Annexes.
Le travail du son.
L'ambiance sonore de l'installation-projection a
été réalisée par Jean-Baptiste
Lévêque. Après une licence en arts plastiques, puis un
master management de la culture, il se consacre actuellement au
développement de son label musical, Zugzwang Productions, qui vise
à valoriser les musiques extrêmes et alternatives.
Parallèlement à cela, il compose et réalise sa propre
musique sous le nom de Zalhietzil. Sa pratique se caractérise par une
recherche expérimentale et performative de la musique, donnant naissance
à des sonorités très travaillées, il nous donne
ainsi à entendre une ambiance de lenteur lourde produite par des
superpositions de motifs sonores.
Soucieux de pouvoir rendre compte de sa démarche
musicale et du travail effectué dans le cadre de la bande son de
l'installation-projection au sein de ce mémoire, je lui ai donc
demandé d'écrire un texte qui résumerait ce travail, et
qui mettrait en lumière ses impressions personnelles.
A propos de la bande sonore. Par Jean-Baptiste
Lévêque
La bande-son utilisée dans cette vidéo, un
morceau appelé Juvenile est tirée de mon premier album, Sainte
Rita, sorti sous le nom d'artiste de Zalhietzli. Hormis la durée, les
deux versions diffèrent seulement de par l'ajout d'une couche de son
supplémentaire pour la version vidéo (audible entre 3:25 et
4:20), synchronisée avec le mouvement de l'image.
Le rendu monolithique et entrelacés des couches sonores
a été créé à la fois par l'utilisation de
pédales d'effets de guitare (type Distortion, Delay etc) mises en
boucle, mais aussi par la découpe et le remontage des sessions
d'enregistrements. La pièce, qui fait 6mn15 sur sa version album, a
été créé à partir d'une improvisation
d'environ 24mn. L'improvisation a ensuite découpé en quatre
parties d'environ 6mn superposées au mixage pour être lues en
même temps.
Ainsi, l'enregistrement produit ne rend plus compte d'une
performance qui serait rattaché à un temps réel de
création et d'exécution, mais crée une nouvelle
temporalité. La simultanéité de moments originellement
successifs induit une perte de repère pour l'auditeur, renforcée
par la nature « abstraite » des sons et l'absence de structure
musicale classique. Pourtant, l'imagination s'occupe de remplir les vides. La
superposition crée l'espace dans l'esprit de l'auditeur. Les
différentes couches évoluent chacune à leur rythme,
s'obstruant et se révélant tour à tour, devenant strates,
plans et arrières plans.
Au-delà de l'évocation d'un espace, la
superposition des couches de sons rend compte d'un état entre
immobilité et mouvement. Le morceau, dans sa version album, n'a ni
réel début ni fin. Sa longueur a été
décidée arbitrairement selon la place restante sur le support
phonographique. Dans sa version
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vidéo, il a été conçu pour
être lu en boucle. En accord avec la vidéo, le son ondule, se
déplace et se transforme, plus ou moins imperceptiblement. Il semble
s'étirer et se contracter à l'infini, sans que l'on puisse
distinguer un début, un milieu ou une fin. Le mouvement est
perpétuel, mais stérile.
La différence principale entre les deux versions de
Juvenile réside dans le rajout d'une couche de son supplémentaire
pour la version vidéo. Il s'agit de multiples enregistrements d'une
boîte à musique re-mixés et superposés. Ces sons
sont volontairement plus aigus et cristallins, pour contraster avec le mur de
son monolithique de la version de base. Mais là encore, cet entrelacs
sonore, composé par empilement, étirement et inversement d'un
enregistrement, n'a aucune progression ou structure. Il apparaît et
disparaît sans troubler le reste de la pièce. Il est comme une
mise en abîme de la plus grande pièce dans laquelle il est
inscrit, opposée dans sa texture et ses sonorités, mais identique
dans son déroulement.
