De l'obscurité à la coalescence des
formes.
Les procédés plastiques intervenants dans la
fabrication des volumes et de la vidéo ne sont pas l'unique facteur de
production de l'informe. Lors de la présentation de ces artefacts, un
élément vient lui aussi y contribuer; il s'agit de la
lumière, ou plutôt du manque de lumière.
En effet, l'éclairage de l'installation, tout en
révélant les statues au milieu de la pénombre, reste
volontairement très ciblé et contrasté, altérant de
ce fait notre vision des volumes. S'agissant de la lumière émise
par le vidéo projecteur, elle participe elle aussi à
l'instauration de l'informe dans l'installation, notamment lorsque,
après avoir traversé l'écran, elle se trouve
projetée sur les sculptures qui lui font face. Ces dernières se
retrouvent alors éclairées par la lumière changeante et
bleutée de la vidéo. Ainsi les volumes et l'image projetée
entrent en contact par un effet de superposition. L'éclairage
concentré, qui domine dans l'installation, participe de l'effet
théâtral qu'elle dégage, et en n'éclairant que
partiellement les volumes, et surtout l'espace qui les entoure, affirme
l'obscurité dominante.
55 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe,
ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
p.22.
60
Cette question de l'éclairage et de l'obscurité
a été amplement traitée en peinture, d'abord par le
Caravage, et plus tard, par les caravagesques italiens. Mais c'est Georges de
la Tour qui s'intéressa véritablement aux effets de la
lumière artificielle dans le tableau. Là où chez le
Caravage, la lumière provient souvent de l'extérieur du tableau,
dans les oeuvres de La Tour la source lumineuse est clairement identifiable au
sein même du tableau. On trouve par exemple dans Saint Joseph
charpentier56 ou dans Le
Nouveau-né57, des personnages qui tiennent une bougie,
permettant ainsi l'apparition de scènes intimistes où les
protagonistes se détachent de l'obscurité grâce à
une lumière chaude et réduite.
Le souffleur à la lampe, peint en 1640, est un
parfait exemple du style de La Tour. S'inspirant du modèle caravagesque,
il accentue le traitement de la lumière, qui provient ici directement de
l'intérieur du tableau. La scène est simple, presque banale, dans
une ambiance nocturne et intimiste, un jeune garçon tient une lampe
à hauteur de son visage. D'une main, il ouvre la lampe, tout en gonflant
ses joues pour souffler sur la flamme. Le tableau montre cet instant du
quotidien - à l'époque du peintre -, ce court moment où
l'on éteint les lumières. Mais ainsi figé sur la toile, la
scène prend un tout autre aspect. Le personnage n'est que partiellement
éclairé par la lampe, son buste, son visage, et sa main droite
sont les seules parties clairement visibles de son corps. On distingue
toutefois sa main gauche qui porte la lampe, et bien qu'elle ne soit pas
éclairée, elle apparaît en contraste avec le vêtement
plus clair en arrière plan.
Aucune autre lumière n'intervient dans le tableau,
c'est l'obscurité qui domine et qui nous place dans
l'impossibilité d'appréhender l'espace, le lieu de la
scène. De plus, cette obscurité dominante menace d'envahir
définitivement le tableau, il suffirait pour cela que le garçon
souffle, que la scène ait été peinte quelques minutes plus
tard par le peintre; ainsi la figure, entièrement dépendante de
la lumière pour exister - pour être vue et reconnue - est sur le
point de se faire disparaître elle-même, de sombrer dans l'ombre en
soufflant sur la flamme.
Les zones éclairées, parce qu'elle ne sont pas
dispersées, concentre ce qu'il y a à voir. Richard E. Spear parle
d'ailleurs, dans Caravage et La Tour, ténèbres et
lumière de la grâce, d'« une lumière qui unifie
la forme plutôt qu'elle ne la fracture58 ». Le souffleur
semble donc surgir littéralement de l'ombre; son corps, n'étant
que partiellement visible, nécessite pour le spectateur un effort
d'imagina-tion afin d'en déterminer les contours. C'est
l'éclairage qui, plutôt que de montrer clairement ce qu'il y a
à voir, par un jeu de contrastes puissants, déforme ce qu'il
révèle.
