Conclusion.
«L'art est le seul domaine où la
toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours.
Dans l'art seulement il arrive encore qu'un homme, tourmenté par ses
désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ;
et, grâce à l'illusion artistique, ce jeu produit les mêmes
effets affectifs que s'il s'agissait de quelque chose de réel. C'est
avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste
à un
magicien. Mais cette comparaison est peut-être
encore plus significative
qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certainement pas
débuté en tant que « l'art pour l'art », se trouvait au
début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour
la plupart. Il est permis de supposer que parmi ces tendances se trouvaient bon
nombre d'intentions magiques101. » Sigmund Freud, Totem et
tabou
La sculpture et la vidéo comme formes palimpsestes
résultent donc, tant par leurs procédés de production que
par leurs modes d'exposition, d'une logique de tourment des matériaux
plastiques, se retrouvant alors en état de coalescence. A travers cet
état singulier de la matière, on en vient à
considérer ces artefacts bien au-delà de leur simple aspect
plastique et artistique; ils réinstaurent avec le spectateur un rapport
situé entre crainte et fascination, celui du tabou.
Par la mise en scène, par cette
théâtralisation des avatars artistiques, c'est toute la dimension
primitive du rapport à l'art qui resurgit. On se retrouve dès
lors du côté d'un art magique et théâtral, à
travers lequel l'artiste devient l'instigateur d'un rituel, l'architecte d'un
singulier cirque de puces, où chaque spectateur est invité
à imaginer, à observer les choses pour y déceler
l'invisible. L'artefact, oscillant entre figure humaine et informe figure, se
trouve donc investi d'une force, d'une aura particulière, et nous
renvoie à la dimension tragique de notre condition d'êtres
partagés entre l'être là et l'être au-delà.
« Quels que soient les avatars de la peinture, quels que
soient le support et le cadre, c'est toujours la même question :
qu'est-ce qui se passe, là ?
{...} Aussi faut-il prendre le tableau (gardons ce nom
commode, même s'il est ancien) pour une sort de théâtre
à l'italienne : le rideau s'ouvre, nous regardons, nous attendons, nous
recevons, nous comprenons ; et la scène passée, le tableau
disparu, nous nous souvenons : nous ne sommes plus les mêmes qu'avant :
comme dans le théâtre antique, nous avons été
initiés102. »
101 Sigmund Freud, Totem et Tabou, op. cit.,
p.130.
102 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III,
Sagesse de l'art, op. cit., p.163.
Se retrouver face à une oeuvre, c'est donc bien, comme
le souligne Roland Barthes, suivre une sorte d'initiation à travers
elle. Il s'agit de l'éprouver, et de se retrouver aliéné,
contaminé par elle. Dans l'installation-vidéo-projection
Spectres, l'intention consiste bien à éprouver ce
phénomène de coalescence des formes, jusque dans ces aspects les
plus étranges.
A travers les lents tourments de la matière, il nous
est donc possible de percevoir un mouvement, celui des formes qui sombrent et
qui surgissent, qui coagulent entre elles. Mouvement sourd et lent qui
réside en chaque lieu, chaque être, chaque chose, mouvement
multiséculaire de la pierre, mouvement fugace d'un trait de
lumière, mouvement fou et flou de l'humanité.
Nous dépassons alors le simple cadre du
manichéisme, de la séparation claire et établie entre les
choses ; les frontières entre la pierre, la chair et la lumière
sont abattues, et l'on cherche à contempler le sacré dans
l'ignoble, l'humain dans le monstre, la figure dans l'informe.
Cette immersion au sein d'un espace qui contribue à
troubler nos perception, jusqu'à réveiller chez nous un certain
sentiment « d'inquiétante étrangeté », cette
initiation proche du rituel, à laquelle nous convient ces formes d'art,
ce besoin de penser des liens entre les choses, c'est sans doute là
l'expression formelle d'une tentative de remède à ce que Georges
Batailles qualifie d'« abîme » et de «
discontinuité » qui résident « entre un être et
un autre103 ».
Cet art magique nous offre donc le spectacle d'une
transcendance des individualités, et ouvre nos consciences aux
architectures invisibles qui jalonnent notre monde.
79
103 Georges Bataille, L'Erotisme,
Paris, Editions de Minuit, 1957, p.19.
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