Ce qui lévite et ce qui rampe, ce qui nous
élève et ce qui nous abaisse.
Les présences du drapé.
Le drapé est également un des facteurs qui joue
en faveur du processus de l'informe. Tout d'abord, dans les sculptures
elles-mêmes, les tissus imbibés d'argile sont disposés de
façon à former des effets de froissement, de plissement,
produisant ainsi des drapés fossilisés. Mais ces drapés
figés et tombants évoquent plus la lourdeur et la rude
matérialité des matériaux que la
légèreté et la grâce. Dans le cas de la projection
vidéo, on notera la présence de deux formes de drapés qui
se superposent, celui du tissu qui enserre le corps du personnage de la
vidéo, et celui de la toile de projection. Alors que le premier
apparaît comme l'expression d'une contrainte - le corps est prisonnier de
ce cocon -, le second, suspendu en l'air, est plus léger et plus
fragile.
L'enveloppement du corps dans l'image vidéo, tout comme
les volumes de tissu et d'argile des sculptures, participent de la
transformation des figures. Ainsi, « la métamorphose est affaire de
draperie [et le drapé aurait alors] le pouvoir de déguiser, de
bouleverser l'aspect, de dissimuler l'humain et de faire apparaître
l'animalité75. » Mais lorsque, comme avec les sculptures
qui évoquent ce que je qualifiais d'un corps retourné comme un
gant, ce qui se transforme se trouve être notre propre corps, on comprend
que « notre draperie la plus immédiate - notre peau - [se retrouve]
mise en demeure de s'ouvrir, de se déplier, de se chiffonner autrement
pour nous faire passer à l'informe et à
l'inhuma-nité76. »
Il y a donc dans cette installation la mise en relation entre
des éléments qui se ressemblent tout en demeurant
différents de par leur signifiance. Alors que les drapés de
l'écran en lévitation et du personnage spectral de la
vidéo nous évoquent une certaine grâce aérienne,
fantomatique, presque insaisissable, les lourds drapés des sculptures
nous renvoient aux chairs tombantes, à l'informité des tissus,
à la déformation de la matière, à l'affaissement
des choses, à la flétrissure de ce qui choit.
Dans son livre Ninfa moderna, Georges Didi-Huberman
étudie le motif du drapé à travers la figure de Ninfa
révélée par Aby Warburg. Il définit ces
Ninfa, ou « nymphes », au tout début de l'ou-vrage,
comme étant des « divinités mineures sans pouvoir «
institutionnel », mais irradiantes d'une véritable puissance
à fasciner, à bouleverser l'âme et, avec elle, tout
possible savoir sur l'âme77. » Cette figure
mouvante78 et drapée, qui apparaît de manière
récurrente dans l'histoire de l'art, symbolise pour Georges
Didi-Huberman « la « survivance » de ces paradoxales choses du
temps, à peine existantes,
75 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le
drapé tombé, Paris, Gallimard, 2002, p.106.
76 Ibid.
77 Ibid, p.7.
78 « Héroïne impersonnelle de l'aura -
ce lointain du temps qui émeut l'événement de nos regards
-, elle
se meut constamment entre l'air et la pierre, l'effluve et la
paralysie : fuyante comme un vent, mais pâle et tenace comme un fossile.
Héroïne démultipliable de l'inquiétante
étrangeté, elle nous fait don d' «
arrière-ressemblances » où tous les temps, soudain, se
mettent à danser ensemble. Et où toutes ses incarnations
possibles viennent se
mêler comme en un rêve. » Ibid. p.11.
69
indestructibles pourtant, qui nous viennent de très
loin et sont incapables de mourir tout à fait79. » Et de
cette semi divinité qui semble choir au fil du temps dans les oeuvres,
Georges Didi-Huberman en vient à nous parler de son drapé
tombé qui se change alors en une forme basse et ignoble, à
l'image des guenilles et des peaux écorchées que l'on trouve sur
les trottoirs des villes.
Evoquant le Triomphe de Pan de Nicolas Poussin,
Georges Didi-Huberman débute son analyse du drapé déchu en
mettant en avant deux aspects incontournables de cette figure: le premier
lié à sa fonction, celle d'un ornement somptueux pour le corps
(en l'occurrence le corps divin), et le second lié à la
conséquence de sa chute, qui est d'être réduit à
l'état de résidu.
« L'orgie des dieux antiques laisse toujours des restes
visibles aux humains arrivés plus tard : ce tas, ce reste central, ce
beau chiffon en est un. Troublant pour le destin qu'il fait subir à
l'anthropomorphisme: la forme humaine s'est absentée, en effet. Mais
elle demeure en suspens - ou plutôt en repli, en rebut -, comme une
dernière forme possible pour le désir humain. Quelque chose comme
un haillon du temps80. »
Nicolas Poussin
Le triomphe de Pan, 1636, huile sur toile, 138 x 157 cm.
