2. LES PRODUITS « MADE IN CHINA » DE LA PERIODE
1980-2007
Depuis les années 1980, le monde a connu de profonds
bouleversements économiques, technologiques, politiques et sociaux.
« Mondialisation », « globalisation », «
internationalisation » sont autant de termes qui tentent d'isoler les
traits saillants de cette évolution complexe et contradictoire du monde.
Selon le FMI, la mondialisation signifie « l'interdépendance de
l'économie croissante des pays du monde via le volume et la
variété croissants des transactions frontalières en
marchandises et en services, de mouvements de capitaux internationaux libres,
et de diffusion plus rapide et plus répandue de la technologie ».
Près de 300 ans plus tôt, deux illustres économistes, Adam
Smith et David Ricardo, prônaient déjà les échanges
et la division internationale du travail entre pays susceptibles de
générer, selon eux, une situation « gagnant-gagnant »
sous certaines conditions. Les deux guerres mondiales ainsi que la
bipolarisation de la planète au cours de la Guerre froide du
siècle dernier ont considérablement limité le commerce
mondial. Cependant, au cours de ces dernières années, deux
phénomènes ont été observés dans le contexte
de la mondialisation : on a pu constater, d'une part, l'internationalisation de
l'activité économique et de la mobilité des facteurs de
production dans un monde de plus en plus dépourvu de frontières,
à tel point que certains n'hésitent plus à annoncer une
prochaine disparition de l'État souverain classique. D'autre part, on a
assisté à l'intensification de la croissance économique
d'un certain nombre de pays, notamment des pays qualifiés d'«
émergents », reconnus comme les moteurs de la
prospérité mondiale et qui donnent lieu à une
recomposition de la hiérarchie des espaces productifs (Ohmae,1996). En
effet, sur le plan international, on assiste depuis les années 1980
à une forte mutation des conditions de production, de compétition
et d'interdépendance qui est caractérisée avant tout par
le développement d'une nouvelle division internationale du travail.
Selon Anil K. Gupta et al. (2008), la mondialisation désigne une
nouvelle configuration qui marque une rupture par rapport aux étapes
précédentes de l'économie internationale : « ...
autrefois la mondialisation pouvait être considérée comme
des échanges transfrontaliers de matières premières ou de
produits finis - c'est-à-dire de biens situés à chaque
5
extrémité de la chaîne de valeur. Au
contraire, ... la mondialisation d'aujourd'hui est caractérisée
par la dispersion géographique des activités de la chaîne
de valeur de la compagnie, avec l'objectif de localiser chaque activité
(ou sous-activité) de la manière la plus optimale. Par
conséquent, on constate aujourd'hui une importante proportion
grandissante d'échanges transfrontaliers qui est composée de
marchandises et de services intermédiaires - c'est-à-dire, de
composants et de services situés au milieu de la chaîne de valeur
» (voir la Figure 1). Suzanne Berger (2006) constate que « dans le
monde de la production fragmentaire, les enjeux sont ce qu'ils ont toujours
été: bénéfices, pouvoir, sécurité et
nouvelles opportunités. Ce qui a changé, c'est qu'il est
désormais possible d'atteindre ces objectifs en se positionnant à
n'importe quel point de la chaîne de valeur. Il y a vingt ans, les
entreprises intégrées dominaient encore. Aujourd'hui, un
fabricant de composants, une entreprise de design, une marque sans fabrication,
un fabricant sans marque, et bien d'autres combinaisons encore, proposent de
nouvelles manières de rester compétitif ».
Ainsi, à la différence de la division
internationale du travail classique, la nouvelle division internationale du
travail repose essentiellement sur la notion de chaine de valeur (Porter,
1985). Elle se réalise non seulement entre les différentes
industries, mais surtout entre les différents produits d'une même
industrie et entre les différentes étapes et activités de
la chaine de valeur d'un même produit. Autrement dit, dans le contexte
actuel de la mondialisation, la définition classique de l'industrie
intensive en main d'oeuvre, de l'industrie intensive en capitaux et de celle
intensive en savoir n'est plus la seule référence pour appliquer
la division internationale du travail. Cette dernière se fait de plus en
plus en fonction de la valeur ajoutée générée par
les différentes étapes et activités (qui sont soit
intensives en main d'oeuvre, en capitaux ou en savoir) de la chaine de valeur
d'un même produit. De ce fait, la situation des produits « made in
China » doit être examinée sous l'angle de cette nouvelle
réalité. Il convient de constater d'abord que, bien que la Chine
ait réalisé une percée spectaculaire sur le marché
international au cours de ces trente dernières années (voir le
Tableau 1 et la Figure 2), les produits « made in China » sont, dans
bien des cas, le résultat d'une production organisée globalement,
faisant intervenir des éléments réalisés dans
différents pays. Pensons par exemple aux 12 millions de portatifs vendus
en 2005 par la Chine aux États-Unis : la majorité des
pièces clés (écrans, logiciels, cartes son, disques durs,
etc.) sont en réalité importées de partout dans le monde
pour être assemblées en Chine. La véritable contribution
chinoise dans ce cas ne dépasse même pas 30% de la valeur finale
du produit transigé. La Chine est aujourd'hui un grand fabricant du
6
téléphone mobile dans le monde. Cependant, le
processus manufacturier du téléphone mobile dans le monde est
complètement désintégré : le design est souvent
assumé par les firmes coréennes et japonaises, la production de
pièces clés par des multinationales telles que TI et
Philips, les normes techniques et les logiciels sont fournis par les
firmes américaines comme Qualcomm, la distribution par
Bird, alors que seul l'assemblage est réalisé en
général en Chine. Il en va de même pour ce nouveau produit
technologique américain qu'est l'iPhone qui porte
également l'étiquette « made in China ».
