La forme comme palimpseste.
Suite à ces deux descriptions du travail sculptural et
du travail vidéo, on constate qu'il existe des procédés et
des opérations plastiques communes à ces médiums tels que
je les pratique.
Ainsi, ces opérations se retrouvent-elles au sein de
deux processus principaux, consistant dans un premier temps à user des
spécificités matérielles des médiums
employés, et dans un second temps à effectuer des
opérations de retour sur l'objet façonné: re-filmer et
remonter la vidéo; retoucher, recouvrir ou gratter la surface de la
sculpture après séchage.
Il convient donc de considérer l'image vidéo
comme un matériau à part entière, au même titre que
l'argile servant de matière première à la sculpture; et
tout comme l'argile, la matière vidéo peut être
travaillée, modelée, abîmée. Cette matière
vidéo présente des caractéristiques qui lui sont propres,
et qui se manifestent sous deux formes dominantes : temporelle et spatiale.
Ainsi, l'image produite relève des perpétuelles fluctuations et
rencontres entre ces deux registres. L'image vidéo n'est donc jamais
arrêtée, jamais vide, elle est le produit d'un flux continu.
Françoise Parfait indique, dans son ouvrage Vidéo: un art
contemporain, que « l'image vidéo est travaillée dans sa
nature même et dans sa structure par des microphénomènes
d'apparition et de disparition qui font qu'à aucun moment elle n'est
fixe et entière. L'image vidéo est toujours
disparaissante1 ».
Et elle va plus loin en posant l'idée d'une
matière vidéo indépendante de toute idée d'image ou
de figuration, sorte de magma pictural:
« L'image vidéographique préexiste à
toute représentation mimétique qu'elle pourrait figurer : c'est
l'écran de neige qui apparaît dès que l'écran
s'allume, dès que le dispositif (télévision ou
caméra) est branché, lorsque les programmes sont terminés
mais que la machine reste activée. Cette neige électronique,
véritable matrice vibratile, potentiellement pleine de toutes les images
du monde, figure un état primitif de l'image, un état de celle-ci
avant sa réalisation en tant qu'apparence: la neige comme devenir-image,
élément, aliment dont sera faite la chair de
l'image2.»
Ces propos montrent bien qu'une approche de la vidéo en
tant que matériaux est possible; et même que l'on peut
considérer le signal zéro de l'image vidéo, ce que
Françoise Parfait appelle la neige électronique, comme
l'état original de cette matière aux capacités de
mutations infinies.
On peut faire ce constat, d'un traitement de la vidéo
en tant que matière, dans la vidéo de Pi-pilotti Rist, I'm
Not The Girl Who Misses Much de 1986. Cette célèbre
vidéo-performance montre l'artiste se mettant en scène.
Maquillée et habillée d'une robe noire laissant apparaître
sa poitrine, elle entame une danse gesticulante devant l'objectif fixe de la
caméra.
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Ce qui nous intéresse ici ce n'est pas le sujet de la
vidéo, mais sa facture, son rendu plastique: l'aspect flou des images
donne l'impression de voir la danseuse à travers un voile. Les couleurs
virent parfois à la monochromie criarde, l'image accélère
et ralenti, donnant à la danseuse l'aspect d'un pantin s'agi-tant
frénétiquement. De plus, il faut noter que la bande vidéo
semble de mauvaise qualité ce qui nous renvoie à l'aspect
construit de l'image vidéo.
Pipilotti Rist
I'm Not The Girl Who Misses Much, 1986, vidéo
monocanal, couleur, son, 5'00.
Cette mauvaise qualité, et ce voile flou qui semble
jeté sur l'image ne sont pas les seuls éléments
perturbateurs qui viennent altérer la qualité plastique de la
vidéo. Ces perturbations se manifestant par des stries horizontales qui
traversent l'image de haut en bas tout en la déformant et en modifiant
les couleurs. Elles témoignent d'un procédé
d'accélération imposé à la bande vidéo,
cette accélération étant aussi perceptible dans le son
aigue de la voix de l'artiste. Et c'est le son qui vient également
perturber le flux vidéo et déformer l'image du corps de l'artiste
: alors que l'artiste, toujours en accéléré, continue de
chanter et de danser, l'image se fige en suivant de gauche à droite
l'évolution en dents de scie d'une courbe qui semble inscrire sur
l'image - à la manière d'un oscilloscope - les effets du son de
la voix de l'artiste; cette perturbation entrainant une nouvelle
déformation de l'image.
Enfin, il faut noter que ces manifestations
déformatrices qui interviennent dans l'image, s'inscrivent dans la
durée de la vidéo, comme pour mieux la rythmer; lorsque l'image
est entièrement griffée et figée dans sa
difformité, un retour sur l'image originelle est immédiatement
opéré, et cette nouvelle
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image subit le même sort que la
précédente. Cette logique d'altération de l'image, jusque
dans une exagération par la répétition des parasitages et
des déformations entraînés par la superposition de
manifestations sonores et picturale, nous montre de manière presque
obscène, les dessous de l'image vidéo. Avec I'm Not The Girl
Who Misses Much, Pipilotti Rist semble donc s'amuser à malmener la
matière vidéo dans le but de révéler au spectateur
les propriétés relevant de la matérialité de ce
médium.
