4. L'EXPANSION ECONOMIQUE DE 2007 A 2015
Cette expansion chinoise a suivi des étapes que nous
pouvons retrouver dans ce point ci-dessous :
4.1.Le développement « en vol d'oies sauvages
»
Cette théorisation du processus de développement
des pays émergents a été présentée par
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l'économiste japonais Kaname Akamatsu dans les
années trente. Il met en évidence la dynamique du processus de
spécialisation internationale, que le Japon appliquera et qui
caractérise le mode de développement des premiers pays d'Asie
à décoller : Hong-Kong, Taïwan, la Corée du Sud.
Partant de l'observation de l'industrie textile, Akamatsu
décrit un processus dit « en vol d'oies sauvages »,
c'est-à-dire en vagues successives de vols groupés en forme de V
qui consiste dans la séquence suivante :
· exportation initiale de produits bruts contre importation
de produits finis ;
· montée en puissance de la production domestique,
acquisition de la technologie de production, amélioration des techniques
de production et élévation du niveau qualification de la main
d'oeuvre, substitution des importations ;
· développement des exportations, augmentation des
salaires ;
· montée en gamme dans les secteurs de production de
plus en plus sophistiqués alors que le pays dispose désormais
d'un avantage comparatif dans ces nouveaux domaines ;
· abandon progressif des anciens domaines de production
dont l'avantage comparatif se réduit au profit de nouveaux pays en cours
d'industrialisation (par exemple, abandon progressif du textile, puis de la
construction navale japonaise et passage à la production à plus
forte valeur ajoutée, telles que l'optique, l'électronique ou,
aujourd'hui, la robotique).
Ainsi la Chine a mené une politique économique
combinant ouverture aux investissements directs étrangers et abaissement
progressif des droits de douane. Ceci s'est traduit par une industrialisation
et une urbanisation rapides, notamment des zones côtières, faisant
passer la population urbaine à près de 50 % de la population
totale ; une accélération des échanges extérieurs
et une croissance et un enrichissement général importants. La
Chine applique clairement le principe de substitution des importations par la
maîtrise progressive de technologies initialement importées en
s'appuyant sur sa compétitivité-prix. Le secteur du textile a
été une fois de plus l'illustration la plus spectaculaire de ce
processus de développement.
Actuellement, le ferroviaire, ou même
l'aéronautique, est en passe de connaître le même processus
de montée en gamme et d'appropriation progressive par « transfert
» de la technologie dans un secteur considéré comme
souverain. De ce point de vue, il ne fait aucun doute aux acteurs
concernés que la Chine sera, d'ici dix à quinze ans, le 3e
producteur mondial d'avions aux côtés de Boeing et Airbus.
En revanche, le modèle chinois se distingue du
modèle d'Akamatsu quand on prend en compte tant la taille de son
marché domestique que ses impératifs
géostratégiques :
· la Chine a d'énormes besoins en énergie et
en matières premières. Cela va au-delà de
l'intégration dans le processus de division internationale du travail ;
· elle entend construire une industrie dite de «
souveraineté » - énergie, aéronautique,
défense - en étant présente sur toute la chaîne de
production et non dans une logique de spécialisation industrielle
clairement indentifiable ;
· la politique d'ouverture aux investissements
étrangers est ambiguë : limitée et contrainte par les
autorités (via notamment l'imposition de constitution des «
joint-ventures » pour pénétrer le marché
chinois), elle repose encore sur des « zones économiques
spéciales » uniquement sous contrôle
étranger et à destination de la
réexportation.
4.2. STRATEGIE DE PUISSANCE
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Ce processus de développement a permis depuis le
début des années quatre-vingt une intégrations
accélérées de la Chine dans le commerce mondial. Dans
cette première phase on a assisté à une croissance
significative des ratios de mesure du commerce intra-branche. En revanche
depuis le début des années 2000 - et comme on le constate pour le
Japon ou la Corée on note, d'une part, une progression plus ralentie et,
d'autre part, un niveau d'ouverture qui reste largement inférieur aux
autres pays (voir le complément B). En cela, la Chine suit bien le
modèle asiatique de développement, qui s'oppose de manière
de plus en plus radicale au modèle à la française qui se
caractérise par une moindre spécialisation verticale et un fort
développement des échanges intra-branche.