Exceptés le design et le logiciel, la compagnie Apple s'est
contentée en fait de jouer un rôle de chef d'orchestre visant
l'intégration des innovations réalisées dans d'autres pays
: l'écran du iPhone est japonais, la mémoire flash,
coréenne et l'assemblage, chinois2.
Une analyse plus poussée nous permet de constater que la
majorité des productions destinées à l'exportation sont
des opérations d'assemblage et de réexportations. En fait, depuis
le milieu des années 1990, plus de 50% de l'exportation chinoise a
été réalisée sous forme de « perfectionnement
passif » pour le compte d'entreprises étrangères : 50% en
1995, 55% en 2000, 53% en 20063, alors que les achats nécessaires
à l'assemblage ont dépassé 50% des importations de la
Chine4. La Figure 3 illustre la place actuelle des produits « made in
China » dans la nouvelle division internationale du travail. Cette
célèbre « courbe sourire » indique que les pays
développés maîtrisent les étapes les plus
valorisantes, telles que la conception et la distribution des produits, alors
que les produits « made in China » sont essentiellement situés
au niveau des opérations d'assemblage à faible valeur
ajoutée.
7
Il est vrai que la place des produits « made in China »
sur cette « courbe sourire » a connu une amélioration
constante au cours de ces trente dernières années : la part des
produits finis et semi-finis est passée de 46% à 93,6% pour
l'ensemble des exportations chinoises et celle des produits de haute
technologie, de moins de 1% à 29%5. En fait, la Chine est même
officiellement devenue en 2005 le plus important pays exportateur de produits
de haute technologie (voir le Tableau 2). Force est de constater, cependant,
qu'une forte majorité de ces produits de haute technologie
exportés par la Chine sont soit le résultat du travail
d'assemblage, soit les produits considérés comme les moins
intensifs en savoir dans la chaine de valeur du secteur technologique. Par
ailleurs, il s'agit avant tout de la production des multinationales
étrangères implantées en Chine : globalement, leur part
est passée de 59% en 1996 à 81% en 2000, et a même atteint
91% pour le cas des exportations des équipements électroniques de
la Chine (Zhang et ali., 2008). En 2006, la Chine a enregistré un
surplus commercial de 41 milliards USD dans ses échanges de produits de
haute technologie avec les États-Unis. Cependant, les entreprises
à capitaux étrangers en Chine ont contribué pour 90% de
ces exportations et 97% des exportations chinoises de produits de haute
technologie vers les États-Unis ont été
réalisées sous forme de « perfectionnement passif ».
Tableau 2. La Chine mène la barque dans
l'exportation de produits de haute technologie
Top 10 des exportateurs de produits de haute technologie
- 1996 En million USD 1997
|
Top 10 des exportateurs de produits de haute technologie
- 2005 En million USD 1997
|
1. États-Unis : 65$
|
1. Chine : 406$
|
2. Japon : 53$
|
2. États-Unis : 284$
|
3. Allemagne : 31$
|
3. Japon : 212$
|
|
4. Royaume-Uni : 24$
|
4. Allemagne : 183$
|
5. France : 14$
|
5. Corée du sud : 167$
|
6. Pays-Bas : 9$
|
6. Hong Kong : 157$
|
7. Italie : 8$
|
7. Taiwan : 145$
|
8. Suisse : 8$
|
8. Singapour : 126$
|
9. Taiwan : 7$
|
9. Malaisie : 99$
|
10. Corée du sud : 7$
|
10. Royaume-Uni : 95$
|
Source : Global Insight, Inc., 2007.
