Mise en scène pour des objets tabous.
Ainsi la relation établie entre le spectateur et les
artefacts présentés au sein de l'installation projection
relève moins d'un pur jugement esthétique que d'un rapport
physique et émotionnel. Cette relation particulière se rapproche
donc de celle que l'on peut éprouver face à une relique ou
n'importe quel autre objet qui nous semble chargé d'une certaine force,
d'un probable vécu. Ces objets, comme les artefacts de l'installation,
dégagent donc un sentiment d'inquiétante
étrangeté, comme s'ils nous étaient à la fois
familiers - c'est-à-dire qu'ils présentent des formes
reconnaissables, que l'on peut les nommer, les désigner - et en
même temps si éloignés de nous mêmes.
Dès lors, il me semble concevable d'effectuer un
rapprochement entre ce que Georges Didi-Huberman développe autour de la
forme du drapé-déchet - c'est-à-dire cette
capacité à pouvoir être l'expression d'une grâce
céleste, et l'instant d'après celle d'une « hantise
anthropomorphique » - et ce que Freud dit des objets tabous.
En effet, dans son célèbre ouvrage Totem et
tabou, Freud explique que la notion de tabou « présente deux
significations opposées : d'un côté, celle du sacré,
consacré; de l'autre, celle d'inquiétant, de dangereux,
d'interdit, d'impur91. »
On retrouve donc ce même aspect dichotomique que
souligne Georges Didi-Huberman dans son approche du drapé, tout comme
nous l'avons constaté dans l'oeuvre de Boltansky ou dans le cas de
l'ins-tallation qui nous occupe, cette tendance à nous évoquer
autant le sentiment du sacré et de la grâce que celui du
répugnant et de l'horreur.
Mais le rapprochement ne s'arrête pas là, puisque
Freud précise bien que sont tabou les « adolescents [...] pendant
la célébration de leur maturité, les femmes pendant la
menstruation et immédiatement après les couches; sont encore
tabou les enfants nouveaux-nés, les malades et, surtout, les morts. De
même, les objets dont un homme se sert constamment, ses habits, ses
outils, ses armes, sont, d'une façon permanente, tabou pour les
autres92. »
Ainsi, sont donc considérés comme tabou, les
êtres et les objets en situation de transition, de mutation,
d'entre-deux. Et dans cette idée de mutation, de transformation, on se
rapproche de la notion de l'in-forme qui est précisément
liée à ce moment de bouleversement des formes, lorsque celle-ci
se trouve entre construction et destruction d'elle-même.
Mais aussi, les objets personnels, qui sont, durant la vie,
comme les ergots - les prolongements physiques - d'une personne, et qui, une
fois détachés de celle-ci, nous apparaissent en tant que
résidus, restes ou reliques de cette personne. Mais dans ces
résidus, il subsiste en quelque sorte l'aura de la personne. Ils en sont
détachés, mais pourtant toujours liés, et à ce
titre ils nous apparaissent comme
91 Sigmund Freud, Totem et Tabou, Paris, Editions Payot
et Rivages, 2001, p.35.
92 Ibid, p.42.
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une passerelle entre nous et le disparu, entre notre
réalité concrète et d'autres champs du possible. Ainsi, la
notion tabou appliquée à des oeuvres précises -
c'est-à-dire celles mettant en scène ces formes que j'ai
précédemment rapprochées de la figure du cénotaphe
-, nous amène bien à penser l'objet d'art sous le mode d'une
certaine fascination doublée d'un fort sentiment
d'inquiétante étrangeté éprouvées
au contact de ce seul est même objet.
Or, si l'on considère ces oeuvres du point de vue du
tabou, il convient de penser les conditions de l'expérience de cette
dimension taboue. Il faut aborder l'oeuvre tel qu'on le ferait avec un objet
porteur d'une puissance tabou, c'est-à-dire selon une certaine forme de
ritualisation et de mise en condition de l'expérimentation de l'oeuvre
par le spectateur.
En effet, la relation à l'objet tabou est toujours
régie par un certain nombre de codes, de rites, de lieux et de
situations socialement marquantes ; deuil, naissance, guerre, hiérarchie
au sein du groupe. Freud décrit à maintes reprises dans son livre
ces situations concrètes dans lesquelles s'appliquent les rites autour
des différents tabous. Ainsi, la notion de tabou est-elle liée
à des conditions bien spécifiques. Or, si l'on considère
cela du point de vue de l'oeuvre d'art, il s'agit alors de penser aux
procédés de mise en condition de réception des oeuvres.
