III- La notion de l'identité et les
différentes formes identitaires
Ce chapitre nous servira de vérifier notre
deuxième hypothèse qui s'appuie sur les travaux de Dubar (1998,
1992, 2015).
1- Définitions de l'identité
La nature du concept d'identité est très
variée puisqu'il existe plusieurs types d'identités :
identité personnelle, sociale, groupale, ethnique, sexuelle, nationale,
professionnelle (à laquelle nous nous attarderons davantage dans le
cadre de ce travail de mémoire). L'identité « C'est une
espèce de mot valise dans lequel chacun met son propre contenu
». (Kaufmann, 2009, p.55). D'après C. Dubar (1998), les
identités sont d'abord des « noms » servant à
désigner des choses ou des personnes, des noms propres, des noms de
pays, mais aussi des noms communs (métiers, techniques, groupes,
profession...) Dire « qui je suis » ou « qui est
l'autre », c'est souvent donner une « valeur au sujet
», le « qualifier » (p.135). Les identités
ne sont pas seulement une catégorie, ce sont des « valeurs
produites » par des jugements. Chaque personne adulte a plusieurs
identités. Elle a un statut principal relatif à sa profession, et
à son origine ethnique... L'identité sociale n'est pas
innée, elle résulte de la socialisation des individus, et
dépend du jugement des autres. C'est donc par le regard et la parole des
autres que se construisent les identités. J'hérite d'un nom et
d'un prénom, j'appartiens à un milieu social et à une
culture familiale (p.136). C'est aussi, « un système de
sentiments et de représentations de soi, [...] Ce qui me rend semblable
à moi-même et différent des autres, c'est ce par quoi je me
sens exister en tant que personne et en tant que personnage social
(rôles et fonctions), ce par quoi je me définis et me
connais, me sens accepté et reconnu comme tel par autrui, mes groupes et
ma culture d'appartenance » (Tap, 1986, p.8). Pour M. Pollak (1990),
« l'identité ne devient une préoccupation et un objet
d'analyse que là où elle ne va plus de soi, lorsque le sens
commun n'est plus donné d'avance et que des acteurs en place n'arrivent
plus à s'accorder sur la signification des situations et des rôles
qu'ils sont censés y tenir » (p.10).
A travers ces quelques définitions, nous notons que
l'identité est à la fois individuelle et collective, personnelle
et sociale. Elle exprime en même temps la singularité et
l'appartenance à un groupe. Elle traduit un mouvement réflexif
par lequel je cherche à me connaître, « qui suis-je ?
», à coïncider avec ce que je voudrais être ou
devenir.
2- 57
Identité professionnelle et
socialisation
Selon Dubar (1992, p. 523), la socialisation professionnelle
consiste pour les individus à construire leur identité sociale et
professionnelle à travers le jeu des transactions biographiques et
relationnelles. L'identité professionnelle ne se confond pas avec
l'identité sociale même si elles ont un rapport étroit : la
première renvoie au domaine de l'emploi et des activités
économiques ; la seconde concerne le statut social. Dubar (1998,
pp.135-136) a écrit : « Chacun dans le cours de sa vie, apprend
qui il est, par le biais du regard puis des paroles des autres ». Il
explique que « l'identité des individus est sans cesse
réajustée et renégociée ». Dans la «
socialisation », Dubar spécifie deux types d'identité : une
identité par et pour soi « ce que je pense que je suis » et
une identité par et pour les autres « ce que je pense que les
autres pensent que je suis ». Il affirme que « l'identité
est le produit de socialisations successives ». Par contre, il
différencie la socialisation primaire (famille, école...) de la
socialisation secondaire (travail, formation, ...). Pour lui, les deux
socialisations ensembles constituent la biographie de l'individu. Si cette
socialisation dépend de l'évaluation et du jugement d'autrui,
elle résulte aussi de la capacité à régir, à
s'adapter, à inventer des solutions, à rebondir aux
échecs, à se frayer sa propre voie du sujet. Pour l'auteur, ce
processus de socialisation suppose des transactions entre l'individu et la
société, qui s'apparentent à l'équilibration de
Jean Piaget (1967) : par « assimilation », le sujet tend à
modifier son environnement pour le rendre plus conforme à ses
désirs ; par « accommodation », le sujet tend à se
modifier pour répondre aux contraintes de son environnement.