? Cependant, le résumé courant caractérisant
la spécialisation internationale de la Chine - importatrice de
matières premières, exportatrice de produits à fort
contenu technologique - semble aussi largement biaisé du fait de la
structure de ce commerce qui est pour l'essentiel le fait d'entreprises
étrangères présentes sur le sol chinois. En
réalité, et selon l'OCDE, la contribution de la valeur
ajoutée chinoise dans les exportations de produits de l'informatique ne
serait que de 4 %(*). Ceci s'explique par le fait que la plupart des
entreprises de haute technologie en Chine ne sont en fait que des lignes
d'assemblage, le pays bénéficiant encore principalement de son
avantage comparatif en matière de coûts salariaux. Il faut donc
faire preuve d'une certaine prudence. Il y a des succès spectaculaires
(par exemple, dans le domaine de l'espace) mais la montée en gamme est
plus lente que ce que les chiffres laissent croire au premier abord. Le
processus de rattrapage technologique est en cours, la volonté de
progrès est claire mais il semble encore loin d'être abouti dans
les secteurs de pointe, ne serait-ce que parce que des facteurs de blocage
apparaissent aussi : la réforme agraire reste incomplète en Chine
- alors qu'elle fut réalisée dès 1946 au Japon, sous
l'impulsion américaine, par un partage généralisé
des terres. Le creusement des inégalités villes/campagnes est
devenu une préoccupation majeure de l'État. Depuis 2008, le plan
de réforme du secteur rural prévoit bien la possibilité
d'étendre le droit d'usage de la terre (elle appartient à
l'État et est concédée sous forme de bail pour une
durée de trente ans depuis la réforme de 1978), en permettant
notamment la location et la prise d'hypothèque. Le recensement entrepris
fin 2010 fait apparaître que la moitié de la population
réside encore en zone rurale - le niveau de productivité y est
encore très faible. L'extension urbaine s'est faite au prix de
l'accaparement des terres sans juste compensation ;
? le maintien du passeport intérieur (hukou) et la
difficulté consécutive de changer de résidence pour les
travailleurs migrants et leurs familles font peser le coût de
l'éducation et de la santé sur les zones rurales. La
réforme du hukou est perçue comme le moyen économique de
réduire les écarts de revenus entre ville et campagne - en
transférant le coût de l'éducation et de la santé
des migrants travailleurs temporaires des villes sur celles-ci et non comme
c'est le cas actuellement sur les campagnes (terre d'origine). Mais
l'État se heurte au problème de l'extension - déjà
rapide - des infrastructures urbaines pour faire face à cet afflux
migratoire accéléré. La solution choisie est d'amener la
ville à la campagne et notamment le développement du « grand
ouest » pour rapprocher les centres urbains des zones rurales les plus
défavorisées et accroître le potentiel de revenus annexes
pour les paysans. Mais, là encore, le dilemme politique est de taille,
car ces transferts d'activité risquent d'accélérer le
tarissement des flux de main d'oeuvre à bas coût vers les centres
exportateurs et de réduire trop brutalement pour les régions
côtières l'avantage compétitif dont elles disposent encore,
sans leur laisser le temps de changer de braquet technologique ;
? les SOE (State Owned Entreprises) se taillent encore
la part du lion de l'économie du pays (financements publics, prêts
bancaires, production).
Les entreprises nées des collectivités locales -
communes provinces (TVE, Town and Villages
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Entreprises) - sont souvent nées d'initiatives
privées et ont été « récupérées
» par les collectivités locales. L'absence de protection et de
reconnaissance de l'initiative privée dans un cadre de droit
stabilisé réduit l'initiative privée. L'entreprise
privée proprement dite reste en fait plus marginale qu'on pourrait le
penser et peut rencontrer des difficultés importantes dans son
développement (accès au crédit plus difficile, secteurs
protégés et réservés aux SOE, concurrence d'autres
entités). La forte dépendance de la Chine vis-à-vis de ses
clients extérieurs et la difficulté de distinguer entre la
réalité du développement proprement endogène dans
le domaine industriel et celui qui s'appuie en fait sur le savoir-faire et la
technologie comme de l'infrastructure juridique des services extérieurs
(voir le rôle important de Hong-Kong), distingue la Chine de ses voisins
asiatiques et notamment du Japon ou de la Corée ;
? l'absence d'un système juridique stable et transparent,
réglant notamment les rapports publics/privés et
protégeant la validité des contrats, crée une grande
incertitude pour les investisseurs potentiels. N'importe qui peut être
exproprié à n'importe quel moment - l'expérience de Danone
est de ce point de vue la plus emblématique, mais des entreprises
nationales ont aussi
connu des sorts semblables ;
? les inégalités de revenu se creusent alors que le
coût de la vie augmente (nourriture, logement) bien plus rapidement que
les revenus moyens. La contagion des mouvements de revendications salariales
à la fin de l'année 2010 reflète ce malaise croissant. La
formation croissante des étudiants et l'exode rural d'une main d'oeuvre
encore sous-qualifiée mais plus exigeante en matière de salaires,
pourraient conduire à des problèmes d'ajustement de l'offre et de
la demande de travail. Si la hausse des salaires se justifie largement dans un
contexte de rattrapage économique nécessaire, elle peut faire
craindre une érosion trop rapide de la compétitivité-prix
qui jusqu'à présent fondait le développement industriel du
pays.
Au total, il est utile, en étudiant la dynamique de la
croissance chinoise, de faire référence aux
précédents asiatiques tels qu'ils ont été
résumés par le modèle d'Akamatsu. Mais si la Corée
a, par exemple, exactement dupliqué la stratégie japonaise,
portant ses entreprises comme Hyundaï au Samsung au niveau de Toyota ou
Sony, la stratégie de la Chine ne se réduit pas à cette
transposition. Les réalités politiques et géopolitiques en
font un modèle sui generis ; et c'est un modèle qui
change parce que les défis auxquels est confronté le pays se
modifient, à la fois en interne et à l'international. L'avenir de
la Chine ne se réduira pas à la duplication d'expériences
antérieures pas plus qu'à l'extrapolation de la dynamique que
l'on a observée jusqu'ici.
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