3. DU « PRIX CHINOIS » A LA « VALEUR CHINOISE
», DEFIS DE LA « REMONTEE EN GAMME » POUR LA CHINE
La montée en flèche des produits « made in
China » sur le marché international n'est pas le résultat
d'un hasard. A bien des égards, la Chine est un pays, certes en voie de
développement, mais atypique, car elle possède en même
temps des avantages absolus en matière de coûts, des avantages
comparatifs en termes de productivité et même des avantages
compétitifs dans plusieurs segments du secteur technologique. En plus
d'un bassin de main d'oeuvre gigantesque, bon marché et de plus en plus
qualifié (sur l'ensemble des étudiants diplômés
chaque année en Chine, 1,2 à 1,35 millions sont des
ingénieurs), elle a su développer une productivité
manufacturière de plus en plus élevée. En fait, la
compétitivité des entreprises chinoises ne se limite plus
aujourd'hui uniquement au faible coût de la main d'oeuvre chinoise. Selon
une étude réalisée par McKinsey en 2004, dans plusieurs
branches manufacturières, la productivité chinoise est
déjà plus élevée que celle des pays
européens et elle est globalement bien supérieure à celle
des autres pays en développement. Douze minutes suffisent à un
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ouvrier chinois pour fabriquer une chemise, alors qu'il faut 22
minutes pour un Indien et 30 minutes pour un Mexicain. Ainsi, un tissu
industriel de plus en plus complet et efficace pour faciliter les
activités économiques, un réservoir de capital humain
rural, peu qualifié mais enclin à travailler pour un salaire bas,
une domination de plus en plus forte des entreprises privées chinoises
dans les industries, une présence importante des firmes
étrangères, une monnaie sous- évaluée et
l'existence d'une infrastructure importante et relativement peu coûteuse
sont autant de facteurs qui ont contribué à l'ascension des
produits « made in China » sur le marché international.
Pourtant, il faut souligner le rôle particulier de l'autorité
chinoise dans ce développement. En 1978, le gouvernement chinois a
entamé une série de réformes économiques à
la suite, d'une part d'un changement « idéologique » du Parti
communiste chinois qui met désormais le développement
économique du pays au coeur de sa mission et, d'autre part, d'une
transformation du rôle de l'État chinois qui, d'État
producteur, programmeur et protecteur, est devenu avant tout un État
promoteur. L'autorité chinoise qui, après avoir accordé
tant d'attention aux mouvements politiques, considère désormais
que « seul un développement économique permettrait au Parti
Communiste de rester au pouvoir ». Selon l'autorité chinoise, ce
processus de réformes et la stabilité politique interne sont
intimement liés dans le pays. En effet, alors que la stabilité
politique assurée par le Parti Communiste chinois était une
condition sine qua non pour de telles réformes, le
succès de ces réformes et un réel développement
économique étaient les conditions pouvant assurer le maintien du
Parti Communiste chinois au pouvoir. Quoiqu'il en soit, depuis 1978, la
transformation de l'État s'est traduite par une importante mobilisation
des ressources afin de créer un environnement propice au
développement économique. Sous l'impulsion des gouvernements
chinois à différentes échelles, les exportations tout
comme les investissements ont constitué un moteur clé de la
croissance chinoise. L'obtention d'un taux de croissance élevé
est devenue une obsession pour bien des responsables chinois dont la
carrière politique en est souvent dépendante. Un
régimetotalitaire leur a donné une efficacité d'action
contre tous les obstacles à la croissance. Ainsi, pour soutenir les
exportations des produits « made in China », les autorités
chinoises ont multiplié les incitations fiscales, maintenu de
façon artificielle les bas coûts de capitaux et d'infrastructures,
subventionné le prix des ressources énergétiques,
adopté une attitude laxiste envers les activités polluantes, et
se sont contentées pendant longtemps de réglementations
très rudimentaires en matière de conditions sociales des
travailleurs chinois. Il est clair que la Chine possède aujourd'hui
plusieurs atouts incontestables pour continuer sa lancée sur le
marché international avec les produits « made in China ». La
véritable question est cependant de savoir si la Chine a vraiment
intérêt à poursuivre ce mode de développement
à tout prix et si elle pourra le réaliser sans heurts. Le
modèle de développement chinois est basé sur une forte
consommation d'inputs, ou entrants, avec des outputs, ou
produits finis et semi-finis, mais dont le succès sur les marchés
internationaux repose sur sa compétitivité en matière de
prix. De ce fait, l'usine ou l'atelier mondial que la Chine constitue n'est
jusqu'aujourd'hui pas tout à fait synonyme d'enrichissement réel
du pays. L'avantage absolu de la Chine réside, jusqu'ici, dans son
potentiel de main d'oeuvre bon marché, sans cesse renouvelé. Il
est par ailleurs à noter que la stratégie stérile de prix
