Informes figures humaines et sentiment d'effroi.
Au fil de ces opérations, de ces procédés
qui mettent en place l'informe, on constate que la perversion des formes peut
nous apparaître comme quelque chose d'hideux et de repoussant.
J'évoquais précédemment l'idée de fatras
gluant et de grotesque, et Rosalind Krauss parlait du sentiment « d'in-
61 Ibid, p.229.
62 Vermeer, L'art de la peinture. Kunsthistorisches
Museum, Vienne, 130 x110 cm, 1665.
63 Daniel Arasse, Histoire de peintures,
Vermeer : fin et flou, émissions enregistrées pour France
Culture,
2003.
64 Friedrich Von Schiller, Du Sublime, Fragment sur le
Sublime, trad. A. Régnier, Arles, Editions Sulliver, 1997,
p.66.
65 Ibid, p.65.
65
quiétante étrangeté »
prodigué par la lenteur et les formes qu'elle engendre. Georges
Didi-Huberman quant à lui, parle d'un registre dans lequel « se
décomposent les données traditionnelles de la « figure
humaine » : le registre non artistique de « faits inquiétants
» et d'objets dans lesquels l'anthropomor-phisme, voué à
certaines opérations plus ou moins obscures, devient une « chose
» de terreur bien plutôt qu'un « sujet » de
beauté66. »
Or, les situations « non artistiques » qui nous
placent face à l'informité des corps, sont
généralement des situations peu appréciables, et
même parfaitement rebutantes. Georges Bataille nous parle de la «
terreur extrême » éprouvée par les primitifs face
à « l'aspect intolérable des chairs en décomposition
» et de « l'excès de virulence active de la
pourriture67 ». Quant à Georges Didi-Huberman, il
qualifie « la décomposition [...] de la chair elle-même
» comme étant « atrocement multicolore, et presque «
vivante »68 ».
Ainsi la figure de l'informe, en nous renvoyant à une
certaine morbidité, devient angoissante, et le fait de lui prêter
un caractère humain et des propriétés anthropomorphes
renforce ce sentiment de malaise. L'informité du corps est
instinctivement pour nous le synonyme de la maladie ou pire, de la mort et son
ignoble putréfaction. L'informe dans le domaine artistique nous
amènerait donc vers des considérations que nous éprouvons
d'ordinaire face à ce que Georges Didi-Huberman qualifie de «
registre non artistique ».
Pour illustrer son propos, Georges Didi-Huberman s'appui sur
une photographie d'Eli Lotar parue dans la revue
Documents69, intitulée Aux abattoirs de la
Villette. On voit sur cette photographie en noir et blanc, un petit tas de
peau enroulée sur elle-même se trouvant au premier plan. Une
trainée sombre et gluante - certainement de sang - relie ce petit tas de
peau à une porte fermée située en arrière plan.
Pour Georges Didi-Huberman, cette image « proposée au regard du
lecteur de Documents est aussi une image de mouvement malgré tout. C'est
quelque chose qui bougeait vivant - un « animal » -, et c'est quelque
chose qui, mort, bouge encore, traîné jusque devant cette porte
fermée, exhibant encore la trace de son déplacement70.
»
On peut alors rapprocher cette photographie d'un texte de
Georges Bataille dans lequel il nous fait la description - à
grand renfort de détails - de sacrifices rituels chez les
aztèques71.
66 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le
gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
p.105.
67 Georges Bataille, « Le masque » (1934), cité
par Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou
le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit.,
p.105.
68 «Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou
le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op.
cit., p.109.
69 « Documents était, du moins dans l'esprit
de Georges Wildenstein, qui la finançait au même titre que la
Gazette des beaux-arts, une véritable « revue d'art
» : luxueuse et très illustrée, orientée pour une
bonne part sur un point de vue iconographique [...]. Mais Bataille fit bien
plus, on le sait, que jouer à ce jeu là. Paraphrasant son
expression célèbre relative à la notion, ou plutôt
à l'usage du dictionnaire, nous pourrions dire ici que, pour lui, une
revue d'art devait commencer - ou commencer d'exploser - à partir du
moment où elle ne donnerait plus le sens, mais les besognes des
images. »
Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai
savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p.12.
