss ce que j'évoquais précédemment, cette idée de « signifiant phallique » introduit par la verticalité des formes qui renverrait à « la position vertical du spectateur», et qui permettrait donc l'attribution d'un caractère anthropomorphique à ces formes.

Ces jeux d'ombres et de lumières participent en outre d'un phénomène de coalescence des formes. Alors que la figure se perd dans l'obscurité et que les formes se trouvent corrompues par l'éclai-rage, c'est notre imagination qui prend le relai et qui tisse d'improbables liens entre les îlots éclairés surgissant du noir.

Et alors qu'une lumière trop fortement dosée, tend par un effet d'érosion lumineuse à dissoudre la figuration, comme le remarque Daniel Arasse en faisant l'analyse du tableau de Vermeer, L'art de la pein-ture62. Il déclare en effet que « la lumière éblouit la connaissance de ce qu'elle montre. C'est à dire que quand la carte géographique est éclairée par la lumière, on ne peut plus lire la carte géographique63. » L'obscurité elle, dissimule les formes par l'ombre. Et le peu de lumière présente a tendance à dénaturer les formes, à les faire tomber dans l'informe. Mais alors qu'il n'y a que lumière dans la lumière - elle ne saurait s'aliéner sans se corrompre, on parle de pleine lumière - l'obscurité elle est vide, elle est justement le manque de lumière, l'absence. Ce vide peut donc se remplir de toutes sortes de choses. Or justement, d'après Schiller, « l'obscurité [...] n'est pas terrible par elle-même, mais parce qu'elle nous cache les objets, et que dès lors elle nous livre à toute la puissance de l'imagination64. » Et il conclu en précisant que « l'imagination se montre bien plus occupée encore de faire de l'indéterminé, du mystérieux, de l'impénétrable, un objet de terreur. C'est proprement dit qu'elle est dans son élément; car n'étant pas bornée par la réalité, et ses opérations n'étant pas restreintes à un cas particulier, le domaine immense des possibilités lui est ouvert65. » Ainsi notre esprit, face à l'obscurité vide, se fait un devoir de la peupler.

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