3- Formes identitaires et identités au
travail
Pour Dubar (2015, p. 231), les formes identitaires «
s'enracinent dans la sphère socioprofessionnelle mais ne se
réduisent pas à des identités aux travail ».
Elles correspondent à des « trajectoires sociales
différentes », mais ne se limitent pas à des «
catégories sociales ». Elles représentent le
vécu de la personne et la représentation de soi, et non pas ce
que pense autrui. Ces formes identitaires s'articulent entre «
transaction objective » et « transaction subjective
». C'est le résultat d'un arrangement «
intérieur » entre « identité
hérité » et « identité visée
», c'est aussi le résultat d'une négociation «
extérieure » entre l'« identité
attribuée » et l' « identité incorporée
par soi ». Les identités dans le champ professionnel, Dubar
(1998, pp.138-139) les qualifie de « Formes identitaires ».
D'après lui, elles
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s'apparentent aux « Identités au travail
» de R. Sainseaulieu27 (1977), il s'agit d'une
manière « d'être acteur » dans les relations de
travail. Dubar reprend la théorie de Sainseaulieu pour expliquer la
construction de l'identité au travail qui se fait en quatre
modèles :
- Le modèle des identités de
type « retrait » ou « hors travail » : le
travail est considéré comme instrumental, la carrière
comme linéaire, la formation comme uniquement « sur le tas »
(acteur ailleurs) ;
- Le modèle de la négociation :
« les identités négociatrices » tendent vers
la promotion et implique un fort engagement au travail et une participation
intense à la formation continue proposée par l'entreprise. Ce
modèle intervient quand les situations de travail permettent un
accès aux positions stratégiques (acteur stratégique) ;
- Le modèle des «
identités fusionnelles » ou « catégorielles »
: forte identification au groupe qui partage le même métier,
la même formation...Ce modèle apparaît dans les contextes
marqués par des tâches répétitives et peut
qualifier. L'acteur pour se valoriser n'a pas d'autres ressources que le
collectif (acteur de masse) ;
- Le modèle des «
identités affinitaires » ou de « réseau
», implique un réseau d'amis, de collègues, sur lesquels la
personne peut compter pour réaliser son projet professionnel (acteur de
soi).
Ce qui explique que l'identité professionnelle
diffère de l'identité au travail, elle est une manière de
se situer dans le champ professionnel et, au-delà, dans la vie sociale,
elle continue à influencer toute l'existence hors travail.
4- Les dynamiques identitaires et la double
transaction
D'après C. Dubar (1998, pp 139-141), les formes
identitaires se construisent et se reconstruisent tout au long de la vie. Pour
qu'elles existent pleinement, elles doivent être négocier et
reconnues par les autres (« faire reconnaître ces
compétences est une condition pour s'inscrire sur le marché de
travail »). Cette reconnaissance exige des transactions avec des
employeurs, des collègues, des clients. C'est la « transaction
relationnelle » 28 (qui ne se limite pas à une
interaction entre l'individu et un seul partenaire, elle engage toute une
institution à travers les marchandages). Dans ce cas, un travail sur soi
est nécessaire, on ne peut pas convaincre autrui si l'on n'est pas
convaincu soi-même des compétences acquises :
27 L'identité au travail, Presses de la FNSP,
1977.
28 Vise à se faire reconnaître ou non,
par les partenaires institutionnels la légitimité de ses
prétentions, compte
tenu des moyens « politiques » de l'institution.
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c'est la « transaction biographique »29
(qui se présente comme une sorte de négociation avec
soi-même). L'interaction des deux transactions constitue un processus de
« double transaction », c'est le mécanisme de base de
la dynamique identitaire. D'après l'auteur, on peut se construire des
identités, soit en continuité, soit en rupture avec son
passé. Ces modes de construction peuvent être valorisés ou
pas par les autres. Dubar décrit quatre formes identitaires
émanant du processus de double transaction :
? Les identités d'entreprises et les identités
catégorielles sont construites sur la continuité biographique.
