Espace contaminant.
Dès lors, il convient de remarquer ce que j'appellerai
le pouvoir contaminant agissant entre les sculptures et la
vidéo au sein du dispositif.
Le terme contamination provient du latin
contaminatio, qui signifie « contact impur » ou «
maladie », ce qui lui confère un aspect pour le moins
péjoratif, puisque que l'on emploie ordinairement le mot contamination
pour définir la transmission d'un virus, mais aussi pour qualifier la
propagation d'agents radioactifs dans un milieu. Malgré tout,
l'idée d'une transmission par contact reste présente, puisqu'il
s'agit de favoriser le transport d'un germe infectieux d'un organisme à
un autre.
Mais si l'on se reporte au verbe « contaminer », et
à son origine latine contaminare, qui trouve le sens
18 Christian Biet, Christophe Triau, Qu'est ce que
le théâtre ?, Paris, Gallimard, 2006, p.329.
19 Ibid, p. 338.
20 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, Paris, L'Harmattan, 2003, p.95.
21 Ibid.
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de « mélanger » au XIIIème
siècle22, on rejoint le sens employé en linguistique,
de la contamination qui est le « phénomène par lequel la
graphie, le sens ou la construction d'un mot change par analogie avec un autre
mot23».
Il y a donc un double sens contenu dans le concept de la
contamination, d'une part l'idée d'un transfert entre deux
éléments, et d'autre part, celle d'un mélange, d'une
confusion, résultant de ce passage entre les éléments
contaminés.
Dans notre cas, les éléments qui se contaminent
entre eux, sont les sculptures et la vidéo, et les agents favorisant
cette contamination sont la lumière et le son employés au sein du
dispositif de présentation.
En effet, par la mise en scène du son et de la
lumière, il y a une sorte de contamination opérant au sein du
dispositif de présentation; les sculptures et la vidéo baignent
dans une même atmosphère, ce qui nous permet de les
appréhender comme un ensemble, comme un tout où chaque
élément entre en relation avec les autres. Comme dans un milieu
radioactif, où tout objet qui y pénètre est
immédiatement contaminé par cet environnement, et se retrouve
porteur d'une charge radioactive, les objets enveloppés par la
lumière et le son du dispositif sont intégrés par
celui-ci, et « l'espace de projection présente l'objet non plus
comme une entité finie et indépendante mais comme relation
possible à d'autres objets, reliés par la matière
lumineuse24» et sonore.
Mais la contamination ne s'effectue pas seulement du milieu -
du dispositif de présentation - vers les objets qui y résident,
elle opère également entre ces objets eux-mêmes. On observe
que l'image vidéo traverse l'écran central pour se retrouver
projetée sur le mur et les trois sculptures qui y sont accolées.
Il y a donc une prise de contact entre la vidéo et ces sculptures qui
perdent leur simple statut d'objets inertes, et qui deviennent support d'une
image en mouvement. Cette superposition entre la matière lumineuse
fluctuante de l'image vidéo et celle solide et figée de la
sculpture, impose que nous les regardions toutes deux d'une manière
nouvelle. Il y a confrontation entre ces deux médiums qui entrent
pourtant en interrelation.
Plus encore que la confrontation de leurs différences
(rigidité et fluctuation), c'est par leurs aspects communs qu'ils se
rapprochent et entrent en résonnance. Ils relèvent tout d'abord
d'un même mode de fabrication, celui de la forme comme palimpseste. Puis,
il y a des similitudes visuelles entre ces objets : dissonances et
instabilités des formes, personnages asexués et difficilement
identifiables, verticalité des figures, rapports frontaux avec les
spectateurs, extrême lenteur de la vidéo et fixité des
sculptures.
Ainsi les analogies formelles et structurelles
présentes entre les sculptures et la vidéo permettent au
spectateur de les faire dialoguer entre elles. L'aspect des sculptures, et le
ressenti qu'on en a, détermine notre façon d'appréhender
la vidéo, et vice versa.
22 Picoche Jacqueline, Dictionnaire étymologique du
français, Paris, Editions Le Robert, collection Les
Usuels, 2009, p.28.
23 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré,
op. cit., p.415.
24 Pascale Weber, Le corps à l'épreuve de
l'installation-projection, op. cit., p.22.
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Mais ce ne sont pas uniquement le son et la lumière, ou
ce phénomène de contamination des objets entre eux, qui
permettent d'établir un lien fort, une unité et une
cohérence entre les sculptures et la vidéo. Ce qui achève
d'instaurer cette cohérence au sein du dispositif de présentation
c'est la tension qui existe entre les éléments. Cette tension se
traduit par les distances et les positions qu'ont les différents objets
les uns par rapport aux autres. Dans notre cas, on remarque une recherche de
symétrie dans l'agencement des sculptures et de l'écran
vidéo. Les trois sculptures alignées le long du mur sont
tournées en direction de l'écran, elles sont droites et
figées dans une posture totémique, telles des vigies gardiennes;
elles font face à la figure de la vidéo et marquent une certaine
frontalité. L'autre groupe de sculptures est disposé en triangle
au centre du dispositif, une sculpture prenant la tête en direction de
l'écran et de l'image vidéo. Là encore, la disposition des
sculptures montre une recherche de frontalité, mais ici, les sculptures
penchées, nous évoquent un élan en direction de l'image
vidéo. Enfin, l'image vidéo flottant sur l'écran
translucide suspendu, fait écho à celle visible sur le mur. Ces
deux images délimitent l'espace des sculptures, mais surtout, elles
supposent une direction opposée à celle des sculptures, puisque
le faisceau lumineux va du vidéoprojecteur vers le mur, alors que les
sculptures regardent - et semble vouloir se diriger - dans le sens
inverse.
