A. La particularité de la nature juridique des
petites constitutions
Les périodes d'interrègne constitutionnel qui
surviennent la plupart du temps à la suite d'une révolution dans
l'ordonnancement juridique peuvent-elles donner lieu à un ordre
juridique ? Ou bien, le constitutionnaliste peut-il justifier par l'argument du
constat empirique l'existence du droit? Ou encore, peut-on affirmer l'existence
du droit au sein du phénomène social comme l'affirme le Doyen
Léon DUGUIT ?
D'après donc DUGUIT, le droit correspond à la
« solidarité sociale », qu'il observe comme la
véritable loi qui détermine le phénomène social.
Cette solidarité sociale, selon le Doyen, est produite
spontanément au sein du phénomène social en dehors de
toute autre volonté supérieure aux volontés individuelles,
mais en liaison avec ce qu'il appelle la « conscience juridique
»76. Il estime à cet effet que
« la conscience chez la masse des individus d'un groupe donné
que telle règle morale ou économique est essentielle pour le
maintien de la solidarité sociale, la conscience qu'il est juste de la
sanctionner, sont les
Institutions politiques, T1. Théorie
générale des régimes politiques, Paris, PUF, Coll.
Thémis, 4e éd. 1959, pp. 217-219.
76 « La force obligatoire de la
norme juridique n'implique aucunement l'existence d'une volonté
supérieure s'imposant à une volonté subordonnée ;
elle implique seulement dans la masse des esprits la conscience de son
caractère obligatoire, ce que j'ai appelé d'un mot la conscience
juridique », DUGUIT (L.),
Traité de Droit Constitutionnel, Tome 1, p. 191.
Mémoire Master II - Les petites constitutions en
Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
éléments essentiels de la formation et de la
transformation de la règle de droit
»77. La solidarité sociale est
donc selon la doctrine réaliste de DUGUIT, le fondement de
validité de tout droit positif.
De ce point de vue, il serait évident que pour DUGUIT,
la révolution est dans beaucoup de ses aspects, non pas un pur
fait78, mais un phénomène juridique.
En effet comme le démontrait le professeur Yao Biova VIGNON, lors d'un
cours sur les « Libertés publiques » qu'il dispensait à
la Faculté de droit de l'Université de Lomé, : «
la révolution naît au moment où la conception sur
laquelle est basée l'organisation des pouvoirs publics d'un pays
donné, à un moment donné, ne rencontre plus d'écho
dans la conscience des citoyens et qu'une nouvelle conception du pouvoir
politique surgit dont le but est précisément de remplacer les
autorités établies pour introduire dans l'organisation sociale,
les principes directeurs qui correspondent à cette nouvelle conception
»79. L'éminent professeur
arrive ainsi à la conclusion que : « quand un peuple cesse de
trouver son droit et sa justice dans une vision du monde qu'il estime
périmée, et lorsque ses nouvelles aspirations se cristallisent
dans une doctrine qui le séduit, ce n'est pas seulement la force qui
s'introduit pour un temps dans la vie publique. Mais c'est un droit nouveau qui
s'affirme » 80.
Alors, il n'y a pas de vide juridique entre deux
Constitutions. HAURIOU disait à cet effet que « le mouvement du
droit va du discontinu au continu, chaque fois qu'un évènement le
rejette du côté de la discontinuité, il recommence
aussitôt à s'orienter vers la continuité qui n'est peut-
être, ici, qu'une forme de l'inertie
»81. Les petites constitutions
participent donc de ce processus dynamique. Elles contribuent à la
discontinuité constitutionnelle, établissant une rupture avec
l'ordre précédent, tout en représentant en même
temps la première manifestation formelle de cette inlassable
continuité du droit, qui
77 Idem, p 125.
78 Pour KELSEN : «
la révolution [juridique] (...) est toute modification de la
Constitution ou tout changement ou substitution de Constitution (...) qui ne
sont pas opérés conformément aux dispositions de la
constitution en vigueur ». En revanche, si le renversement de l'ordre
constitutionnel en vigueur s'opère conformément aux normes de
l'ordre constitutionnel précédent, il s'agit d'une «
révolution légale ».
