B) L'application substantielle de l'article 6
paragraphe 1 de la Convention EDH à l'arbitrage
69 La question du droit d'accès
à la justice en matière d'arbitrage fut de plus en plus
débattue dans les prétoires européens.
Constatant l'existence de certaines dérives procédu-rales dans la
justice arbitrale, la Cour européenne des droits de l'homme
décida de renforcer l'équilibre des parties au nom du
procès équitable (1). Ne pouvant faire formellement application
de l'article 6 de la Convention EDH, les juges de Strasbourg et les
juridictions étatiques, optèrent pour une application
substantielle dudit article dans les procédures d'arbitrage. Un
véritable revirement de jurisprudence annonçant ainsi les
prémices du droit à l'arbitre (2).
1) Le renforcement de l'équilibre des parties dans
l'arbitrage
70 La Cour EDH a concrétisé sa
volonté d'inverser sa position jurisprudentielle au tra-
vers d'un arrêt Case of Regent Company contre Ukraine du
3 avril 200849. La haute juridiction Européenne mit en
exergue la fonction juridictionnelle du tribunal arbitral. Celle-ci
démontra qu'un tribunal arbitral devait être assimilé
à un tribunal au sens de la justice publique. En ce sens, la cour
précise qu'un tribunal arbitral doit être considéré
comme étant un tribunal « établi par la loi » au sens
de l'article 6 paragraphe 1 de la Convention EDH. Par conséquent, les
sentences arbitrales doivent répondre aux mêmes exigences que les
décisions des juridictions étatiques.
71 De par cette décision, la Cour EDH
nous indique que le droit d'agir en justice tel que
reconnu par l'article 6 paragraphe 1 de la Convention EDH,
tient à s'appliquer dans les procédures d'arbitrage. C'est un
signe fort envoyé à la justice arbitrale. Si le recours à
la justice
49 CEDH, 3 avril 2008, aff. Regent Company V. Ukraine,
req. 773/03, Rev. arb. 2009 p. 797 note Racine.
28
arbitrale ne pose pas de difficulté, la Cour EDH entend
garantir aux plaideurs une sécurité procédurale reposant
sur les principes du droit au procès équitable. Les tribunaux
arbitraux sont tenus d'offrir aux parties les mêmes garanties que celles
prévues par la justice classique. Force est de constater que la
référence au procès équitable devient quasi
inévitable.
72 Bien que les circonstances de l'espèce
n'étaient pas directement rattachées au pro-
blème de l'impécuniosité dans
l'arbitrage, la Cour EDH jugea opportun de renforcer les droits des parties
dans une procédure arbitrale. A ce titre, il est à noter que la
Cour de cassation avait déjà opéré un revirement de
jurisprudence dans un arrêt de la première chambre civile du
1er février 2005. Ainsi, la haute juridiction avait
estimé que le principe du droit d'accès au juge s'appliquait aux
procédures arbitrales, dans la mesure où celui est : «
un droit qui relève de l'ordre public international consacré par
les principes de l'arbitrage international et l'article 6.1 de la Convention
européenne des droits de l'homme ». La motivation juridique
délivrée par la Cour de cassation est très
intéressante, en se sens qu'elle nous laisse en proie à
l'interrogation suivante : « les principes de l'arbitrage
cohabitent-ils avec l'article 6.1 de la CEDH pour consacrer en substance des
règles de même teneur ?50
73 En somme, si la jurisprudence
Française s'est toujours refusée de faire application
des dispositions de la CEDH dans l'arbitrage, il n'en demeure
pas moins qu'elle a choisi une solution alternative afin de rétablir
l'équilibre des parties dans la justice privée. En ce sens, les
juges ont opté pour une application substantielle des garanties de la
Convention EDH. Ce mécanisme juridique a notamment permis de consacrer
le droit d'accès à l'arbitre. Un droit qui sera davantage
renforcé par la justice publique suite à l'inflation des
problèmes d'impécuniosité dans l'arbitrage.
2) Les prémices du droit d'accès à
l'arbitre
74 Le raisonnement juridique mené par les
juges étatiques est assez subtile. Ne pou-
vant inscrire les dispositions de la Convention EDH
directement dans le visa de la décision, les magistrats se
réfèrent aux grands principes procéduraux. De fait,
lesdits principes sont directement liés aux garanties
énoncées par la Convention EDH. Ainsi, nous pouvons prendre
50 LAGARDE Xavier « L'ombre de la CEDH plane
sur les procédures d'arbitrage », Décideurs magazine,
article du 13/02/2012.
29
pour exemple le principe de l'impartialité et le
principe de l'indépendance, qui se retrouvent aussi bien dans la justice
publique que dans la justice arbitrale.
75 De facto, les juridictions étatiques
mettent en exergue ces principes dans le but de
légitimer l'immixtion de la Convention
européenne des droits de l'homme. En ce sens, la jurisprudence
Française a reconnu le droit d'accès à l'arbitre au sens
de la Convention EDH dans un arrêt Etat d'Israël contre
société National iranian oil company (NIOC). La Cour de Cassation
déclara que : « Mais attendu que l'impossibilité pour
une partie d'accéder au juge, fût-il arbitral, chargé de
statuer sur sa prétention, à l'exclusion de toute juridiction
étatique, et d'exercer ainsi un droit qui relève de l'ordre
public international consacré par les principes de l'arbitrage
international et l'article 6. 1, de la Convention européenne des droits
de l'homme, constitue un déni de justice... »51.
