Le temps comme matériaux.
La durée de l'éternité.
Lorsque le spectateur pénètre dans
l'installation vidéo, il se retrouve entouré de sculptures
immobiles faisant face à un écran, sur lequel l'image semble elle
aussi figée. Et s'il ne s'attarde pas à regarder cette image, il
peut vite conclure qu'il s'agit de la projection d'une photographie ou d'une
image fixe. La musique lancinante et sourde renforce cette impression de
pesanteur immobile qui règne dans l'ins-tallation. Mais au bout de
quelques minutes, la musique comme l'image changent peu à peu. D'abord
presque imperceptiblement, puis, rapidement, quelque chose se passe et
s'achève avant que tout ne redevienne comme avant.
Quelque chose s'est donc produit, quelque chose qui s'est
manifesté hors de la rigidité qui domine en apparence toute
l'installation. Mais en s'y attardant, le spectateur se rendra compte que cet
événement n'a rien d'occasionnel, et qu'il surgit invariablement
sous le même mode après un certain lapse de temps. Et cet
événement qui est d'abord apparu comme exceptionnel et comme
brisant la monotonie et la rigidité des éléments
présents, vient rythmer le temps de l'installation tout en l'inscrivant
dans une logique de recommencement perpétuel.
Ainsi, se retrouver plongé dans cette installation
projection, c'est s'immerger dans une temporalité qui ne nous appartient
pas, résultante des temporalités croisées de la sculpture
et de la vidéo.
Dans les oeuvres classiques, comme la sculpture, il est facile
de distinguer les différentes temporalités relatives au
médium. Le temps de la production de l'oeuvre, correspond au
façonnement du matériau sculptural, jusqu'à l'obtention
d'une forme finale et immuable. Dans notre cas, cette temporalité nous
renvoie directement au processus de fabrication des sculptures, et se trouve
révélée par la forme palimpseste de celles-ci. Et une fois
le volume achevé, la sculpture n'a pas vocation à entrer dans une
autre forme de temporalité que celle de l'immuabilité, de la
stabilité. Le temps de la sculpture est à jamais statique.
En vidéo, la question du temps est plus délicate
car, comme l'explique Françoise Parfait, par définition « la
vidéo c'est du temps, dans sa structure même, avant de
l'être dans ce qu'elle représente. Parce que chaque point dont
l'image est constituée est déterminé par une infime
fraction de seconde durant laquelle le pinceau à électron l'
« allume », avant de passer au suivant. L'ensemble de ces fractions
de temps donne une trame, puis une autre31. »
Avec le médium vidéo, il est alors possible
« d'intégrer le temps comme une quatrième dimension
objective dans des propositions plastiques; ces objets temporels trouvent leur
accomplissement dans des durées réelles que le visiteur peut
percevoir et expérimenter, au-delà de toutes les autres
manières d'exprimer le temps qu'ont tous les objets artistiques,
à commencer par celles de leur fabrication ou de leur réception.
Le temps est considéré comme un matériau plastique qui
peut s'utiliser de même que
31 Ibid, p.92.
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toutes les autres matières32.»
Dans son entretien avec Bill Viola, intitulé « La
sculpture du temps », Raymond Bellour explique que la bande vidéo a
« pour sujet, ou plutôt pour matière première, le
temps33. » Et, tout en s'adressant à Viola, il met en
avant les différentes temporalités en jeu dans la
vidéo.
« Il y a trois
`temps'distincts. Le premier, c'est ce temps
continu qui ne concerne que vous (Bill Viola) et votre perception de la
réalité telle qu'elle apparaît simultanément sur le
moniteur. Puis il y a le temps de l'enregistrement, qui opère une
sélection dans ce continuum ; et enfin le montage final a lui même
son temps spécifique, qui créé l'illusion que le
deuxième temps, celui de l'enregistrement, possède la
continuité du premier34. »
On constate donc qu'en premier lieu, le moment de la capture
vidéo, et la durée de cette capture, relève d'un rapport
direct au temps, d'une sélection et d'un prélèvement d'un
temps délimité, une durée, au sein d'un temps plus vaste,
celui du moment du tournage.
