1.4 LE FAIT RELIGIEUX
D'après Regis DEBRAY, parler de fait religieux, c'est
parler d'un phénomène universel, l'existence des
communautés de croyance qui coexistent ou se mêlent sur toute la
planète. Et que toute civilisation, le plus souvent par rapport à
sa tradition religieuse, consciente ou non, a une façon
particulière de :
> organiser son calendrier, avec des fêtes et des jours
fériés ;
> Polariser son espace, par des lieux de culte et de
pèlerinage ;
> marquer les corps, par la circoncision, les tatouages ou la
barbe.
> discipliner l'alimentation, par des interdits ou des
jeûnes ;
> scander, par des rites, la vie, de la naissance à la
mort ;
> ...
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Le théâtre : une voie pour l'enseignement des
faits religieux en Haïti
Le fait religieux s'inscrit en profondeur dans l'histoire, la
géographie, comme dans la littérature et le cinéma. C'est
une clé pour ouvrir les grandes portes. On ne peut pas lire ou regarder
vaguement les documentaire et autres qui transmettent des informations sur : la
grâce, le sacrilège, la naissance d'Israël, la politique
étrangère américaine, les Croisades, les dragonnades, la
tragédie du 11 septembre, la shoah... C'est aussi une donnée
simple et ordinaire, quelque chose qui se voit comme : une cathédrale,
une mosquée, un temple vodouesque... ; qui s'entend comme : un gospel,
une cantate; qui se respire comme : l'encens ou la crypte; qui se lit comme :
la Bible ou le Coran. Et qui se croise dans n'importe quelle rue de Paris ou
d'Haïti, sous forme de jeunes musulmanes à foulard, juifs
orthodoxes à chapeau noir, chrétiens en procession, ou hare
Krischna au crâne rasé... Le fait religieux est partie
intégrante de la réalité collective. On ne doit pas le
confondre avec l'expérience spirituelle du sacré très
respectable, qui est intime et incommunicable. L'enseignement du fait religieux
n'a pas de caractère confessionnel, ni anticlérical. On doit
l'aborder sans a priori ni préjugé, comme un trait de
comportement, même si cela peut être aussi, à
l'extérieur de l'école, un objet de culte, selon nos traditions
familiales ou nos croyances personnelles. Pour nous, élèves ou
enseignants, l'étude du fait religieux relève de la culture
générale. On ne doit pas le confondre avec un catéchisme
ou un témoignage. Il a la valeur, et les limites, d'une simple
description compréhensive. Mais, entre catholiques, juifs, musulmans,
orthodoxes, protestants, etc., mieux se comprendre, c'est aussi apprendre
à se respecter. Car le fait religieux ne privilégie aucune
religion particulière, considérée comme plus vraie ou plus
recommandable que les autres. L'étude des faits religieux nous propose
plutôt de nous ouvrir sur l'Asie lointaine, à travers Bouddha, sur
l'Inde, à travers Vichnou et les yogis, sur l'Afrique, à travers
le culte des ancêtres, sur l'Antiquité aussi, à travers
Athéna et Jupiter. Les dieux et déesses de la mythologie
gréco-latine nous accompagnent même tout au long de la semaine
comme : Dimanche, dont l'étymologie est «jour du seigneur ».
Mardi, jour de Mars, Mercredi, de Mercure, Vendredi, de Vénus, Jeudi, de
Jupiter.31
31 RegisS DEBRAY, Guide républicain,
Scérén-CNDP, Ministère de l'Éducation nationale,
Delagrave, 2004.
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Jean Marc Voltaire
1.4.1 LES FAITS RELIGIEUX COMME OBJETS D'ENSEIGNEMENT
Enseigner en Haïti dans une démarche critique,
laïque et non-confessionnelle, la notion complexe de « faits
religieux » nécessite une réaction sereine et pertinente.
Comment comprendre les religions de l'intérieur sans y adhérer,
en conformité avec les attendus de la loi de 1905 qui précise que
la République Française, mère du vocable, ne
reconnaît aucun culte tout en faisant tout pour les
connaître ?32 C'est là que mon travail
prend tout son sens et intérêt. Il est clairement
intéressant, voire important, d'enseigner aussi dans les écoles
et les universités haïtiennes les faits religieux, vis-à-vis
de la gravité des urgences précédemment signalées,
en vue de comprendre comment prémunir de toute urgence les
générations à venir contre les dangers qu'elles courent si
ces urgences étaient ignorées ou méconnues.