Ces deux mouvements immobiles, qui s'imbriquent comme des
poupées gigognes, rendent les notions de temps et d'espace incertains,
fluctuants et surtout, relatifs à la perception de chacun.
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Entretien avec Ben Patterson.
A l'occasion de la réédition de « Methods
and processes » [1962], aux éditions Incertain Sens, le Cabinet du
Livre d'Artiste de l'Université Rennes 2 a organisée, de novembre
à décembre 2011, une exposition dédiée à
l'artiste Ben Patterson. Et c'est au premier soir de l'exposition que l'artiste
a réalisé une série de performances au sein même de
l'université. C'est à cette occasion que j'ai eu
l'opportunité de le rencontrer et de discuter de son travail avec lui.
J'ai donc retranscrit ici - avec l'accord de Ben Patterson - l'échange
que nous avons eu à travers quelques mails dans lesquels il a
accepté de répondre à mes questions.
Les performances réalisées ce soir là,
furent «Selection from Methods & Processes», «370
Flies», «Pond», «A Fluxus Elegy», et enfin
«Tristan & Isolde». C'est cette dernière performance,
inspirée de l'opéra de Wagner et à la dimension fortement
théâtrale qui m'a le plus intéressée dans le sens de
ma recherche liée au mémoire.
Kévin Fouasson : Quelle place accordez vous au texte dans
vos performances?
Ben Patterson : «la place accordée au texte dans
mes oeuvres ?» Je n'ai jamais fait d'analyse de mes oeuvres pour
déterminer cela. Mais, je ne dirais pas plus de 20 %. J'ai choisi
à dessein des travaux basés sur des textes pour la performance
à Rennes, en raison de la situation avec «le Cabinet ...». (Et
merci pour être un interprète excellent!) Je pense qu'une plus
grande proportion (peut-être bien 40 %) de mes performances ont une base
de musique importante, comme «Tristan et Iseult», que vous avez vu
à Rennes.
KF : Vos oeuvres n'ont elles pas plus une dimension
poétique que narrative?
BP : A bien des égards, « Tristan et Isolde »
est une bonne illustration pour mes réponses à vos autres
questions. Je pense qu'il est possible de décrire mon « Tristan et
Isolde » comme une réduction poétique de l'opéra de
Wagner et de la légende sur lequel il repose. Donc, oui, ici la
poésie est plus importante que la narration.
KF : Qu'espérez vous du spectateur? Doit-il trouver un
sens précis dans vos performances?
BP : Non, je n'attends pas que les spectateurs trouvent un
« sens défini » à ma performance. Je m'at-tends
à ce que chaque spectateur trouve ou fabrique un « sens » qui
lui est propre à partir de ma performance. D'une certaine façon,
les différentes manières qu'ont chaque personne de manger la
crème fouettée, illustres les sens qu'ils mettent dans cette
performance.
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KF : Peut-on dire de vos performances qu'elles sont
théâtrales? Et pourquoi?
BP : « Théâtrale » est un bien grand
mot, avec beaucoup de significations possibles. Si vous me demandez si je pense
que mes performances sont quelque chose de plus qu'une « exposition
scientifique et objective de faits »... alors ma réponse est oui.
Pour moi, la performance est la « vente » d'une idée ou d'un
concept, ce qui est bien plus que la simple « présentation »
d'une idée ou d'un concept. De ce point de vu, oui, beaucoup de mes
oeuvres sont théâtrales. (En fait, « Tristan et Isolde »
fait souvent partie d'une trilogie d'opéras que j'ai également
« poétiquement réduits », « Carmen » et
« Madame Butterfly » sont les deux autres dans cette trilogie.)
KF : Que pensez vous de la notion d'art total?
BP : Ce que je pense de « l'art total » ? Mon
travail avec les opéras suggère que je suis un « fan »
de « l'art total ». (Vous le savez, Richard Wagner est souvent
associé au terme « Gesamt Kunstwerk ») Et on peut faire valoir
que l'idée d' « intermédia » ou d' «
intramédia » était l'une des principales contributions de
Fluxus, et que les « happenings » ont donné naissance à
l'idée du « performance art ».