Et Viola de préciser qu'« il n'y a pas un instant
de discontinuité, d'immobilité dans le temps. Quand on fait de la
vidéo, on interfère dans ce processus continu, existant avant
qu'on ait l'intention de s'en servir [...]. C'est un peu comme quand on entre
dans une pièce et que la lumière est déjà
allumée : c'est déjà là. C'est une autre
manière de concevoir la création.
[...] Cette durée permanente on peut l'appeler temps
réel35. »
Puis, vient le temps du façonnement de la vidéo,
c'est à dire du montage, du traitement de l'image, et de l'instauration
d'une durée. Ralentissement, accélération, glaciation ou
inversement de l'image, sont autant d'opérations qui modifient
considérablement la temporalité des éléments
filmés, ainsi que la perception que nous en avons. Une fois la
vidéo terminée, dans la plus part des cas, elle se
présente sous la forme d'une durée, c'est à dire qu'elle
possède un début et une fin, et qu'il y a donc un avant, un
pendant et un après la diffusion de la vidéo.
Néanmoins, bien que toute vidéo ait
concrètement une durée, une vidéo qui se trouve
pensée pour fonctionner en boucle, comme c'est le cas dans mon
installation, annule cette perception d'une durée identifiable, d'un
début et d'une fin repérables. La vidéo en boucle
fonctionne sous le mode de flux et reflux, d'accélérations et de
ralentissements au sein d'un temps sans frontière, immuable, le temps de
l'éternité.
La boucle introduit l'idée d'un cycle temporel
ininterrompu, d'un rythme de la répétition, les
évènements de la vidéo se succèdent et se
répètent, sans que l'un d'eux puisse apparaître comme
suivant ou suivi. La boucle instaure un temps sans hiérarchie, qui
apparaît alors comme figé dans la répétition et
l'enchainement.
« Le film en boucle c'est la vie éternelle, non
avec une évolution vers le générique, mais avec ses
varia-
32 Ibid, p.76.
33 Raymond Bellour, «La sculpture du temps, entretien avec
Bill Viola», Cahier du cinéma, n°379, janvier
1986, p.35 - 46.
34 Ibid.
35 Ibid.
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tions, cycliques, qui apparaissent comme autant de
saisons36.»
On peut effectivement penser la vidéo en boucle sous le
mode de l'éternité, puisque l'éternité est bien une
« durée qui n'a ni commencement ni fin37 ».
On retrouve cette même idée d'une durée
inscrite dans l'éternité, dans l'installation vidéo
Selbstlos im Lavabad de Pipilotti Rist, datant de 1994. La projection
au sol, de quelques centimètres, diffuse interminablement la même
séquence; l'artiste entièrement nue, filmée en
plongée, se débat dans la lave tout en suppliant en plusieurs
langues le spectateur de lui venir en aide. L'action sans cesse
répétée perd de sa puissance, les supplications auxquelles
personne ne peut répondre deviennent alors sans effet.
Pipilotti Rist
Selbstlos im Lavabad, 1994, installation vidéo,
son.
36 Edmont Couchot, La technologie dans l'art. De la
photographie à la réalité virtuelle, Nîmes,
Editions Jac-
queline Chambon, 1998, p.198.
37 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré,
op. cit., p.157.
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Dans son ouvrage, L'installation en mouvement, une
esthétique de la violence, Joëlle Morosoli constate à
propos de l'oeuvre de Pipilotti Rist que « la réitération en
boucle de la séquence filmique renvoie à une durée
circulaire dans laquelle se fondent le passé dans l'avenir et l'avenir
dans le passé. Cette perception d'éternité se
concrétise à travers le mouvement filmique en boucle qui n'a ni
commencement ni fin. La succession des cycles de l'oeuvre est un éternel
recommencement du même de sorte que ce qui est arrivé, arrivera. A
la durée de l'oeuvre s'ajoute la durée subjective du regardeur.
