Texture de la lenteur.
Le ralentissement extrême auquel est soumise l'image
vidéo durant les six minutes qui séparent chaque moment
d'agitation de la figure projetée, confère lui aussi, à
l'image un statut particulier tout en déterminant sa réception
par le spectateur.
Et on retrouve une nouvelle fois cette notion de «
sculpture du temps », dont Raymond Bellour parlait à propos des
vidéos de Bill Viola, dans le discours de Françoise Parfait;
« la dilatation de l'instant et la contraction des durées sont des
opérations qui permettront d'élaborer une nouvelle conception du
travail avec le temps et lui conférer une dimension
sculpturale41. »
Contrairement au temps de l'éternité qui reste
très éloigné du temps ressenti par les spectateurs, le
temps dilaté est perçu « comme une nouvelle modalité
de perception des durées, reconnue intimement car déjà
expérimentée dans les activités mentales du rêve ou
de la remémoration42. » Ainsi, les images lentes
apparaissent comme proches des images de l'esprit, car la perception du temps
chez l'Homme n'est pas uniforme; elle est non seulement parcellaire et
fragmentée, comme nous le soulignions précédemment, mais
elle peut également se moduler selon les évènements
vécus et selon nos projections mentales. Si notre temps est
éphémère et gradué à l'extérieur de
notre esprit, nous sommes néanmoins dans l'incapacité de
ressentir mentalement cette graduation, et c'est notre pensée qui
détermine notre conscience du temps présent ou d'une durée
passée.
Mais au-delà du point de vue du spectateur face
à cette vidéo dont la durée est étirée
à l'extrême, la notion de lenteur nous amène à
penser sa texture, car l'image ralentie nous dévoile toute sa
picturalité, entre fluidité et immobilité. Pour le
réalisateur et essayiste Jean Epstein, le ralenti produit une image
« entre solidification et liquéfaction » dont « la
viscosité décrit ce à quoi le ralenti contraint le
cinéma: tirer le temps vers l'illusion d'une matière, une
matière plastique43. »
On retrouve ce rapprochement entre ralentissement et effet de
matière de l'image dans le texte d'Alain Fleisher, La vague
gelée, où il va jusqu'à comparer l'image ralentie à
l'extrême avec le rite de l'embau-mement.
« La momification est la tentative de sauvegarder une
architecture et une façade organique, l'une et l'autre support d'une
image qui ne cesse de fuir et de se perdre, et où la ressemblance ne
conserve une matière originelle authentique - la peau - que pour perdre
forme et pour s'ouvrir au dissemblant. Cet étrange tissu
élastique, empreinte de l'être qu'il habille et qu'il moule, est
conservé par la momie
41 Ibid.
42 Ibid, p.123.
43 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, tome 2,
Paris, Editions Seghers, 1974, p. 45
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comme surface de contact entre positif et négatif, mais
une surface qui perd peu à peu la mémoire des formes pour
n'obéir plus qu'aux lois du vieillissement d'un tissu mort44.
»
Ainsi, la texture de l'image vidéo ralentie
jusqu'à être presque figée, serait comparable au tissu
organique d'un corps momifié. A force d'étirement de sa
durée, l'image vidéo perd de sa fluidité première,
les pixels semblent s'agglutiner les uns aux autres par un effet de
viscosité. Le mouvement interne de l'image, le passage de couleur d'un
pixel à l'autre, s'abîme dans son ralentissement, et l'image cesse
de n'être que représentation, elle se dilate peu à peu pour
nous révéler une forme grotesque, l'image se fait matière
informe. Mais si elle perd de son caractère identifiable, cette image
gagne en matérialité, sa viscosité en appelle davantage au
toucher qu'à la vue.
Au-delà de cet aspect de matérialisation et
d'accentuation de la picturalité de l'image ralentie, il faut constater
que ces images lentes insistent sur elles-mêmes, en nous renvoyant
directement à leur propres matière et aux actions qu'elles
représentent. Cette centralisation de l'image sur elle-même
provoquée par le double effet de la boucle et du ralentissement, va
à l'encontre d'un quelconque désir de narration. C'est la «
pure action45» qui est mise en avant, celle de l'image, mais
aussi celle des sculptures, et par extension, celle du spectateur.
Cette « pure action » c'est celle de
l'immobilité des sculptures, du retour ininterrompu de la vidéo
sur elle même, de la lenteur presque figée de la figure, et puis
soudain, du surgissement de l'événement, de la figure qui bouge,
qui se débat avant de retrouver son sommeil gelé.
Françoise Parfait fait le parallèle entre le traitement temporel
de l'image en mouvement qui relève « de questionnements liés
à la sculpture : immuabilité et stabilité46
», et la démarche de compositeurs de musique
répétitive (Philip Glass, La Monte Young, Steve Reich, Terry
Riley ou encore John Adams) qui « ont eux aussi essayé de faire
percevoir le présent du temps, en brisant le caractère
illusionniste de la mélodie, par les effets de la
répétition47. »
Autrement dit, en musique comme en vidéo, il convient
de rompre avec les codes traditionnels du médium; la mélodie,
comme la narration filmique, doit céder sa place à une approche
plus radicale. A l'image de ces compositeurs qui ont cherché à
faire entendre une musique différente, où le rythme importait
plus que la mélodie, où l'auditeur était invité
à éprouver véritablement les sonorités, la boucle
et le ralenti en vidéo produisent des effets comparables. Il s'agit,
à travers l'installation, d'amener le spectateur à percevoir le
« présent du temps », dont parle Françoise Parfait,
tout comme la focalisation
44 Alain Fleisher, «La vague gelée»,
Plasticité, Paris, Editions Léo Scheer, 2000, p.210.
45 « Il existe une crise de la narration au cinéma
dont témoignent la Nouvelle Vague, le cinéma
expérimental
des années 1960 et le cinéma indépendant
américain, au profit très souvent des pures actions. L'obligation
de raconter des histoires vient majoritairement du cinéma industriel et
commercial : c'est une constatation et non un jugement de valeur, qui n'aurait
aucune efficacité ici. Néanmoins, il est donc normal que le
cinéma expérimental, puis la vidéo aient participé
à la critique de cette fonction majoritaire mais épuisée
du cinéma, en remettant en question le régime de croyance du
récit. En questionnant les codes et les modalités du récit
cinématographique, c'est le statut du spectateur en tant que sujet de
diverses indentifications (au spectacle, au dispositif, aux personnages) qui
s'est aussi déplacé. » Françoise Parfait,
Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.84.
46 Ibid, p.77.
47 Ibid.
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sur la « pure action ».
L'installation projection s'écarte alors de toute
logique de récit. En pénétrant parmi ces formes
figées, ces images momifiées, statufiées par la lenteur ou
par la solidification des matériaux, le spectateur est invité
à ressentir sa propre présence face à la prestance des
artefacts qui l'entourent.
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