bas suivie par les entreprises chinoises s'est faite dans bien des cas au
détriment des intérêts des ouvriers. C'est souvent la
réduction des salaires et la détérioration des conditions
de travail de ces derniers qui ont permis de réaliser une telle
compétitivité, car le niveau de bénéfices des
entreprises manufacturières chinoises est déjà
extrêmement bas (3 à 5% dans la plupart des cas). Selon les
statistiques officielles du gouvernement chinois, entre 1990 et 2005, le poids
de la masse salariale globale des travailleurs chinois par rapport au PNB a
été réduit de 53% à 41,4% et le rapport entre la
masse salariale des travailleurs des entreprises industrielles et le montant
global du profit de ces entreprises est passé de 2,4 à 0,43. Les
nombreux accidents qui se sont produits au cours de ces dernières
années dans le secteur minier chinois sont, à cet égard,
très illustratifs : avec seulement 35% de la production mondiale de
charbon, la Chine a enregistré 80% des accidents mortels. Par ailleurs,
le développement
12
des produits « made in China » est de plus en plus
confronté à des résistances et ce, malgré plusieurs
avantages que ces produits représentent (économie pour les
consommateurs, amélioration de la compétitivité de
certaines entreprises grâce à une délocalisation partielle
des activités vers la Chine, etc.) (Su, 2006). Pour soutenir sa
croissance et le développement de sa production, la Chine a
énormément besoin de ressources. Elle ne compte que 7% de la
terre cultivable mondiale, 6% de l'eau potable, 4% des forêts, 2% des
réserves pétrolières et 12% des réserves
minérales de la planète12. De pays exportateur de pétrole,
elle en est aujourd'hui devenue le second importateur (environ 50% de sa
consommation est importée). Depuis 2000, la Chine est responsable d'une
augmentation de 40% de la demande mondiale de pétrole et, en 2003, d'une
augmentation de 60% de la demande mondiale en métaux non ferreux. Avec
5% de la production manufacturière mondiale, la Chine a consommé
20% de la production mondiale d'aluminium, 35% de la production mondiale
d'acier et 45% de celle de ciment en 2004. Il en ressort aujourd'hui que la
Chine apparaît comme le principal responsable de la hausse des cours des
matières premières, et ceci n'est pas sans incidence, puisque, si
la Chine continue à croître à ce rythme, l'ensemble des
ressources mondiales ne suffira plus13. Jusqu'à maintenant, le charbon
reste la plus importante ressource énergétique de la Chine (75%).
Toutefois, ce type d'énergie, même s'il est peu cher, est
très polluant et les effets de la croissance chinoise sur son
environnement se font sentir. La volonté du gouvernement de
développer l'utilisation du pétrole et du gaz se heurte aux
coûts d'exploitation. De plus, le développement industriel, ne
s'intéressant que peu aux retours sur investissement mais plus aux
coûts, s'est fait au travers de gaspillages énormes. Pour
fabriquer un même produit, la Chine utilise 7 fois plus d'énergie
que le Japon et 5 fois plus que l'Europe. Les entreprises chinoises de
sidérurgie consomment 40% de ressources énergétiques de
plus ; le secteur de l'électricité, 50%. 10 000 yuans de PIB
réalisés coûtent à la Chine 5 fois plus d'eau et 3
fois plus d'énergie que pour les pays développés. Il en
résulte qu'aujourd'hui, en plus d'être le premier pays
émetteur de CO2 dans le monde, la Chine compte 20 des 30 villes les plus
polluées de la planète (Banque Mondiale, 2008). Le pays souffre
aussi d'une érosion des sols et d'un réel problème de
pollution globale : pollution atmosphérique, pollution des eaux, pluies
acides, etc. Selon le gouvernement chinois, en 2004, par exemple, la perte
économique directe causée par la pollution représentait
3,05% du PIB chinois et une somme équivalente à 8,6% du PIB
devrait être déboursée pour réparer les
dégâts écologiques. Au niveau de l'emploi, le
bouleversement suscité par l'ascension des produits « made in China
» est très brutal partout dans le monde et ce, aussi bien dans les
pays développés que dans les pays en développement. Ainsi,
depuis le milieu des années 1990, la Chine est devenue la principale
cible des mesures antidumping : 37 cas en 1994, 53 en 2001, 57 en 2005, 68 en
2006 et 62 en 2007. Entre 1995 et 2006, la Chine a totalisé 19% de
l'ensemble des cas d'antidumping initiés par les pays membres de
l'Organisation Mondiale du Commerce et ce, loin avant les autres pays
visés (voir le Tableau 4). Il est à noter, par ailleurs, que 65%
des cas ont été initiés par les pays en
développement.
Source : OMC Dans une telle situation, il apparaît
clairement que, même si les résultats liés au modèle
actuel de la croissance chinoise sont, à plusieurs égards,
extraordinaires, ce modèle de développement
13
ne semble pas soutenable. Néanmoins, il est
compréhensible qu'un pays en transition comme la Chine ait besoin d'une
forte croissance. En fait, tant et aussi longtemps que la croissance sera au
rendezvous, tous les problèmes et conflits internes resteront relatifs.