En fait, bien que cela puisse paraitre contradictoire, la Chine
n'est pas le principal maître des produits « made in China ».
À cet égard, il convient de faire une distinction entre les
produits des entreprises chinoises (made by China) et ceux des
filiales des entreprises étrangères implantées en Chine
(made in
8
China). En fait, l'ouverture vers l'extérieur est un
élément majeur de la réorientation idéologique
chinoise depuis 1978. Auparavant, comptant essentiellement sur elle-même,
la Chine a décidé de multiplier ses partenaires commerciaux et de
créer un climat propice aux affaires. Par le biais des investissements
directs étrangers, la Chine recherche avant tout des capitaux, des
marchés extérieurs, des technologies et un savoir-faire
managérial étranger. Ainsi, les gouvernements chinois locaux se
font concurrence pour attirer les investisseurs étrangers en offrant des
installations et des ressources à un coût parfois
dérisoire. Au cours de ces trente dernières années, la
Chine a absorbé plus de 800 milliards USD d'investissements directs
étrangers, ce qui la place en deuxième position mondiale, juste
derrière les États-Unis. Les investissements directs
étrangers ont tout autant permis à la Chine de se
développer que d'accéder aux marchés mondiaux. Comme le
soulignent Julien Chaisse et Philippe Gugler dans ce cahier, malgré
leurs excédents courants, les pays émergents continuent
d'importer massivement des capitaux étrangers pour assurer leur
croissance. La Chine en est le parangon. En ayant un intérêt pour
ce pays comme lieu de transformation et de fabrication à des fins de
réexportation, les investissements directs étrangers contribuent
aussi grandement à la forte croissance des exportations chinoises. Selon
les statistiques du gouvernement chinois, 635 000 entreprises à capitaux
étrangers se sont implantées en Chine et 480 des 500 plus grandes
compagnies du monde ont réalisé des investissements importants
dans ce pays depuis trente ans. Ces entreprises contribuent aujourd'hui
à plus de 33,4% de la production industrielle chinoise et à
environ 60% des exportations de la Chine (voir la Figure 4). En 2006, parmi les
500 entreprises les plus importantes dans le commerce international de la
Chine, 60,8% étaient des entreprises à capitaux étrangers;
parmi les 200 plus grandes entreprises exportatrices en Chine, les entreprises
à capitaux étrangers représentaient 62,5% (Zhang et ali.,
2008).
Le développement des produits « made in China »
a été, à bien des égards, très
bénéfique pour la Chine où la pauvreté et la
pression pour l'emploi sont particulièrement importantes. L'exportation
est depuis longtemps un moteur majeur de la croissance économique
chinoise, au même titre que l'investissement et la consommation. En fait,
elle est responsable de 20% de la croissance économique, contribue
à 17% de la recette fiscale de l'État et crée plus de 100
millions d'emplois 7 . Selon le vice-ministre du commerce du gouvernement
chinois, Jianguo Wei, il y aurait aujourd'hui entre 30 et 40 millions d'emplois
en Chine qui sont directement reliés aux activités de la
sous-traitance internationale et 50 à 60 millions de manière
indirecte8. Par ailleurs, le travail de sous-
9
traitance pour le compte d'entreprises des pays
développés a permis à plusieurs entreprises chinoises de
réaliser un apprentissage technologique et managérial. Il faut
souligner que la participation active de la Chine à la nouvelle division
internationale du travail a grandement contribué à l'ouverture du
pays, à l'avancement de la réforme et au changement de la
mentalité des Chinois (Zou, 2008). Cependant, il convient de
préciser que les Chinois ne sont pas les seuls
bénéficiaires des produits « made in China ». Au
contraire, ils ne retiennent souvent qu'une faible partie des valeurs
créées. Bien que la quantité exportée soit
importante, la Chine perd en réalité énormément en
termes d'échange (voir le Tableau 3), car 90% des « made in China
» sont destinés à des marques étrangères.
Ainsi, pour acheter un Airbus 380, la Chine doit exporter 800 millions de
chemises et une poupée Barbie, produite à 2 USD en Chine, sera
vendue en moyenne à 16 USD aux États-Unis. La Chine a
exporté en 2005 plus de 60 milliards USD de portatifs. Elle n'a
cependant retiré qu'une faible part de 5% de l'ensemble du profit
réalisé, une forte majorité du profit étant
attribuée aux designers, aux développeurs de logiciels ainsi
qu'aux distributeurs occidentaux tels qu'Intel, AMD,
Microsoft, etc.
La Chine occupe aujourd'hui une place importante dans
l'économie mondiale, cela tient tant à son poids
économique relatif qu'aux impacts engendrés par son essor rapide.