70 Ibid, p.162.
71 « Le prêtre faisait maintenir un homme le ventre en
l'air, les reins cambrés sur une sorte de grande borne
et lui ouvrait le tronc en le frappant violement d'un coup de
couteau de pierre brillante. Les os étant ainsi tranchés, le
coeur était saisi à pleines mains dans l'ouverture inondée
de sang et arraché violement avec une habilité et une promptitude
telles que cette masse sanglante continuait à palpiter organiquement
pendant quelques secondes au-
66
Elie Lotar
Aux abattoirs de la Villette, 1929, photographie
tirée de l'article «Abattoir», Documents
n°16.
67
Dans ce rituel de sacrifice comme dans l'abatage de la vache,
il résulte un résidu de la chose anéantie: un petit tas de
peau. Détruire une forme en produit donc une autre, moins
déterminée, celle de l'informe. Et il en va de même dans la
fabrication des sculptures; à chaque nouvelle intervention, après
séchage, des morceaux sont brisés et perdus, laissant
apparaître de nouvelles formes, celles de strates jusque-là
dissimulées. Mais cette altération comme processus de fabrication
des sculptures, et aussi de l'image vidéo, ne mène pas à
l'anéantissement de la figure humaine, ni à la disparition de
toute forme. Tout comme la peau écorchée du sacrifié
aztèque qui retrouve forme humaine lorsque le prêtre la place sur
son propre corps, la figure humaine demeure présente et
décelable.
Didi-Huberman explique à ce propos que «
l'informe, ce n'est pas que le corps ouvert, écrasé,
dépecé et dévoré de la victime aztèque soit
seulement autre chose qu'une « Figure humaine » ; c'est
l'avène-ment d'un paradoxe supplémentaire et décisif,
intimement plus cruel - infiniment plus cruel -, d'un paradoxe selon lequel
toute « Figure humaine » demeure « Figure72 » et
demeure « humaine», bien que capable d'ouverture,
décrassement, d'écorchement ou de dévoration73.
»
Le principe de cruauté et de violence, qui vise
à l'altération des formes et à leur perversion - que ce
soit par leur processus de fabrication ou par leur mode d'exposition -
contribue donc, non pas à évacuer les formes de l'humain, mais
à les troubler au point de demeurer sur le seuil de
l'indétermination du caractère vivant ou mort, mouvant ou
immobile, sacré ou impure des figures présentes.
« Le deuil de la « Figure humaine » ne saurait
être qu'un interminable, un incurable processus: nul ne sait
résoudre le deuil de la « Figure humaine », se résoudre
à sa perte, et Bataille, pas plus qu'un autre, n'a voulu ni cru en finir
avec elle. La « Figure humaine » ne saurait s'absenter absolument de
notre monde: sa perte ne saurait être qu'un moment catastrophique, un
accident, une syncope, un symptôme.
[...] La « Figure humaine » demeurerait ainsi
l'indestructible socle de toute pensée humaine. Même dans le champ
esthétique, l'informe ne saurait donc se donner comme un résultat
absolument réalisé: l'informe, nous l'avons vu, procède de
mouvements - horreurs ou désirs -, et non de stases obtenues. Il n'est,
il ne sera jamais absolu (il perdrait du même coup sa valeur de
démenti). Il tend toujours vers un impossible, il ne réalise en
fait que l'impossibilité même d'un résultat
définitif. Voilà pourquoi il n'est qu'une « mise en
mouvement » - mais telle est sa positivité par excellence, sa haute
d'affirmation -, et non la « fin » de ce mouvement74.
»
dessus de la braise rouge : ensuite le cadavre rejeté
dégringolait avec lourdeur jusqu'au bas d'un escalier. Enfin, le soir
venu, tous les cadavres étant écorchés,
dépecés et cuits, les prêtres venaient les manger.
Ceux-ci ne se contentaient d'ailleurs pas toujours de
s'inonder de sang, d'en inonder les murs du temple, les idoles, les fleurs
brillantes dont l'autel était encombré : à certains
sacrifices comportant l'écorchement immédiat de l'homme
frappé, le prêtre exalté se couvrait le visage avec la peau
sanglante du visage et le corps avec celle du corps. Ainsi revêtu de ce
costume incroyable, il priait son dieu avec délire. »
Georges Bataille, « L'Amérique disparue »
(1928), OEuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970,
p.156-157.
72 Déjà nous l'avions constaté avec
la vidéo de Bill Viola, Chott el-Djerid (a portrait in light and
head), bien
qu'elles soient étirées,
déformées, dissoutes et floues, les figures humaines restent
toujours décelables dans le paysage.
73 Georges Didi-Huberman, La ressemblance
informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op.
cit., p.136.
74 Ibid, p.167.
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