Ce visage sans tête - produit et exagéré
par l'éclairage de la lampe -, posé au dessus d'étoffes
évoquant la forme d'un corps, nous apparaît alors comme un masque.
Les joues gonflées, les yeux mi-clos - on se trouve alors quasiment du
côté de la grimace, comme celles que font les enfants qui jouent
avec une lampe torche sous leurs draps -, et le geste presque
superfétatoire de la main qui ouvre la lampe, renforcent l'impression de
théâtralité que produit la scène.
56 Georges de la Tour, Saint Joseph
charpentier, 1645, huile sur toile, 137 x 101 cm, Musée du
Louvres,
Paris.
57 Georges de la Tour, Le Nouveau-né,
1648, huile sur toile, 76 x 91 cm, Musée des Beaux Arts, Rennes.
58 Richard E. Spear, «Caravage et La Tour,
ténèbres et lumière de la grâce»,
L'âge d'or du nocturne, Paris,
Gallimard, 2001, p.106.
61
Georges de la Tour
Le souffleur à la lampe, 1649, huile sur toile,
61 x 51 cm. Musée des Beaux Arts, Dijon.
62
Cet aspect théâtral du visage ainsi
éclairé, qui peut nous sembler presque grimaçant,
transforme le jeune souffleur en figure grotesque59, entre jeu de la
lumière et effroi de l'obscurité. Ainsi la dimension intimiste du
tableau tourne quasiment au mystique, il y a une atmosphère
mystérieuse qui entoure le personnage.
Les sculptures, tout comme le personnage du tableau de La
Tour, semblent donc surgir de la pénombre. Et comme les visages de
comédiens dont les traits se retrouvent déformés et
exagérés par l'éclairage de la scène, le jeu de
lumière favorise l'expressivité des sculptures. Les volumes
figés apparaissent alors de façon moins nette. La
théâtralisation par l'éclairage, les ombres produites et
les forts contrastes animent presque les figures. Le tout instaure une ambiance
grotesque, c'est-à-dire que nous sommes en présence d'un espace
plongé dans l'obscurité, où les formes se corrompent par
le jeu de l'éclairage.
Dès lors, on peut observer des effets similaires -
contrastes, surgissement des formes, ombre dominante - dans certaines
photographies de Cindy Sherman, notamment dans Untitled # 110
réalisée en 1982. Contrairement au tableau de La Tour, la
lumière provient de l'extérieur de la photographie - renouant
alors avec les codes caravagesques - et éclaire partiellement et de
manière fortement contrastée le corps d'une femme; celle-ci se
tient les mains jointes et on devine que son visage est tourné vers la
source de lumière.
L'éclairage, qui ne parvient pas à
révéler le visage du personnage, met en avant le drapé des
tissus du vêtement. La photographie nous renvoie à une
scène très intime, et pourtant assez énigmatique, pas
seulement parce que l'identité de la femme nous est cachée, mais
surtout parce que sa position, son attitude à demi dissimulée
dans l'ombre, questionnent les circonstances fictionnelles de la
photographie.
Mais ce qui nous intéresse ici c'est l'aspect formel
qu'instaure l'éclairage et la perception qui découle de cet
aspect. Pour Rosalind Krauss, un des « [signifiants] de l'informe mis en
oeuvre par Sherman est la lumière sauvage qui frappe au hasard, tous
azimuts : une espèce de dispersion lumineuse qui n'est pas sans
évoquer le concept de Regard proposé par Jacques Lacan, regard
qui « participe toujours de l'ambiguïté du joyau ». Cette
lumière éparse - qui tantôt rehausse des morceaux de chair
ou de tissus émergeant abruptement d'une pénombre opaque et
indifférenciée, tantôt incendie de son contre-jour
l'auréole de cheveux d'un visage demeurant invisible - prévient
toujours la coalescence de la Gestalt60. » Et elle
précise en expliquant que « si la femme-en-tant-que-fétiche
doit fonctionner, c'est en tant que Gestalt, à savoir non seulement en
tant que corps intègre auquel « rien ne manque », mais en tant
qu'image verticale : telle est en effet l'orientation que la Gestalt assume
toujours dans l'imaginaire, miroir de la position verticale du spectateur.
