SECTION II. UNE VALEUR CONSTITUTIONNELLE AVEREE
Les petites constitutions s'avèrent des normes de
valeur constitutionnelle en période de crise. Il convient donc de
déterminer d'une part le fondement de cette valeur constitutionnelle
(§ 1) et de montrer d'autre part ses manifestations (§ 2).
plus la contrainte, le règlement des actions
humaines cesserait d'être du droit... Telle est en effet la forme
essentielle de toute règle de droit : unir deux faits, dont l'un est la
conduite socialement nuisible, et l'autre, la sanction». Il
précise que « Si on ne la rapporte pas ainsi à l'acte de
contrainte, à la sanction, la norme qui prescrit l'acte socialement
désirable peut encore avoir un sens moral : elle n'a certainement plus
le caractère juridique »; idem, p. 125.
83 EHUENI MANZAN (I.), Les
accords politiques dans la résolution des conflits armés internes
en Afrique, Thèse de Doctorat en Droit, Université de
Cocody-Abidjan, 07 décembre 2011, op.cit., p.301.
84 BOURQUIN (M.), «
Règles générales du droit de la paix »,
RCADI, t. 35, 1931-I, p. 202. Pour cet auteur, le rôle de la
sanction est plus large que la seule coercition tendant au retour de à
la légalité parce
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Mémoire Master II - Les petites constitutions en
Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
§ 1. LE FONDEMENT DE LA VALEUR CONSTITUTIONNELLE
DES PETITES CONSTITUTIONS
En prenant en compte le contexte particulier de l'ordre
juridique de la transition, une valeur constitutionnelle des petites
constitutions s'avère, non sur le fondement de leur forme (A), mais de
leurs objets (B).
A. L'abandon de la forme dans la reconnaissance d'une
valeur constitutionnelle des petites constitutions
D'un point de vue formel, l'appellation « Constitution
» semble fort déplacée pour ces dispositions de
transition.
En effet, contrairement aux Constitutions normales dont
l'élaboration et l'adoption respectent un formalisme bien
défini85, les petites constitutions
revêtent des formes très différentes, constitutionnelles
mais aussi infra-constitutionnelles (lois, décrets, proclamations ou
simple déclarations86), adoptés
souvent, sans passer par une procédure spécifique.
Ainsi lorsque l'on considère les régimes de
transition institués à l'occasion des « Conférences
nationales »87 qui ont essentiellement
marqué les Etats africains francophones durant la dernière
décennie du vingtième siècle, et ceux institués
lors des récents renversements anticonstitutionnels de régime en
Afrique, l'on constate que les
85 L'élaboration des Constitution est
l'oeuvre du pouvoir constituant dit originaire. On distingue cependant deux
modes d'élaboration à savoir le mode autoritaire et le mode
démocratique qui est la plus répandue. Selon donc ce dernier
mode, le peuple étant souverain, le pouvoir constituant originaire lui
appartient. Il peut l'exercer par l'intermédiaire de ses
représentants et de façon plus exceptionnelle, en étant
consulté par référendum. Voir FOILLARD
(P.), Droit constitutionnel et Institutions
politiques, Centre de publication universitaire, 1999, pp 34-36.
86 Parfois elle est appelée «
Acte portant Loi constitutionnelle » (dans la plupart des pays qui ont
connu les transitions démocratique de 1990, dont le Togo), «
Constitution intérimaire » (en Afrique du Sud en 1993, au Burundi
en 2004), parfois « Déclaration constitutionnelle » (en Egypte
et au Lybie en 2011), ou « Constitution de la transition » (en
République démocratique du Congo en 2003, au Sud-Soudan en 2011),
ou encore « Feuille de route pour la fin de la transition » (en
Somalie en 2012), « Loi constituante » (en Tunisie en 2011), ou
encore « Charte constitutionnelle de transition » (en
République centrafricaine en 2013, et au Burkina Faso en 2014).
87 C'est l'ex-président
béninois Mathieu KEREKOU, qui inventa le terme et la
formule institutionnelle. Ces Conférences nationales ont permis
d'évacuer symboliquement les conflits et crises en Afrique, en offrant
un espace public de la parole ; ce qui conduit certains observateurs à
les comparer, à tort ou à raison, à la
célèbre palabre africaine. Voir en ce sens
BANEGAS (R.), La Démocratie
à pas de caméléon - Transition et imaginaires politiques
au Bénin, Karthala-CERI, Collection Recherches internationales,
2003, p. 164-171.
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dispositions organisant ces transitions ont souvent pris la
forme d'ordonnance88 ou de
charte89. L'on doit alors souligner que même
si les soubassements d'une Constitution normale ne sont pas remplis dans la
plupart des cas, toutes ces qualifications sont bien souvent avancées
pour tenir compte de la nécessité de doter la transition d'un
instrument juridique de valeur constitutionnelle.
Par ailleurs, l'adjectif « petite » apposé au
terme « Constitution » peut aussi sembler insolite. En effet, la
Constitution, entendue comme la norme ultime dont résulte le
critère de l'appartenance d'une norme donnée à un
système juridique, ne se caractérise pas a priori par un rapport
quantitatif mais qualitatif : c'est-à-dire non pas par rapport à
sa longueur ou au nombre de ses articles mais par rapport à sa fonction
objectivement importante puisqu'elle consiste à déterminer
à la fois l'autonomie du système juridique et la
normativité de ses composantes, c'est-à-dire leur
validité.