L'existence d'un déni de justice contraint ainsi la justice
publique à faire application des dispositions de l'article 6 paragraphe
1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Progressivement,
les magistrats abandonnent la position initialement adoptée dans
l'affaire CUBIC, quant à l'application de la Conv EDH à
l'arbitrage.
76 Avec la multiplication des situations de
déni de justice dans l'arbitrage, la justice
française s'est appuyée sur le droit
d'accès à l'arbitre en vertu de l'article 6 paragraphe 1. A ce
titre, les magistrats consulaires du tribunal de commerce de Paris ont rendu un
jugement non publié, qui est passé totalement inaperçu aux
yeux des observateurs52.
77 En l'espèce, il s'agissait d'un
contrat de franchise qui avait été conclu entre une so-
ciété française et une
société danoise. Le tribunal de commerce saisi en tant que juge
d'appui, décida de mettre en échec la convention d'arbitrage.
Afin de justifier le jugement, les magistrats estimèrent qu'il y a avait
eu une disproportion entre les frais découlant de la procédure
d'arbitrage et les capacités financières de la
société : « Il n'est pas non plus contesté que la
saisine du tribunal arbitral danois se heurte à l'obligation qui est
faite au requérant de consigner des frais divers {provision, frais de
dossier, d'enregistrement} afin que l'affaire soit
enrôlée».
51C.Cass, 1ère CIV, du 01/02/2005, N° de
pourvoi: 01-13742 02-15237.
52 DE FONTMICHEL Maximin « l'accès
à l'arbitrage de la partie impécunieuse », les petites
affiches, 403e année - 27 janvier 2014 - No 19.
30
78 De ce fait, le tribunal considère que
«l'impossibilité matérielle pour Mil- Tek France
de se pourvoir devant une juridiction en raison d'une
clause contractuelle, constitue une restriction de l'accès au juge qui
doit conduire le tribunal à déclarer cette obligation nulle et de
nul effet»53.
79 Par conséquent, le tribunal conclut
à l'existence d'un déni de justice violant ainsi le
droit d'accès à la justice. L'argumentation
avancée revêt un caractère totalement inédit, dans
la mesure où, l'impécuniosité de l'un des plaideurs a
permis de remettre en cause la convention d'arbitrage. Cependant, le
raisonnement juridique ne fut pas entériné par la Cour d'appel.
En effet, celle-ci refusa de statuer, dans la mesure où le recours
formé n'était pas techniquement recevable. Nous pouvons ainsi en
déduire que la question de l'impécuniosité dans
l'arbitrage ne bénéficie pas d'une jurisprudence
établie54. En somme, au regard de cette nouvelle tendance
jurisprudentielle, le débat sur l'impécuniosité des
parties dans l'arbitrage est relancé.
80 Le risque du déni de justice dans
l'arbitrage est donc extrêmement élevé. De ce fait,
la justice publique voulut consacrer définitivement le
droit d'accès à l'arbitre. Le problème de
l'impécuniosité dans l'arbitrage permit aux magistrats
Français de renforcer les garanties procédurales
énoncées dans l'article 6 paragraphe 1 de la Convention EDH. Pour
autant, les juridictions étatiques n'ont pas souhaité
dénaturer l'essence de la procédure arbitrale en faisant primer
les principes du procès équitable. L'application substantielle
des dispositions de l'article 6 paragraphe 1 de la Convention EDH constitua une
nouvelle foi la clef de voute du raisonnement juridique. Cependant, il apparait
désormais inévitable que l'arbitrage soit rattaché
indirectement à ladite convention. Le droit d'accès à
l'arbitre est une réalité. C'est un nouveau moyen de
protéger les plaideurs impécunieux.
53 Tribunal de commerce de Paris, jugement du 17 mai
2001, RG n° 2011003447.
54 GAILLARD Emmanuel, « Rapport de
synthèse sous la direction de CLAY Thomas et BEN HAMIDA Walid
«l'argent dans l'arbitrage », lextenso éditions, 2013.
31
Section 2 Impécuniosité : La
consécration d'un droit d'accès à l'arbitre
81 Comme nous avons pu le constater dans les
développements précédents, le recours
aux dispositions de la CEDH dans l'arbitrage est devenu
quasiment inéluctable. Il ne serait donc pas incongru de penser que ces
textes soient devenus d'application directe dans les procédures
d'arbitrage, dans la mesure où les sentences arbitrales sont
susceptibles d'être déférées à des
juridictions nationales relevant d'Etats juridiquement liés à la
Convention EDH55.
82 Bien que le droit d'accès à
l'arbitre semble être acquis depuis la jurisprudence « CU-
BIC », il n'en demeure pas moins que les magistrats
français ne se sont pas véritablement prononcés sur la
question de l'impécuniosité dans l'arbitrage. Ainsi, à
l'occasion des affaires « Pirelli » et « Lola Fleurs », la
jurisprudence eut la possibilité de palier à cette absence de
réponse. De facto, la juridiction suprême prit le pas de rendre
effectif le droit d'accès à l'arbitre pour les plaideurs
impécunieux au nom de « l'égalitarisme procédural
» en affaiblissant la portée juridique de la convention d'arbitrage
(paragraphe 1). Par ailleurs, celle-ci décida également de
renforcer la fonction juridictionnelle des tribunaux arbitraux (paragraphe
2).
Paragraphe 1 L'affaiblissement de la portée
juridique de la convention d'arbitrage
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