Le dispositif de présentation est donc ponctué
par les sculptures et la projection vidéo, et c'est cette ponctuation -
ainsi que la tension entre ces points - qui détermine un espace
identifiable propre à ce dispositif. Ainsi, ce mode de
présentation des sculptures et de la vidéo, tient moins d'une
préoccupation relative au lieu d'exposition, que d'une volonté de
création d'un espace de rencontre entre les deux médiums.
Nous pouvons ainsi appliquer à notre raisonnement la
pensée de Michel de Certeau dans son livre L'invention du
quotidien, où dans le Chapitre IX, intitulé
«Récits d'espace», il mène une réflexion sur le
traitement de l'espace au sein du récit. Il démontre comment
l'espace du récit se trouve cartographié et balisé par le
narrateur qui y trace un véritable parcours pour son lecteur. Il cherche
ainsi à établir une sorte de « typologie » du
récit « en terme d'identifications de lieux et d'effectuations
d'espaces25.»
A travers cette réflexion, Michel de Certeau effectue
une distinction précise entre la notion de lieu, et celle d'espace.
Selon lui, un lieu résulte d'« une configuration instantanée
de positions », ce qui « implique une indication de stabilité.
» A contrario, un espace est la résultante de « l'effet
produit par les opérations qui l'orientent, le circonstancient, le
temporalisent et l'amènent à fonctionner en unité
polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles.
L'espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé,
c'est-à-dire quand il est saisi dans l'ambigüité d'une
affectation, mué en un terme relevant de multiples conventions,
posé comme l'acte d'un présent (ou d'un temps), et modifié
par les transformations dues à des voisinages successifs. A la
différence du lieu, il n'a donc ni l'univocité ni la
stabilité d'un « propre ». En somme, l'espace est un lieu
pratiqué26.»
Ainsi, dans le registre du récit comme dans celui de
l'installation projection, narrateur et artiste s'ap-pliquent à penser
le parcours du destinataire de l'oeuvre ; et comme il y a écriture d'un
espace narratif, il y a dans l'installation, une construction d'un espace
à parcourir. Ce qui forge l'espace du dispositif présentant les
sculptures et la vidéo, n'est pas le lieu où elles se retrouvent
exposées, mais bien « l'en-
25 Michel de Certeau, L'invention du quotidien 1. Arts de
faire, Paris, Gallimard, 1990, p.175.
26 Ibid, p.173.
semble des mouvements qui se déploient27
» au sein du dispositif en question.
La configuration du lieu d'exposition n'a donc qu'une
importance secondaire puisque ce qui créé une cohérence
c'est la mise en place d'un espace identifiable, au sein duquel le spectateur
peut pénétrer et considérer les objets présents. Et
cet espace particulier, établi selon une ponctuation et des tensions
internes grâce un agencement précis des éléments
entre eux, n'est pas figé, et peut s'adapter en fonction des lieux
d'exposition qui l'imposent28.
A propos de cette diversité des possibilités de
projection de l'image vidéo, ainsi que du caractère variable et
adaptable du dispositif de l'installation projection, Françoise Parfait
parle d'«une certaine manière de faire exister l'oeuvre relevant
davantage du nomadisme que de la stabilité 29.» Ainsi,
« quand on parle maintenant de projection, on ne pense pas au
cinéma et à la vidéo, mais on pense à toutes sortes
de supports, de dispositifs, de possibilités d'apparition de l'images
[...]. Ceci est bien la conséquence d'un déplacement et de la
migration des images, depuis leurs supports d'origine vers de multiples autres
surfaces, espaces, corps et matériaux d'accueil. Les modes d'apparition
semblent inépuisables30.»
L'espace dans lequel sculptures et vidéo fonctionnent
en résonnance est donc un espace malléable - tant qu'il conserve
les tensions internes que nous évoquions plus haut - qui peut être
transféré en divers endroits, et s'adapter au lieu d'exposition.
C'est la mise en place de cet espace, relevant d'un dispositif nomade,
matérialisé par une ambiance sonore et lumineuse qui permet donc
de faire cohabiter et dialoguer les deux médiums. Ainsi, l'instauration
d'un tel espace répond à une logique d'installation, et de mise
en résonnance des éléments entre eux au sein d'un
ensemble, plutôt que d'une volonté de monstration de chaque objet
isolé des autres.
46
27 Ibid.
28 Voir page 14 et 15, exposition Spectres à
l'Espace M de l'Université Rennes 2.
29 Françoise Parfait, Vidéo : un art
contemporain, op. cit., p.137.
30 Ibid, p.88.
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