Alors, si bien que l'expression « grande constitution
» au sens qualitatif du terme, relèverait du pléonasme et
celle de « petite constitution » de l'antinomie, les petites
constitutions peuvent revendiquer une importance de taille, même si leur
forme ne permet pas une appréhension nette de leur valeur
constitutionnelle parce que ne respectant pas les caractéristiques
primaires d'une Constitution normale90.
En prenant donc en compte le contexte particulier de l'ordre
juridique transitionnel, l'on doit renoncer à appréhender la
valeur constitutionnelle des petites constitutions à partir de leur
forme et se résoudre à l'appréhender par rapport à
leurs objets.
88 C'est l'exemple du Décret-loi
constitutionnel no 003 du 27 mai 1997 relatif à
l'organisation et à l'exercice du pouvoir en République
Démocratique du Congo, pris par Président Laurent
Désiré KABILA lors de sa victoire sur le régime
de MOBUTU.
89 C'est également l'exemple des
chartes ou des déclarations adoptées par les régimes de
transition à la suite des récentes révolutions survenues
en Afrique, notamment en Tunisie, en Egypte, en Lybie, en Centrafrique et au
Burkina-Faso.
90 Voir en ce sens CARTIER
(E.), « Les petites Constitutions : contribution
à l'analyse du droit constitutionnel transitoire » Revue
française de droit constitutionnel, 2007/3 n° 71,
op.cit. p. 514.
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la Tunisie et du Togo.
B. La prise en compte de l'objet des petites
constitutions dans la reconnaissance d'une valeur constitutionnelle
Un texte acquiert la valeur constitutionnelle dans trois cas
bien précis. Soit il est l'oeuvre du pouvoir constituant ou d'une
Assemblée constituante désignée par le
peuple91, soit il traite d'une matière qui
relève de la compétence du pouvoir
constituant92, ou soit, il a été
consacré par le juge constitutionnel comme
tel93. Hormis donc la troisième
hypothèse, les petites constitutions répondent largement aux deux
premières.
Cependant, pour que l'acte normatif adopté dans la
phase de transition puisse être considéré comme une
véritable Constitution, il faut qu'il formalise trois décisions
à la fois, à savoir : la décision dé-constituante,
la décision constituante, et la décision constitutive de l'ordre
juridique transitoire.
La décision dé-constituante met fin au
régime constitutionnel
précédent94, la décision
constituante attribue et organise le pouvoir
constituant95, et la décision constitutive
crée l'ordre juridique transitoire, en instituant et en
réglementant les pouvoirs publics provisoires et en établissant
les règles sur la production des normes96.
La présence des trois éléments est donc essentielle pour
attribuer à un texte ou à un ensemble de texte la valeur
constitutionnelle. En effet, un acte qui, seulement, établit le
changement de Constitution et
91 C'est-à-dire que, soit le texte est
mis en place par le constituant originaire, ou soit, il révise ou
modifie suivant une procédure consacrée, une norme
constitutionnelle déjà en vigueur. Voir en ce sens KPODAR
(A.) et KOKOROKO
(D.), « Réflexion autour d'une
controverse politique : la nature juridique de l'Accord Politique Global du 20
août 2006 », pp.4-5, op.cit.
92 Certains textes contiennent des
dispositions à caractère constitutionnel parce qu'ils abordent
des questions d'intérêt national, entre autres : le fonctionnement
régulier des institutions républicaines, le respect des droits
humains, le régime politique, la nomination et les prérogatives
du Premier ministre, les conditions d'éligibilité du
Président de la République, ou la durée du mandat
présidentiel.
93 Voir en ce sens la décision «
Liberté d'association » du 16 juillet 1971, par laquelle le Conseil
Constitutionnel français a reconnu valeur constitutionnelle à la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, et au préambule
de la Constitution de 1946.
94 Voir sur ce point BEAUD
(O.), La puissance de l'Etat, op.cit., p.
265
95 Olivier BEAUD appelle cette décision
« décision attributive du pouvoir constituant »,
Idem, p. 265.
96 Prenant en compte les trois objets
typiques de la Constitution provisoire, Emmanuel. CARTIER
inscrit ces textes dans une triple dimension temporelle : par rapport
au passé, dans une dynamique de rupture et continuité par rapport
à l'ordre juridique précédent ; par rapport au
présent : « elles organisent à titre provisoire les
rapports entre les pouvoirs publics » ; par rapport au futur : «
elles participent à la détermination du pouvoir constituant
originaire en définissant les modalités de production de la
Constitution définitive ». CARTIER
(E.), « Les petites Constitutions »,
op.cit., p. 517.
Mémoire Master II - Les petites constitutions en
Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
pré- constituant »97,
qui participe à la création de la Constitution définitive
dans la phase de transition. Sinon cet acte serait réduit à une
simple « codification de la procédure constituante
»98.
Cependant, les petites constitutions formalisent, à la
fois, les trois décisions. D'abord elles établissent une rupture
avec l'ordre juridique précédent, ensuite réglementent les
conditions de dévolution et d'exercice du pouvoir dans la période
de transition, et enfin organise la procédure constituante en vue de
l'adoption d'une Constitution définitive.
Alors, selon qu'elles adoptent une forme constitutionnelle ou
matérielle, les petites constitutions organisent les pouvoirs et
structurent les rapports de production et de validité entre les
normes99. Elles constituent ainsi la norme
fondamentale de l'ordre juridique de la transition. Leur valeur
constitutionnelle dont la manifestation mérite une analyse
particulière dans la suite de ce développement, ne fait donc plus
de doute.
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