Elles ont des difficultés à se faire reconnaître par les
institutions de travail ;
? Les identités de réseau et les
identités hors travail sont construites sur la rupture. Elles sont
reconnues par les institutions de travail.
Pour Dubar (1992, 505-529), la complexité entre «
projet d'entreprise » et « projections individuelles
» suppose à la fois pour l'individu une construction sociale
et mentale de sa situation en termes de « saisie d'opportunités
» et, pour l'entreprise, une sélection des individus en termes
de « compétences utilisables », de «
potentiels mobilisables » ou de « qualifications
souhaitables ». La double transaction est donc pour Dubar, au coeur
de la mutation des politiques de gestion, passant du simple «
donnant-donnant » à l'exigence d'un « toujours
plus », en échange d'un avenir présumé moins
incertain. Cette mutation modifie en profondeur les mécanismes de
socialisation professionnelle. Pour l'auteur, il n'est plus possible de
concevoir les relations entre formation (des compétences et
identités professionnelles) et emploi (des individus pourvus de ces
compétences et identités) comme le rapport entre deux processus
distincts dans l'espace et successifs dans le temps. La socialisation
professionnelle devient un processus unique, de plus en plus
intégré et concernant potentiellement l'ensemble du cycle de vie
des individus. La mobilité sociale devient constitutive de
l'identité sociale des individus. Elle n'est plus acquise, elle se
construit, se déconstruit et se reconstruit. Les formes identitaires
pour Dubar, ne constituent donc pas des identités sociales
établies.
29 Consiste à projeter des avenirs possibles en
continuité ou en rupture avec un passé reconstitué «
trajectoire ».
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Synthèse de la deuxième
partie
Au travers de ces trois chapitres, si on considère que
les différents rôles proposés à l'infirmière,
par la théorie de Peplau, rejoignent les exigences de la pratique
éducative défini par l'OMS (1998) et, que les différentes
postures dans l'accompagnement professionnel décrites par Paul,
représentent la posture éducative que l'infirmière doit
intégrer à sa posture d'infirmière. On peut déduire
alors, que cette nouvelle activité éducative va forcément
transformer ou modifier le comportement de cette infirmière en devenant
aussi « éducatrice ». Cette nouvelle mission va certainement
influencer son identité professionnelle actuelle. C'est dans cette
perspective que nous nous basons sur la socialisation et le processus de
construction identitaire professionnelle de Dubar pour identifier les
différentes transformations identitaires décrites par les
interviewés au moment des entretiens.
C'est dans ce cadre, que nous nous basons sur cette partie
théorique pour vérifier nos deux hypothèses dans la partie
analyse de ce mémoire. Ce choix est basé sur son avantage de
permettre aux infirmières de penser la relation avec le patient en
adoptant d'autres rôles, et d'autres postures d'accompagnement. Ce qui,
en ETP n'est pas rien face à l'importance de la dimension du prendre
soin.
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TROISIEME PARTIE
Problématique et hypothèses de
travail
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I- Problématique
En effet, l'infirmière dans le cadre de son
activité réalise des soins dans un système d'organisation
spécifique. Nous venons de voir dans la première partie de ce
travail, la très grande diversité de l'activité de
l'infirmière. Dans les faits, l'infirmière réalise des
tâches dans le cadre de ses deux rôles (prescrit et propre). L'ETP
fait partie du rôle propre dont elle doit définir l'organisation
selon les recommandations de la HAS (2007).
La nécessité de l'ETP suppose des changements
fondamentaux de représentations et de postures tant du côté
des patients que du côté de l'infirmière et plus
fondamentalement de repenser le système de soins. Ainsi, «
éduquer les patients consiste à sortir de la relation duelle
soignant-patient pour exercer une action pédagogique »
(d'Ivernois et Gagnayre, 2011, p. 33). L'infirmière doit
alors s'adapter à son nouveau système de soins et aux conditions
de travail dont lesquelles elle est contrainte pour se ressourcer et
réaliser ses activités de soin et d'éducation. Il s'agit
d'un « travail réflexif » (Dubet, 1994, p.105).