Ben Patterson lors de sa performance Tristand & Isold.
Décembre 2011, Universitée Rennes 2.
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La piste de la « vague figure ».
Isabelle Thomas-Fogiel développe, dans Figure et
défiguration : la problématique du sublime, la notion de
« vague figure ». Et avant de définir ce qu'est une «
vague figure », elle établie que « la figure renvoie
nécessairement à l'idée de contours, de
délinéation, de limites. C'est le contour modelé qui donne
naissance aux figures, c'est la découpe des traits qui permet leur
identification. Il y a nécessairement une ligne de circonscription qui
cerne la figure et en indique les frontières. La figure renvoie à
la notion de fini, puisque ce qui la signale, c'est le fait de savoir où
elle commence et où elle se termine. La figure est donc,
électivement, ce qui est enserré dans un réseau de
limites; plus encore, la figure procède de la limite, elle ne peut
exister sans la limite, elle se définit par la limite.1
»
La « vague figure » elle, se situerait entre la
figure donc, et la « contre figure », qui relève de « la
suppression de toute limite, l'abolition de tout contour, l'abrogation de toute
forme2 », telle que l'avait théorisé Antonin
Artaud3.
Or, dans le cas de la « vague figure », il subsiste
bien quelque chose à regarder, et cela même si les contours de ce
« quelque chose » se trouvent altérés et flous.
« Entre la figure et la « contre figure », la
vague figure occupe une place intermédiaire. Ni limitation de
l'illimité, puisque le terme « vague » renvoie à
l'indéfini, à l'incertain, à l'indéterminé,
la vague figure n'est pas pour autant destruction ou abolition de toute limite
comme la contre figure. La vague figure est moins destruction que
défiguration de la figure. En ce sens la vague figure travaillerait
à étendre la limite initiale, à la reculer, à la
repousser jusqu'à la rendre à peine discernable. Dès lors,
si la figure est limitation de l'illimité, la vague figure peut
apparaître comme illimitation du limité. Là où la
figure délimite, la vague figure illimiterait la limite, la rendrait
évanescente.4»
Et ce flottement, cette indétermination entre abolition
et apparition de la figure, Isabelle Thomas-Fogiel considère qu'il
serait « l'indice du passage d'une esthétique de la figuration
à une esthétique du sublime5 ».
C'est-à-dire d'une esthétique de la frontière, de la
limite, de l'incarné, vers une esthétique de l'au-delà, du
libéré, du sacré dans ce qu'il a de plus grandiose.
1 Isabelle Thomas Fogiel, «Figure et défiguration :
la problématique du sublime», Vagues figures ou les
promesses du flou, 7ème colloque
du Cicada, 5, 6, 7 décembre 1996, actes de colloque, Pau, Edition
Publications de l'université de Pau, 1999, p.31.
2 Ibid, p.32.
3 « Je veux dire qu'ignorant aussi bien le
dessin que la nature je m'étais résolu à sortir des
formes, des
lignes, des traits, des ombres, des couleurs, des aspects... {je
voulais créer} comme au dessus du papier une espèce de
contre-figure qui serait protestation perpétuelle contre l'objet
créé » Artaud, lettre de février 1947, cité
par Alain Bonfand.
Ibid.
4 Ibid, p.33.
5 Ibid, p.37.
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Toute la question du sublime repose sur cette ambivalence,
entre le sensible lié à la forme et le spirituel et l'intellect,
lié à l'au-delà des formes. Le sublime donc, s'il nous
conduit à une jouissance spirituelle bien plus haute que la simple
jouissance esthétique, nous impose une certaine frustration des sens. Et
Kant de résumer, « est sublime ce qui plaît
immédiatement par la résistance qu'il oppose à
l'intérêt des sens6. »
Pour Schiller, dans son ouvrage Du Sublime, un objet
sublime est celui face auquel nous éprouvons « le sentiment
pénible de nos limites », mais devant lequel « nous
ne cherchons pourtant point à fuir; tout au contraire, nous sommes
attirés à lui par une force irrésistible7.