National Gallery, Londres.
79 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, essai sur le
drapé tombé, op. cit., p.11.
80 Ibid, p.24.
70
Et ce drapé tombé au sol, volontairement
abandonné par les dieux festoyant, n'est pas sans nous rappeler une
autre forme de draperies, délestées elles, malgré la
volonté de leur propriétaire; celles du tas de peau pliée
dans la photographie d'Eli Lotar que j'évoquais
précédemment. Ce résidu sanguinolent, que l'on imagine
lourd et compact, ultime témoignage de l'existence de l'animal, est bien
loin du drapé léger des nymphes. Et comme l'indique Georges
Didi-Huberman, ces « draperies effarantes [...] ne sont plus l' «
accessoire en mouvement » pensé comme un supplément de
grâce ou l'habillage subtil de la nudité humaine. Elles sont l'
« accessoire en mouvement » pensé comme supplément
d'horreur: une excrétion interne, viscérale, de la nudité
animale dont Georges Bataille sait bien qu'elle impose empathiquement l'image -
la hantise anthropomorphe - de notre propre nudité ouverte81.
»
Ce cuir de vache, qu'on a trainé et abandonné
là, au milieu d'une cour au sol poisseux, tout comme l'étoffe des
dieux, se trouve dans un état intermédiaire, déjà
mort, déjà déchu, et pourtant toujours identifiable,
toujours rattachable à son ancien propriétaire; « encore
humain - voir anthropomorphe - et déjà informe. Encore
repérable dans sa fonction et déjà ne servant plus
à rien. Encore chose déterminée, déjà
matière indéterminée82. »
Rejoignant ainsi ce que j'évoquais
précédemment au sujet de l'incapacité de l'informe
à évacuer totalement la figure humaine; on constate à
présent que non seulement ces formes ignobles, ces résidus de
nous-mêmes, ces restes de matière, ne font pas disparaître
la figure, mais qu'au contraire, ils en témoignent de la façon la
plus troublante.
« Bref, la forme du vivant, lorsque mise à mort,
accouche de quelque chose qui n'est pas l'informe par simple négation -
par simple disparition, par simple privation -, mais l'informe par survivance
[...]. Or, dans ce processus, la draperie s'avère partout
présente: supplément de grâce dans la figuration humaine,
elle devient supplément d'horreur dans l'humaine charogne83.
»
Et il en va de même lorsque, dans les sculptures et dans
la vidéo j'applique volontairement des procédés
d'altération et de recouvrement des formes, celles-ci plutôt que
de disparaître, ressurgissent par un effet de survivance84
formelle. Mais cette survie des formes, ce passage de la disparition à
la réapparition, ne les laisse pas indemnes. Georges Didi-Huberman nous
explique à ce propos que « les choses qui se transmettent dans les
survivances deviennent - et reviennent - toujours plus
impures85. » Et donc, si la forme fait son retour,
elle n'est pourtant plus tout à fait la même, elle se retrouve
abîmée par le processus qui l'a façonnée.
On retrouve notamment cette notion du drapé tombé
comme reste dans l'installation Les Manteaux de Christian Boltanski,
qu'il réalisa dans l'église Santo Domingo de Bonaval en 1995.
Tout d'abord, il faut bien constater que le lieu religieux a toute son
importance, c'est un lieu autre que le musée ou la galerie, non
destiné à accueillir des oeuvres, qui amène le spectateur
à penser l'oeuvre
81 Ibid, p.144.
82 Ibid, p.91.
83 Ibid, p.100.
84 « Ce qui demeure d'un ancien état, d'une chose
disparue », tiré de l'article « survivance ».
Emile Littré, Le nouveau Petit Littré, op.
cit., p.2039.
85 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna,
essai sur le drapé tombé, op. cit., p.90.
autrement que sous le simple mode du plaisir contemplatif - ce
qui a toute son importance dans le travail de Boltanski. Ainsi, en
s'éloignant du musée, les installations de Boltanski ne visent
pas à « critiquer le système expositonnel mais [à]
mettre en exergue le spectateur en tant que créature douée de
sensa-tions86. » Et comme nous l'indique Catherine Grenier,
« en choisissant la relique plutôt que l'image et le registre de
l'émotion plutôt que la réflexion critique, Boltanski
réduit au minimum la distance entre l'art et le spectateur. Il ravive
ainsi la conception romantique d'un art efficace, qui met son pouvoir suggestif
et émotionnel au service d'un bouleversement de l'univers intime du
spectateur87. »
Mais la vocation de l'oeuvre de Boltanski ne s'arrête
pas à sa simple apparence spectaculaire, les sensations et les
émotions du spectateur doivent le mener au-delà des formes et des
préoccupations esthétiques.