Cependant, l'obsession pour une croissance forte sur le marché
international à tout prix est indéniablement nuisible aux
intérêts de tous. La recherche d'une plus grande efficacité
économique, sociale, environnementale ainsi que d'un équilibre
dans les échanges commerciaux avec les autres pays du monde serait une
condition primordiale pour la Chine si elle souhaitait poursuivre son ascension
au sein de l'économie internationale. Une « remontée en
gamme » de la Chine dans la nouvelle division internationale du travail
s'impose : la Chine devrait désormais miser davantage sur le
développement de la « Valeur chinoise » (Cai et al., 2008) au
lieu de se concentrer uniquement sur le « Prix chinois » (Engardio et
al., 2004). Tout indique que ce passage ne pourra se faire sans heurts et que
de nombreuses conditions fondamentales s'imposent au préalable à
la Chine. Cependant, il serait très hasardeux de conclure à un
« effondrement prochain » de la Chine (Chang, 2001) ou à une
« crise imminente » dans ce pays (Shirk, 2007). En effet,
étant un pays en voie de développement et surtout un pays en
transition, ce dont la Chine ne manque pas aujourd'hui sont des «
problèmes ». Pourtant, le fort potentiel du marché
intérieur de la Chine, la grande compétitivité de
plusieurs de ses facteurs de production, le désir profond de mieux vivre
de la population chinoise et l'important pouvoir de mobilisation des ressources
de son gouvernement sont des éléments majeurs qui relativisent la
gravité de la situation. Pour anticiper l'évolution future de la
Chine, il faudrait être capable d'analyser la situation de ce pays non
seulement horizontalement, c'est-à-dire par rapport à la
situation des pays les plus performants dans le monde d'aujourd'hui, mais
aussi, et même surtout, verticalement, soit par rapport à son
passé récent - parcours réalisé depuis ces trente
dernières années. En fait, l'ouverture de la Chine et sa
participation à la nouvelle division internationale du travail ont connu
une évolution constante durant cette période. Globalement, quatre
périodes pourraient être identifiées, lesquelles sont : 1.
la période d'expérimentation (1978-1991), qui est
caractérisée essentiellement par l'ouverture des régions
côtières ; par l'introduction de capitaux internationaux provenant
principalement des Chinois d'outre-mer ; par le développement de la
sous-traitance internationale essentiellement dans les secteurs de biens de
consommation intensifs en main d'oeuvre. 2. la période
d'approfondissement (1992-2001), qui est marquée par le grand
élan de la réforme et de l'ouverture de la Chine que Deng
Xiaoping a donné en 1992, trois ans après
l'événement de la Place de Tian An Men : la plupart des
régions sont devenues ouvertes, le système du commerce
extérieur chinois a fait l'objet d'une réforme importante, les
capitaux occidentaux sont entrés massivement dans le pays, la structure
de l'exportation chinoise s'est significativement transformée en faveur
des produits de haute technologie, etc. 3. la période de l'essor des
produits « made in China » (2002-2006), qui a
bénéficié des effets de l'adhésion de la Chine
à l'OMC en décembre 2001. Plusieurs réformes majeures ont
été réalisées pour que la Chine s'adapte aux normes
internationales : les produits « made in China » ont pris une place
incontournable dans la structure de la nouvelle division internationale du
travail. Par ailleurs, la Chine a tenté d'amorcer une stratégie
de « remontée en gamme » en faveur de l'innovation et de
l'efficacité économique, sociale et environnementale ; des
mesures ont été prises pour encourager les entreprises chinoises
à investir dans les pays étrangers afin de contrôler
l'approvisionnement et la distribution mais également dans le but
d'acquérir certains savoirs et de nouvelles technologies. 4. la
période du rééquilibrage qui a débuté
officiellement en octobre 2007 lors de l'adoption de la résolution du
17e Congrès du Parti communiste chinois qui vise désormais un
développement « harmonieux » mais également un
développement « bon et rapide » plutôt que « rapide
et bon », tel qu'il l'était auparavant 17. Cette période est
notamment ponctuée par l'entrée en vigueur de plusieurs lois
importantes, telles que la Loi sur le contrat de travail, la Loi sur le
régime fiscal des entreprises en Chine, la Loi anti-monopole, la Loi sur
la création de l'emploi, etc. Celles-ci forcent les entreprises
exportatrices, chinoises comme étrangères, à
redéfinir leur positionnement dans la structure de la division
14
internationale du travail et à réaliser plus
d'innovations technologiques. Bien qu'il soit encore tôt pour
évaluer les impacts réels de la nouvelle stratégie de
développement adoptée par le gouvernement chinois, il semble que
la Chine possède quelques atouts pour poursuivre une «
remontée en gamme ». En fait, au cours de ces dernières
années, la Chine a multiplié ses efforts pour favoriser le
développement des innovations « indigènes ». Depuis
1995, elle est même devenue la championne en termes de croissance
annuelle des investissements en R&D (voir la Figure 5). Fruit de la
nouvelle politique d'incitation envers les entreprises étrangères
de haute technologie, plus de 1000 centres de R&D ont été
implantés en Chine par des multinationales occidentales. Selon certains
sondages, la Chine est aujourd'hui un des pays les plus attrayants en termes
d'installations en R&D (voir la Figure 6).
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