Pour qu'une impression mêlée de fascination et
d'inquiétante étrangeté se dégage des objets
exposés, leur mode de présentation, et le parcours des
spectateurs - parfois ritualisé -, semblent tout à fait
importants.
Et dans le cadre de mon installation-projection, les
conditions d'exposition des sculptures et de la vidéo nous
amènent à regarder ces objets non plus comme de simples
résidus quelque peu rebutants, mais comme de possibles reliques pleines
d'évocations. Le dispositif de présentation affirme la dimension
presque étrange de ces avatars situés entre le spirituel et la
charogne, l'humain et l'in-forme. La mise en scène
théâtrale de l'espace me permet donc de confronter les spectateurs
à ces éléments d'ordinaire refoulés dans notre vie
quotidienne, ces éléments que l'on considère comme tabou:
« la représentation d'un corps sensible, qui échappe
à la raison, au contrôle d'une société puritaine,
horrifiée par l'animalité, la mort et l'infirmité, en un
mot par ce qui borde l'existence, le développement et la
dégénérescence du corps humain93. »
Et il y a bien fascination à l'endroit du terrible, de
l'interdit incarné par l'objet tabou; notre regard est toujours
attiré par ce que notre morale nous incite à ne pas voir. Devant
la momie, le cadavre, les restes sacrés, notre regard semble toujours
moins habité par la piété que par la curiosité,
nous voulons voir l'impur et peut-être tenter d'y déceler le
sacré.
Christian Boltanski dit à ce propos qu'« il y a,
avec la Shoah, une fascination identique à celle qu'on peut ressentir
avec un accident de la route. On sait que c'est douloureux mais on regarde
quand même. L'une des choses les plus surprenantes et les plus
intéressantes à étudier, c'est que nous sommes vivants et
que nous allons mourir. La transformation de quelqu'un en tas de merde... Il y
a une fascination, une mauvaise fascination, pour cela94. »
Et c'est donc pour régir cette pulsion vers l'impure,
cette fascination mêlée de peur, que les hommes ont mis en place
des règles, des frontières à respecter, des modes de
passages, en un mot, des rituels.
93 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, op. cit., p.25.
94 Christian Boltanski, « Nous avons bien philosophé
», conversation entre Christian Boltanski et Daniel Men-
delsohn, Boltanski, op. cit., p.149.
Ben Patterson
Tristand & Isold, performance. Décembre 2011,
Universitée Rennes 2.
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On retrouve alors dans bon nombre d'oeuvres cette recherche
d'une ritualisation qui serait un mode d'approche, de conditionnement, de
l'objet artistique et de la réception du spectateur.
Cette dimension semble essentiel dans l'oeuvre Tristan
& Isolde de Ben Patterson, artiste performeur et membre fondateur de
Fluxus.
Cette performance qui se présente sous une forme
éminemment théâtrale, débute sur l'air du
prélude de l'opéra homonyme de Wagner. La salle entière
baigne dans une lumière rougeoyante; au centre une table est
dressée face aux spectateurs assis comme lors d'une pièce de
théâtre. L'artiste, en véritable maitre de
cérémonie, accueille une jeune femme en peignoir, il l'invite
à se dévêtir et à s'installer sur la table. Ainsi
livrée en offrande, et alors que la musique gagne en intensité,
le corps de la femme est recouvert progressivement de crème
fouettée par l'artiste. Lorsque son modèle se trouve parfaitement
enduit, l'artiste invite les spectateurs à venir manger la crème.
Le tout produit un effet spectaculaire, la musique et l'éclairage
transformant la scène en un rituel d'un autre âge où le
cannibalisme n'est pas loin.
Ici, la dimension rituelle est donc largement tributaire de la
mise en scène théâtrale du lieu, mais aussi par le jeu
d'acteur de l'artiste et la musique wagnérienne. Mais ce qui pourrait
demeurer un spectacle perçu à distance par les spectateurs, se
transforme en une expérience sensible dès lors que l'artiste les
invite à intervenir dans sa performance. Ce dernier se transforme alors
un guide, un gourou qui mène ses spectateurs, devenus initiés,
vers un rituel de communion autour d'une même offrande livrée
à la dévoration du groupe.
Ben Patterson accorde une très grande importance
à la dimension d'implication et d'expérience vécue par les
spectateurs lors de ses performances. Il « [s'attend] à ce que
chaque spectateur trouve ou fabrique un « sens » qui lui est propre
à partir de [sa] performance. D'une certaine façon, les
différentes manières qu'ont chaque personne de manger la
crème fouettée, illustres les sens qu'ils mettent dans cette
performance95. »
Mais bien qu'il laisse libre l'interprétation de ses
oeuvres, il n'en demeure pas moins qu'il se place lui-même en
médiateur entre les spectateurs et l'expérience sensible et
émotionnelle à laquelle il tente de les initier. Le rituel est
donc régit par les règles et les directives de l'artiste en
personne, le spectateur se transforme alors en élève que l'on
guide dans l'épreuve.