Christian Boltanski
Les Manteaux, 1995, installation. Eglise Santo Domingo
de Bonaval.
71
Tel un escadron d'anges tombés sur terre, des
vêtements s'étalent sur le sol de manière ordonnée,
occupant ainsi toute la partie centrale de l'église. Le contraste est
saisissant entre la disposition en rangs disciplinés, tellement humaine,
tellement organisée et sage, et les positions grotesques - manches
écartées, étoffes bien étalées - des
manteaux, comme s'ils venaient tout juste de s'écraser violement sur le
sol.
Ainsi disposés, ces manteaux vides, étoffes
dégonflées, privées de volume, évoquent la
pathétique
86 Nicolas de Oliveira, Nicolas Oxley, Michael Petry,
Installations II, l'empire des sens, Londres, Editions
Thames & Hudson, 2003, p.53.
87 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... »,
Boltanski, Paris, Flammarion, 2009, p.75.
72
absence des corps qu'ils sont censés contenir.
Leur absence ne semble pourtant pas ancienne, la position des
manteaux témoigne encore des corps - les bras écartés, les
têtes tournées dans la même direction -, on serait
tenté de les toucher pour constater qu'ils sont encore tièdes de
la vie qu'ils abritaient.
Catherine Grenier parle d'une « identification
métonymique du vêtement à l'homme », et elle ajoute
que « ces tas de dépouilles informes ou organisés nous
rappellent les amoncellements d'objets ou de corps de l'univers
concentrationnaire88. » Plus que de simples manteaux
déposés sur le sol, nous nous trouvons devant des
dépouilles d'humanité, véritables
cénotaphes89, indices d'une présence, d'un probable
mouvement, d'une chaleur des corps à jamais évaporée.
Ainsi, l'oeuvre de Boltanski déclencherait, dans un
premier temps, l'empathie des spectateurs, puis de cette empathie, les
mènerait vers une forme d'anamnèse. D'abord
déstabilisés, sans doute troublés ou même
rebutés par ces reliques, ces résidus d'humanité, les
spectateurs finiraient par s'identifier, par se reconnaître dans ces
manteaux - ou plutôt par reconnaître que ce qui manque, c'est eux.
Ainsi, « tous ces éléments concourent à la mise en
condition du visiteur, convié à un parcours qui n'est autre qu'un
processus de remémoration90. »
Au même titre que les restes d'un saint martyr, ces
fripes font office de reliques. Mais là où les ossements
vénérés du saint servent à nous faire prendre
conscience des souffrances dont il fut victime, les manteaux effondrés
de Boltansky ne désignent pas une souffrance en particulier, nous ne
pouvons que constater un résultat, l'absence de l'humain. Mais c'est
justement ce choix de ne pas pointer une souffrance en particulier qui permet
au spectateur d'accéder à un processus d'anamnèse qui lui
ait propre. Ces rangées de vêtements informes et sans
identité nous renvoient donc à nos propres disparitions, aux
restes de nos drames intimes.
Or, cette notion du drapé comme résidu, comme
reste ou comme rebut est bien présente dans mon travail. Les
procédés successifs d'altération et de recouvrement des
formes, tant en sculpture qu'en vidéo, évoqués tout au
long de mon développement, donnent bien naissance à des formes
abîmées, altérées, que j'ai d'ailleurs
qualifiées de proches du palimpseste, et même d'informes. Ces
formes là, de par leur aspect plastique final, s'approchent donc
grandement d'objets rendus désuets et usés, condamnés
à l'état de résidus.
La fabrication des sculptures, au-delà des
procédés employés, comprend l'utilisation de
matériaux qui sont eux-mêmes des résidus, des objets
usés ; vieux vêtements et tissus, bois de
récupération, métaux rouillés. Et c'est justement
l'utilisation de tels matériaux qui donne à ces sculptures leur
aspect si particulier, proche de celui des oeuvres primitives.
Et dans le cas de la vidéo, il faut d'une part
constater l'aspect même de l'image, très abîmé et
contrasté, résultat de refilmages entrainant une perte certaine
de qualité et ne donnant finalement à voir que l'image d'une
image, autrement dit un reste d'une image; et d'autre part, lors de la
projection finale
88 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... »,
Boltanski, op. cit., p.71.
89 « (Du grec kenotaphion, de kenos, vide,
et taphos, tombeau) Tombeau vide, dressé à un mort dont
on
n'a pas le corps. » , tiré de l'article «
Cénotaphe ». Emile Littré, Le nouveau Petit
Littré, op. cit., p.298.
90 Catherine Grenier, « Il y a une histoire... »,
Boltanski, op. cit., p.75.
73
de cette image vidéo, le dispositif de l'écran
translucide rejoue encore une fois de cette altération en laissant
filtrer jusqu'au mur l'image dans son état le plus résiduel.
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