Le temps de l'oeuvre est fixe stable, à l'inverse du temps de
l'observateur qui, lui, fuit38. »
Au-delà d'un sentiment de perpétuel
recommencement, qui confère à l'installation de Rist une
dimension aussi grotesque qu'angoissante, où toute action semble vaine -
tel Sisyphe et son rocher - ; Joëlle Morosoli met en avant l'aspect «
fixe et stable » du traitement du temps dans une telle oeuvre.
Une toupie qui tourne parfaitement sur elle même
paraît statique, on ne se rend compte de son mouvement que lorsqu'il
s'affaiblit et finit par tomber. Si cette toupie ne s'arrêtait pas, si
elle continuait à tourner indéfiniment sur elle même, elle
nous apparaitrait alors aussi immobile qu'une pierre. La finalité de
l'action de la toupie, son mouvement, résiderait alors dans l'action
elle même. Le mouvement perpétuel de la toupie fait illusion
jusqu'à nous pousser à prendre sa stabilité pour de la
fixité. Il en va de même pour la vidéo en boucle, elle
créé une temporalité figée dans
l'éternité.
Selon Françoise Parfait, « la
répétition extrait un motif temporel du réel [...] et en
fait une forme autonome, c'est-à-dire sans histoire, sans passé
et sans avenir, qui s'apparente à une sculpture
tempo-relle39. » Et rejoignant dans son propos Joëlle
Mosoli, elle explique que la notion de boucle temporelle participe «
à la conception du temps comme milieu, sans début ni fin ; un
temps qui ne passe pas, qui n'est pas dramatisé,
débarrassé de son inéluctabilité, une sorte de
temps pérenne, proche d'un éter-nité40. »
Or, le temps du spectateur n'est ni immuable, ni stable. Le temps de l'Homme,
c'est le temps du quotidien, ordonné et réglé, mais
perçu de manière parcellaire, c'est aussi le temps de la
mémoire, instable et fragmenté. Il y a donc un fort
décalage entre le temps inépuisable de l'installation, et celui
éphémère du spectateur qui, happé par sa propre
temporalité, ne peut rester indéfiniment dans l'oeuvre.
Pourtant, et alors qu'on soupçonne la toupie de tourner
indéfiniment, et la vidéo d'être en boucle, notre regard
est maintenu par l'espoir que quelque chose advienne - que la toupie finisse
par ralentir et tomber. Tout comme la toupie, la vidéo nous pousse
à espérer l'événement, car nous savons que toute
vidéo relève d'une durée, et quand bien même cette
durée se répète, elle défile devant nos yeux. Il y
a bien quelque chose qui passe, qui se passe, comme la bande du film qui
défile. Le mouvement de la toupie, la bande du film, et la durée
de la vidéo, nous placent donc en position d'attente.
Or, dans notre cas, quelque chose finit bien par arriver. La
figure immobile s'anime avant de retourner à son état premier. Il
y a une rupture qui s'opère entre ces deux états et c'est en cela
que réside le véritable événement attendu par le
spectateur. Et bien qu'il se répète, bien que le spectateur
finisse par l'attendre, cette attente ne fait qu'instaurer une plus
grande dramatisation de l'événement lorsqu'il sur-
38 Joëlle Morosoli, L'installation en mouvement, une
esthétique de la violence, Trois-Rivières (Québec),
Edi-
tions D'Art le Sabord, 2007, p.150.
39 Françoise Parfait, Vidéo : un art
contemporain, op. cit., p.76.
40 Ibid.
51
vient. Ainsi, ce temps de l'éternité, ne se vit
pas comme un temps figé, mais comme la stable répétition
d'une durée débouchant invariablement sur une même action,
chaque répétition étant séparée par un temps
d'attente. L'image figée, presque mortifère, se met donc
soudainement à s'animer, comme si elle revenait à la vie avant de
sombrer de nouveau dans la torpeur. Et cette manifestation lazaréenne se
répète ainsi inlassablement, faisant du médium
vidéo l'expression d'une image palingénésique.
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