Toutefois, il est exagéré de la qualifier déjà d'
« usine mondiale » au même titre que les quelques empires
industriels du passé et du présent (Angleterre,
États-Unis, Japon). En fait, la capacité chinoise à
alimenter le marché international demeure plutôt limitée.
Selon M. Anderson du cabinet Godman, afin de comprendre l'importance de
l'industrie manufacturière chinoise sur le marché mondial, il
faut mesurer son excédent net par rapport à la capacité
manufacturière mondiale. Alors que la part de la production industrielle
chinoise est passée de 2,4% à 5% entre 1993 et 2002, celle de ses
importations dans le même secteur atteignait 4,6 %. L'excédent net
de la Chine dans l'industrie manufacturière a été de
l'ordre de 50 milliards USD, soit seulement 0,18% de la capacité de
production industrielle mondiale. Cette position chinoise, assez faible par
rapport au statut d'une usine mondiale, demeure quasiment inchangée
depuis 199710. Ainsi, il convient de reconnaitre que la Chine est
présente sur le marché à la fois en tant que producteur,
exportateur et consommateur. Si tout le monde redoute aujourd'hui la
montée en flèche des exportations chinoises, il faut garder
à l'esprit que les importations chinoises augmentent dans les
quasi-mêmes proportions. Globalement, la Chine n'occupe pas aujourd'hui
une place dominante dans l'industrie manufacturière mondiale. En effet,
bien que la Chine soit actuellement le premier producteur d'une centaine de
produits dont 80 biens manufacturiers répartis dans plus de 10 secteurs,
elle ne réalise que 5% de la production industrielle mondiale, loin
derrière
10
les États-Unis (20%), le Japon (15%) et l'Allemagne (Lu,
2003). La Chine est particulièrement faible dans les industries
liées aux équipements où la valeur ajoutée est
beaucoup plus importante (une part de 30% de l'ensemble des industries
manufacturières chinoises contre 42% aux États-Unis, 44% au Japon
et 46% en Allemagne). Par ailleurs, la Chine n'a actuellement pas le niveau
technologique nécessaire pour devenir un centre manufacturier mondial
car elle est très dépendante des technologies avancées
provenant de l'étranger, et ce, dans la quasi-totalité de ses
industries. Par ailleurs, « l'usine mondiale » est une terminologie
inventée par le passé afin de désigner les pays
considérés comme des empires industriels. L'Angleterre, dans le
courant du 19e siècle, méritait tout particulièrement
cette appellation. En effet, ne représentant que 2% de la population
mondiale, l'Angleterre produisait 53% de la production mondiale de fer et 50%
de la production mondiale de charbon ; elle réalisait, entre 1800 et
1870, 53% de la production manufacturière mondiale et 1/3 des
exportations de la planète (Hudson, 2001). De même, à
compter des années 1880 et ce, pour une longue période, les
États-Unis ont été considérés comme «
une usine mondiale » et « un centre de gravité
économique mondial », résultat de leur domination et de leur
leadership dans les industries manufacturières. Par la suite, au cours
des années 1970 et 1980, le Japon a, lui aussi, été
désigné par certains sous le terme d'« usine mondiale
», occupant une place importante dans plusieurs secteurs industriels sur
la scène internationale. Cependant, de la désignation de la
domination absolue anglaise à la description de l'essor chinois en
passant par la démonstration de la puissance des Américains et de
l'importance relative des Japonais, le terme d'« usine mondiale »
apparaît comme une notion très relative, très
imprécise et donc, non scientifique. Aussi, dans le contexte actuel de
la mondialisation où aucun pays ne peut se targuer d'être aussi
puissant que l'ont été l'Angleterre ou les États-Unis dans
leur temps, ainsi qu'en l'absence d'un ensemble de critères susceptibles
d'être universellement acceptés, ce terme ne peut servir
aujourd'hui que pour souligner l'importance relative d'un pays dans son
intégration au marché international et plus
particulièrement, pour signaler les bouleversements importants qui se
produisent dans le monde du fait du développement économique
rapide d'un pays. La croissance rapide des produits « made in China »
a grandement contribué au développement du commerce mondial et
ce, avec un taux de contribution actuel de 11%11. Pourtant, elle a
créé sur son chemin des bouleversements majeurs sur la structure
et l'ordre économique mondial et ce, aussi bien au niveau de l'emploi et
des prix des produits qu'au niveau de la dynamique de la compétition
internationale. Ainsi, bien que la Chine demeure encore davantage un atelier
d'assemblage mondial dans la nouvelle division internationale du travail, le
« facteur chinois » est aujourd'hui incontestablement devenu un des
éléments fondamentaux à considérer par tous dans le
développement et la compétition sur le marché
international.
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