79 Voir le cours du professeur Yao
Biova VIGNON intitulé « Libertés publiques et
Droits de l'Homme », dispensé à la Faculté de Droit
de l'Université de Lomé durant l'année académique
2007-2008.
80 Idem.
81 HAURIOU (M),
Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 2e éd,
1929, pp. 24-255.
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Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
recherche sans arrêt un nouvel équilibre
là où l'ancien équilibre a été rompu,
d'où leur nature particulière.
La qualité de norme juridique des petites constitutions
aura permis de cerner les traits caractéristiques de ces instruments
dont la force juridique doit être précisée.
B. La force juridique des petites
constitutions
La question de la force juridique des petites constitutions
constitue une problématique polémique puisque bon nombre
d'auteurs leur dénient toute nature juridique et par voie de
conséquence toute force juridique. Or, tel qu'il a été
montré plus haut, une telle position recèle des insuffisances
évidentes. Il convient donc de relever le caractère obligatoire
des petites constitutions pour attester de leur force juridique.
Il faut dire que la lecture des dispositions des petites
constitutions laisse apparaître une adresse à l'attention des
différents acteurs impliqués dans le processus de transition,
à observer celles-ci. Cette adresse est assortie d'une obligation de ne
pas compromettre leur mise en oeuvre. En effet l'obligation de respect des
petites constitutions, à l'égard de tous les acteurs voire de
toutes les personnes physiques ou morales résidant ou non sur le
territoire, est de plus en plus exigée. Cette obligation implique, entre
autre, pour les autorités de la transition, l'obligation d'information
et de sensibilisation des populations afin de les amener à
adhérer pleinement au processus de sortie de crise et l'interdiction de
toute propagande notamment médiatique, tendant à nuire à
l'esprit de la cohésion et de l'unité nationale. Par ailleurs, le
devoir de respect des petites constitutions se décline en un engagement
des autorités de la transition à entretenir un esprit permanent
de conjugaison de leurs efforts en vue de renforcer l'éthique et la
moralité républicaines dans le respect de la dignité et
des droits fondamentaux. C'est ainsi que, comme pour toute norme juridique, des
sanctions sont envisagées en cas de leur violation.
Il faut d'abord relever que la notion de sanction a
été diversement magnifiée dans la théorie
juridique. En effet l'analyse de la doctrine révèle plusieurs
conceptions essentiellement basées sur son rapport avec le droit.
Certains auteurs estiment que la sanction est une condition d'existence du
droit, que le droit est « un ordre de contrainte
»82.
82 KELSEN (H.),
«Théorie générale du droit international public.
Problèmes choisis», RCADI, t. 42, 1932-
IV, p. 124. Il affirme à ce propos: « Le droit
est un ordre de contrainte. (...) Si la société ne
connaissait
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Mémoire Master II - Les petites constitutions en
Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
« De ce point de vue, la sanction peut être
définie comme étant la contrainte matérielle
destinée à éviter la violation d'une règle de
conduite, une contrainte qui constitue le fondement du caractère
obligatoire de cette règle »83.
D'autres auteurs, par contre, considèrent la sanction comme la garantie
de l'effectivité du droit, un « moyen extérieur d'en assurer
la positivité »84. Selon cette
conception, la sanction ne se confond pas avec le droit et celui-ci existe
même sans une sanction organisée de sa violation.
Mais le plus souvent, la sanction apparaît comme le
critère de la règle de droit. Cependant, elle emporte une
portée réelle : c'est la responsabilité. La
responsabilité est donc l'institution par laquelle un sujet de droit est
appelé à répondre de ses éventuelles violations
d'une règle de droit. En droit interne, il existe deux types de
responsabilité : celle civile, qui entraîne l'obligation de
réparer, et celle pénale qui implique la punition du coupable. En
définitive, l'auteur d'une violation des dispositions de la
période de transition constitutionnelle sera donc tenu pour responsable,
faisant ainsi des petites constitutions, de véritable règle de
droit.
Une fois donc établie la nature juridique des petites
constitutions, il faut arguer de la valeur constitutionnelle qui leur est
conférée.
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