»
Mais Schiller avance l'idée qu'un autre sentiment, plus
puissant que cette simple contradiction entre attirance de l'esprit et
gène des sens, accompagne celui du sublime. Ainsi, « le sentiment
du sublime est un sentiment mixte. C'est à la fois un état
pénible, qui, dans son paroxysme, se manifeste par une sorte de frisson
; et un état joyeux, qui peut aller jusqu'au ravissement8
{...}. »
Il s'agit bien de comprendre qu'à travers le
développement d'Isabelle Thomas-Fogiel, le passage de la « vague
figure » au sublime nous invite à effectuer une sorte de
traversée du sensible, dans le sens où il nous faut voir
au-delà de la matière.
On retrouve dès lors une vieille idée
platonicienne selon laquelle l'art - la forme, la matière - est source
de méfiance, car celui-ci peut tout aussi bien nous ouvrir à la
beauté véritable, comme nous enfermer dans la caverne du
sensible9.
La thèse d'Isabelle Thomas-Fogiel m'a donc
intéressée dans le sens où elle tentait de mettre en avant
l'ambivalence des sentiments éprouvés face à ce qu'elle
nome les « vagues figures ». Néanmoins, son raisonnement m'a
semblé se diriger trop rapidement vers le sublime, et donc s'extirper
bien vite des problèmes formels posés par ces figures en
perdition. Elle pose donc un rapport vertical entre ces « vagues figures
» et ce qu'elles sont sensées entrainer chez le spectateur.
L'approche d'Isabelle Thomas-Fogiel, bien qu'intéressante d'un point de
vue strictement philosophie, me semble donc trop empressée à
traverser la matière et le sensible pour se diriger vers les hautes
sphères. Cela m'a tout l'air d'une fuite, d'un rejet du sensible.
Ainsi, du point de vue du plasticien, les effets formels, mais
aussi les causes de cette « illimitation du limité » ne sont
pas assez éclaircis. Isabelle Thomas-Fogiel se contente dans son texte
de faire le constat de ces formes particulières qu'elle qualifie de
« vagues figures ». Et surtout, ces formes vagues me semblaient
désespérément figées dans leur incertitude, entre
affirmation et destruction, contrairement à la notion d'informe, qui
elle, pose clairement l'idée de formes en déformation
perpétuelle. Et l'effet de
6 Emmanuel Kant, «I. Analytique du sublime, 29»,
Critique de la faculté de juger, édition publiée
sous la
direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, 2011,
p.211.
7 Friedrich Von Schiller, Du Sublime, Fragment sur le
Sublime, op. cit., p.18.
8 Ibid, p.17.
9 Platon, dans le dialogue de Phèdre, parle de
l'art comme d'un pharmakon (remède et poison à la
fois).
L'art apparaît dès lors comme une activité
risquée pour accéder à la vérité, il
préfère donc une activité moins risquée : la
philosophie.
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l'informe n'est pas celui d'une fuite du sensible, mais
plutôt celui d'un apprentissage du sensible et de ces subtilités.
Il y a quelque chose de plus horizontal, de plus viscéral, dans cette
relation à l'informe, quelque chose qui nous maintient dans un registre
très proche de la matière. Et même lorsque l'on glisse du
coté du tabou, cette croyance, cette manifestation de l'esprit est
toujours strictement liée aux objets contemplés, on renoue avec
l'animisme. Or l'animisme est une conception du monde très
matérielle en ce qu'elle insuffle des pensées aux choses, sans
jamais chercher à dépasser ces choses, l'animisme est donc une
pensée qui s'incarne dans la matière.
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