Mais dans le cas de l'installation-projection, la
ritualisation n'est pas dirigée par l'artiste lui-même, c'est au
spectateur de se confronter seul à l'oeuvre. Il doit traverser l'oeuvre,
et cette traversée, ce parcours tant physique qu'intellectuelle, doit
lui permettre de faire l'expérience de l'oeuvre et de son espace.
Et si cette dimension d'expérience sensible est valable
pour toute forme d'art, celle-ci se trouve certainement
démultipliée de par la théâtralisation du dispositif
de l'installation projection, et plus encore, par la possibilité pour le
spectateur de pénétrer au sein même de ce dispositif
spatial, de s'immerger intégralement dans l'oeuvre. Et donc, comme
l'indique Pascale Weber, « l'installation-projection tente avant tout de
s'adresser au corps sensible. Ainsi cherche-t-elle à entrer en relation
directe, et de façon élémentaire, avec le spectateur, afin
de porter à sa conscience, à la fois phénomènes
artistiques et per-
95 Ben Patterson, Entretien avec Ben Patterson,
décembre 2011, voir Annexes p.82.
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ceptifs96. »
Et cette mise en relation directe entre le spectateur et
l'oeuvre induite par la mise en scène de la spatialité a pour
effet la « fusion entre l'espace, le dispositif et le visiteur pour
pointer la dimension érotique du lieu, au sens ou Bataille
définit l'érotisme comme sentiment de communion. Les individus
évoluent dans l'espace isolément, nostalgiques d'un temps
où ils ne faisaient qu'un avec l'Autre, la mère, le temps d'une
continuité perdue97. » Ainsi, la mise en place de cette
« dimension érotique du lieu témoigne donc de la
volonté de l'artiste d'abolir les distances et la discontinuité
entre les objets, les images, les corps parcourant le dispositif98
». Cette abolition des distances entre les corps, les matières et
les images au sein du dispositif de l'installation-projection, dont parle
Pascale Weber, nous ramène donc au concept de contamination que j'ai pu
développer précédemment. Car la vidéo et les
sculptures se contaminent bien entre elles, la théâtralisation de
l'espace de l'installation semble également contribuer à
brouiller les limites entre les spectateurs et l'oeuvre. Ces derniers, en
pénétrant dans l'espace de l'oeuvre sont eux aussi plongés
dans la pénombre et partiellement éclairés, leurs corps
deviennent support de la projection et arborent soudainement un aspect
énigmatique; et déambulant parmi les sculptures, ils participent
du spectacle de l'installation, ils deviennent à leur tour des
acteurs au sein du dispositif.
Cette immersion des corps, et la transformation qu'ils
subissent en pénétrant dans l'installation, permettent donc la
mise en évidence de « l'aspect charnel de l'expérience
visuelle : tout le corps du visiteur est sollicité, comme avalé
par le dispositif99. »
Et c'est cette aliénation du spectateur dans
l'installation-projection qui l'amène à suivre une certaine forme
de rituel de passage. L'espace de l'oeuvre devient alors celui d'une auto
initiation où le spectateur fait autant l'expérience de l'oeuvre
que de son propre corps et ses propres sensations. Et dans cette confrontation
quelque peu spectaculaire, le rôle de l'oeuvre semble bien être
celui « d'un objet transitionnel qui permet à l' « usager
» d'accéder à une connaissance de soi et de ses
capacités émotionnelles100. »
L'oeuvre comme « objet transitionnel »,
c'est-à-dire l'oeuvre comme passerelle entre le spectateur et ce qui
l'entoure, le lieu, les autres, la matière, mais aussi passerelle vers
un au-delà ; au-delà des lieux tangibles, des corps, des formes
et des matières. Cette oeuvre qui rejoue le rituel, qui instaure ses
propres codes, ses propres lois, qui modifie notre perception de l'espace,
notre rapport au monde ; cette oeuvre là s'inscrit donc bien dans une
nouvelle recherche du tabou, et bien loin des idoles creuses, elle nous pousse
à chercher le sacré dans la matière, la transcendance dans
l'ignoble, la pureté dans l'altérité.
96 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, op. cit., p.115.
97 Ibid, p.23.
98 Ibid.
99 Ibid.
100 Françoise Parfait, Vidéo : un art
contemporain, op. cit., p.168.
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