Pour cela, pencher sur l'enseignement des faits religieux en
Haïti est nécessaire, avec comme médiation institutionnelle,
une formation scolaire, voire universitaire à la recherche et par la
recherche dans le domaine de l'étude des faits religieux.
Il convient de rendre compte du débat décisif
entre le sociologue Durkheim et le philosophe Jules Lachelier le 4
février 1913 lors d'une séance de la Société
française de Philosophie, dont Alain fut le témoin et rend compte
dans un chapitre de son livre Les idées et les âges, pour
mieux comprendre les enjeux d'une telle définition, nous aidant à
réagir à une certaine urgence de notre actualité, comme la
controverse et le témoignage d'Alain qui s'avèrent
déterminants pour avancer dans l'essai de définition :
- Pour Lachelier, philosophe spiritualiste, lecteur de Kant
: la religion est un « effort individuel ou solitaire pour
s'affranchir et se déprendre de tout ce qui n'est pas elle, et de tout
ce qui, en elle, n'est pas sa liberté même », «
L'âme religieuse se cherche et se trouve hors du groupe social, loin de
lui et souvent contre lui. »
- Le sociologue Durkheim répond en définissant
la religion : comme fait social et moral qui intègre à une
vie supra-individuelle. l'âme religieuse « peut être sous
la
32 Voir la contribution de Claude Langlois dans : Dominique
Borne et Jean-Paul Willaime (dir.), Enseigner les faits religieux, quels
enjeux ?, Paris, Armand Colin, coll. « Débats d'école
», 2007, 224 p.
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Le théâtre : une voie pour l'enseignement des
faits religieux en Haïti
dépendance du groupe, sans le savoir. » Or,
cette âme ne se connaît pas elle-même : « Seule la
science des religions, grâce aux procédés d'analyse et de
comparaison dont elle dispose, a qualité pour expliquer progressivement
les faits religieux. » 33
- Ainsi, par rapport aux approches de Durkheim et de
Lachelier, Régis Debray affirme, en reprenant Marcel Mauss, que le fait
religieux est un « fait social total », et du point de vue
sociologique, enseignable puisqu'il est « observable », même
« s'il n'est pas une chose. » Et il ne peut être l'objet d'une
discipline spécifique mais il est transversal à toutes les
disciplines regroupées dans les humanités.
- Depuis ce Rapport de 200234, on sait que
Régis Debray prit ses distances à l'égard de l'expression
« fait religieux », lui préférant en 2005 le terme
« communion »35 qui permettait d'en finir avec le terme «
religion ». Et ses hésitations sont révélatrices
d'une série d'oublis sémantiques et de décisions
institutionnelles précipitées, déjà à
l'oeuvre dans la lettre de mission du ministre français en 2001. Cette
lettre de mission présente comme allant de soi que :
1- le fait religieux existe ;
2- le fait religieux est enseignable.
Par rapport à la triple difficulté d'ordre :
sémantique, éthique et didactique, Alain prévient ainsi
:
o d'une dérive sociologisante, qui consisterait
à voir les faits religieux comme une simplification morale du seul fait
social : Lachelier est ici oublié.
o d'une dérive mystique et individualiste, qui
consisterait à voir dans l'institution la dégradation des
convictions religieuses intimes : Durkheim est ici oublié.
Il renvoie dos-à-dos ces deux approches et
dégage par ce fait un lieu intellectuel spécifique et original
où il est possible d'étudier, voire d'enseigner, les faits
religieux de l'intérieur mais sans prosélytisme confessionnel.
Quand il est respecté
33 Jules Lachelier, La Nature, l'esprit, Dieu : textes
choisis, Paris, PUF, 1955, p. 149-154.
34 Régis Debray dans Études, septembre
2002, p. 169s.
35 Régis Debray, Les communions humaines : pour en
finir avec « la religion », Paris, Fayard, coll. « Les
dieux dans la cite », 2005, 216 p.
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Jean Marc Voltaire
et étudié sans adhésion, le religieux
devient un récit mythologique à portée éthique.
Si l'on intègre les faits religieux au sein d'une
culture humaniste d'ensemble qui n'est ni sociologique ni prosélyte mais
qui en même temps a du sens, les faits religieux peuvent devenir un objet
propre d'étude et donc d'enseignement tout en étant un objet
scientifique complexe à préciser.36
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