Ainsi, les actions plastiques analogue produisent des images
vidéo et sculpturales aux multiples couches superposées et
à l'aspect altéré, qui mettent en évidence la
matérialité propre aux deux médiums. Ces deux images
instaurent donc un lien entre elles non seulement par l'usage de
procédés plastiques analogues, mais aussi et surtout par l'effet
obtenu, et grâce auquel nous pouvons les considérer en tant
qu'images relevant d'une logique du palimpseste.
A l'origine, le terme palimpseste, provenant du grec «
Palimpsêstos, gratté pour écrire de nouveau, de
palin, de nouveau, et psan, gratter », est
utilisé pour désigner un « manuscrit sur parchemin d'auteurs
anciens que les copistes du Moyen Age ont effacé, puis recouvert d'une
seconde écriture, sous laquelle l'art des modernes est parvenu à
faire reparaître en partie les premiers caractères 3.
» Ainsi, un palimpseste se présente sous la forme d'une
accumulation de textes ou de dessins résultant d'une succession de
recouvrements des couches inférieures. Cette accumulation altère
donc l'utilité première du parchemin, qui est d'être le
support d'une écriture lisible.
Mais si l'objet, de par cette accumulation de signes, en
trouve son utilité première annulée, et son statut
altéré, il présente néanmoins une mine d'indices
superposés nous renseignant sur l'élaboration chronologique qui
en a fait un palimpseste.
De la même façon, dans la vidéo comme dans
la sculpture, la superposition des images, ou l'accumu-lation de couches de
matière vient altérer l'uniformité et la lisibilité
de l'objet tout en nous offrant la possibilité, par l'observation de
leur rendu plastique, de juger de leurs procédés de
fabrication.
La forme comme palimpseste pose donc la question du
médium, de ses atouts, de ses limites, de ses effets, mais elle
interroge également notre rapport à l'image. Que dit-elle d'autre
qu'une image lisse, qu'une image propre?
C'est à travers l'étude des oeuvres du peintre
et sculpteur américain Cy Twombly 4, que Roland Barthes
apporte une analyse de ce procédé employé par l'artiste
consistant en des tentatives de recouvrement et de dissimulation de formes par
d'autres , et qu'il nomme la salissure.
« La salissure : j'appelle ainsi les
traînées, de couleur ou de crayon, souvent même de
matière indéfinissable, dont Twombly semble recouvrir d'autres
traits, comme s'il voulait les effacer, sans le vouloir vraiment, puisque ces
traits restent un peu visibles sous la couche qui les enveloppe; c'est une
3 Emile Littré, Le nouveau Petit Littré,
Paris, Editions Garnier, 2009, p.1439.
4 « Depuis plus d'un demi siècle, Twombly
«écrit» la peinture. Les traits hâtifs qu'il inscrit
à la surface, sou-
vent de façon parcellaire, rehaussés de
collages ou de crayon de couleur, établissent une tension, comme si la
peinture ne pouvait supporter son accomplissement. »
Alfred Pacquement, Cy Twombly, cinquante années de
dessins, catalogue d'exposition, Paris, Gallimard/ Centre Pompidou, 2004,
p.13.
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dialectique subtile: l'artiste feint d'avoir «
raté » quelque morceau de sa toile et de vouloir l'effacer; mais ce
gommage, il le rate à son tour; et ces deux ratages superposés
produisent une sorte de palimpseste: donnent à la toile la profondeur
d'un ciel où les nuages légers passent les uns devant les autres
sans s'annuler5».
Il n'est sans doute pas anodin que Barthes emploie le terme de
salissure pour désigner les opérations formelles de Twombly dans
sa peinture. En effet, le mot salissure désigne non pas ce qui est sale,
mais ce qui salit, c'est à dire ce qui rend sale, ce qui
détériore et qui avili. L'action de Twombly s'inscrit donc bien
dans cette détérioration des formes en cela qu'il ne mène
pas son geste de recouvrement jusqu'au bout, et demeure dans une
indétermination du résultat. On voit ce qu'il est censé
dissimuler autant que ce qui est sensé être dissimulé.
Là encore, le rendu pictural final témoigne des opérations
plastiques de l'artiste.
Pour Barthes, ces formes altérées sont porteuses
d'un discours sur elle-même, et il explique que « le fait, dans sa
pureté, se définit mieux de n'être pas propre. Prenez un
objet usuel : ce n'est pas son état neuf, vierge, qui rend le mieux
compte de son essence ; c'est plutôt son état
déjeté, un peu usé, un peu sali, un peu abandonné:
le déchet, voilà où se lit la vérité des
choses6.»