C'est justement cette verticalité, elle-même un signifiant, qui
permet au « signifiant phallique » de recouvrir la forme-image, la
coopération des deux produisant
59 « Qui outre et contrefait la nature d'une manière
bizarre » indique le Littré, et c'est bien ce que fait subir
l'éclairage au visage du personnage dans le tableau. Emile
Littré, Le nouveau Petit Littré, op. cit., p.954.
60 Rosalind Krauss , «Le destin de
l'informe», Yve-Alain Bois, Rosalind Krauss, L'informe, mode
d'emploi, op.
cit., p.230.
63
Cindy Sherman
Untitled # 10, 1982, photographie, 115,6 x 76,2 cm.
64
l'unité cognitive: la Gestalt comme tout unifié
garantissant que la mobilité du signifiant se fixera sur un sens,
lui-même articulé comme unité du signifié
[...]61. »
Ainsi, cette « lumière sauvage » qui
éclaire et arrache de l'ombre quelques morceaux informes, permet
à notre imagination - par la Gestalt, qui est le procédé
mental par lequel nous percevons un ensemble comme un tout organisé - de
se figurer une certaine forme, d'établir une certaine cohérence
entre ces différents fragments. On retrouve également dans les
propos de Rosalind Krauss ce que j'évoquais précédemment,
cette idée de « signifiant phallique » introduit par la
verticalité des formes qui renverrait à « la position
vertical du spectateur», et qui permettrait donc l'attribution d'un
caractère anthropomorphique à ces formes.
Ces jeux d'ombres et de lumières participent en outre
d'un phénomène de coalescence des formes. Alors que la figure se
perd dans l'obscurité et que les formes se trouvent corrompues par
l'éclai-rage, c'est notre imagination qui prend le relai et qui tisse
d'improbables liens entre les îlots éclairés surgissant du
noir.
Et alors qu'une lumière trop fortement dosée,
tend par un effet d'érosion lumineuse à dissoudre la figuration,
comme le remarque Daniel Arasse en faisant l'analyse du tableau de Vermeer,
L'art de la pein-ture62. Il déclare en effet que
« la lumière éblouit la connaissance de ce qu'elle montre.
C'est à dire que quand la carte géographique est
éclairée par la lumière, on ne peut plus lire la carte
géographique63. » L'obscurité elle, dissimule les
formes par l'ombre. Et le peu de lumière présente a tendance
à dénaturer les formes, à les faire tomber dans l'informe.
Mais alors qu'il n'y a que lumière dans la lumière - elle ne
saurait s'aliéner sans se corrompre, on parle de pleine lumière -
l'obscurité elle est vide, elle est justement le manque de
lumière, l'absence. Ce vide peut donc se remplir de toutes sortes de
choses. Or justement, d'après Schiller, « l'obscurité [...]
n'est pas terrible par elle-même, mais parce qu'elle nous cache les
objets, et que dès lors elle nous livre à toute la puissance de
l'imagination64. » Et il conclu en précisant que «
l'imagination se montre bien plus occupée encore de faire de
l'indéterminé, du mystérieux, de
l'impénétrable, un objet de terreur. C'est proprement dit qu'elle
est dans son élément; car n'étant pas bornée par la
réalité, et ses opérations n'étant pas restreintes
à un cas particulier, le domaine immense des possibilités lui est
ouvert65. » Ainsi notre esprit, face à
l'obscurité vide, se fait un devoir de la peupler.
|
|