La pratique de l'ETP demande à l'infirmière
d'adopter une posture d'accompagnement éducatif. Il s'agit alors pour
elle, de devenir une « infirmière éducatrice » c'est
à dire, un « praticien réflexif » selon le
concept de Donald Schön (1983), développant des capacités
à réfléchir sur sa propre pratique éducative, sur
son mode d'organisation, et sur la façon d'intégrer cette
nouvelle activité à ses tâches quotidiennes. Dans ce cas de
figure, l'ETP va-elle opérée à un véritable
changement de conceptions de soins ? Mais, si la représentation des
soins pour l'infirmière se synthétise qu'aux actes somatiques,
comment va-elle alors intégrer la dimension éducative à
ses démarches de soins ? Nous sommes donc amenés à nous
interroger sur la représentation que l'infirmière a de son «
rôle propre » et de « son identité professionnelle
» devant cette activité éducative qui la transforme en
« éducatrice ». Sachant que dans son lieu de travail, cette
infirmière partage avec ses pairs un ensemble de pratiques et de valeurs
dans ses diverses activités quotidiennes. Ces éléments
constituent une part importante de son identité professionnelle. Une
sorte d'identité transmise et partagée dès l'apprentissage
en formation initiale, et tout au long du parcours professionnel comme nous
l'avons déjà précisé. L'infirmière
s'identifie et se construit face à cet ensemble commun, qui
définit toutefois le rôle attendu de cette professionnelle,
c'est-à-dire en quelque sorte sa professionnalité. Cette
professionnalité est organisée par les connaissances, les
capacités, les compétences et les savoirs propres à la
profession de l'infirmière. Comment va-elle alors intégrer cette
dimension éducative à son activité quotidienne. C'est
autour de ce constat que nous avons formulé notre question centrale.
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Question centrale
Quel est l'impact de l'introduction de l'ETP sur les
transformations des systèmes d'activités et les transformations
identitaires des infirmières devenant aussi « éducatrices
» ?
De cette question centrale découlent les trois
questions suivantes qui seront particulièrement travaillées :
1) Comment les infirmières vivent-elles les rapports
entre l'activité de soin et l'activité ETP ?
2) Ces activités sont-elles vécues comme
formant un ensemble homogène, ou sont-elles perçues comme
dissociées et relevant de logiques différentes ?
3) Le développement de ces pratiques dites «
éducatives » conduit-il les infirmières à
redéfinir leur posture actuelle ?
Pour nous permettre d'avancer dans notre problématique
et de répondre à ces questions de départ, voici quelques
questions sous-jacentes qui vont nous servir de guide pour nos deux
hypothèses.
1) Comment les infirmières perçoivent le
rapport entre l'ETP et le soin ? S'il s'agit de deux activités
distinctes ? Comment ces infirmières arrivent à intégrer
l'ETP aux soins ? Y-a-il besoin de changer leur système
d'activités pour intégrer l'ETP aux soins? Les infirmières
ont-elles besoins d'une nouvelle démarche de soins regroupant les deux
activités ? Dans ce cas, l'intégration de l'ETP serait-elle
déstabilisante pour leur organisation quotidienne ? Sont-elles
obligées de redéfinir le sens de leur activité et
d'adopter d'autres postures ? Dans quelle mesure le rôle de
l'infirmière dans cette dimension du soin est nouveau ?
2) Comment les infirmières se positionnent dans la
relation soignant/soigné ? Comment se sentent-elles dans leur posture
d'« éducatrice » ? S'il s'agit du changement des pratiques de
l'infirmière, cette soignante est-elle préparée à
assumer ce changement ? Sa conception du service infirmier va -t- elle changer
? Que pense telle de son identité professionnelle ?
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