Et cette « vérité des choses » dont
parle Roland Barthes, n'est autre que la somme des procédés
constituants précisément la genèse de ces choses. C'est en
cela que l'objet impur, abîmé et usé, qui nous
dévoile sa trame ou ses entrailles, se rapproche de l'image palimpseste
qui, par sa nature même révèle ses procédés
de fabrication. A travers notre regard, l'essence de l'image ou de l'objet se
ressentirait donc bien plus s'ils ne sont pas vierges, mais s'ils sont, au
contraire, porteurs de stigmates révélateurs - de leur
fabrication ou de leur utilisation.
Ce statut fragile - celui de l'objet abîmé et
dont l'aspect pourtant enlaidi lui confère des airs
d'honora-bilité - d'ordinaire concédé aux objets anciens,
détériorés par le temps et l'usage, tels que les
parchemins palimpsestes; est ici directement attribué et appliqué
comme mode de production à des oeuvres, qu'elles soient vidéo,
picturales ou sculpturales.
Mais si l'aspect quelque peu repoussant de ces images
témoigne de leurs processus et de leurs procédés de
fabrication, il a une dernière fonction, qui est la mise en
évidence des matériaux qui les composent. Dans la vidéo de
Pipilotti Rist, le rendu plastique de l'image témoigne tout autant des
procédés et des effets imposés à l'image (montage,
modification de la durée, du son et de la couleur), que du
matériau que constitue cette image vidéo en tant que flux
malléable.
Et il en va de même dans la peinture de Twombly,
où « ses modes opératoires font la part belle à tout
ce qui est écorné, arraché, ridé, froissé,
chiffonné, mâchouillé et maculé. Ses instruments
eux-mêmes forment une panoplie rocambolesque de créateur d'art,
aussi éloignée que possible de tout ce qui concourt à la
mystique esthétique : crayons 4H de supermarché, stylos à
bille, pastels gras et peinture industrielles7.»
5 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III,
Sagesse de l'art, Paris, Editions Du Seuil, collection
« Tel Quel », 1982, p.165.
6 Ibid.
7 Alfred Pacquement, Cy Twombly, cinquante années de
dessins, op. cit., p.27.
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Cy Twombly
Sans titre, 1957, peinture industrielle et mine de plomb
sur papier, 69 x 98,3 cm.
34
Cy Twombly
Apollo and the artist, 1975, peinture à
l'huile, pastel gras, mine de plomb et collage sur papier, 142 x 128 cm.
Mars and the artist, 1975, peinture à l'huile,
pastel gras, mine de plomb et collage sur papier, 142 x 128 cm.
35
Twombly, de part son processus de création, permet donc
au spectateur se trouvant devant le tableau, de mener son enquête en
observant les formes figurées, et d'en déduire les
matériaux et les outils graphiques utilisés par le peintre.
« L'art de Twombly consiste à faire voir les
choses: non celles qu'il représente (c'est un autre problème),
mais celles qu'il manipule : ce peu de crayon, ce papier quadrillé,
cette parcelle de rose, cette tâche brune », précise Barthes,
en concluant qu'une telle démarche artistique a pour effet de « de
faire apparaître, toujours, en toutes circonstances (en n'importe qu'elle
oeuvre), la matière comme un fait (pragma)8.»
L'image palimpseste se perçoit donc ici comme
abîmée, usée par une action qui s'inscrit dans le temps,
où l'accumulation de strates, sous forme de retours et d'ajouts, a pour
effet premier une mise en avant des matériaux employés.
Alors qu'il est généralement admis que le
procédé « doit être une genèse effacée
par la belle apparence de l'oeuvre sous peine d'être
dévalué comme `ficelle'
9», la forme comme palimpseste révèle et
affirme par son aspect esthétique sa propre genèse. La logique du
palimpseste, c'est celle d'un dévoilement des procédés,
des actions de l'artiste. L'image palimpseste est donc une image qui
témoigne, qui montre son essence et sa vérité dans son
altérité.
La matière, qu'elle soit terre ou lumière,
s'offre à nous en tant que corps mutilé, et nous invite à
considérer l'aspect fragmenté et malmené de l'image
palimpseste. Sculptures et vidéos s'affirment donc comme des formes
résidant dans un état de fragilité constant. La
matière vidéo, comme l'argile, s'expose comme matière
fluctuante et instable, toujours en proie à de possibles variations et
altérations. Ces formes arrêtées, figées dans leur
évolution, témoignent d'un processus ambigu, où l'on ne
sait plus très bien si elles étaient en train de se construire ou
de se détériorer.
8 Roland Barthes, L'obvie et l'obtus, Essais critiques III,
Sagesse de l'art, op. cit., p.164.
9 Etienne Souriau, Vocabulaire d'esthétique,
Paris, Presses Universitaires de France, Editions Quadrige,
2010, p.1240.
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