La persistance des sciences sociales coloniales en Afrique( Télécharger le fichier original )par Jean Barnabé MILALA LUNGALA Université de Kinshasa RDC - Doctorat 2009 |
B. Le maintien des inégalitésSommes-nous inégaux ? Cette question s'impose en nous d'un point de vue moral pour donner à cette réflexion un relief de l'exaltation des valeurs à la base d'une vie en commun. Jean Jacques Rousseau, dans l'origine des inégalité parmi des hommes, affirme qu'il conçoit « dans l'espèce humaine, deux sortes d'inégalités : l'une ,que j'appelle naturelle ou physique ,parce qu'elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l'esprit ou de l'âme ;l'autre, qu'on peut appeler inégalité morale ou politique ,parce qu'elle dépend d'une sorte de convention ,et qu'elle est établie ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci donne les différents privilèges dont quelques uns jouissent au préjudice des autres, comme l'être plus riche, plus honoré, plus puissant qu'eux, ou même de s'en faire obéir ».480(*) L' « égalité et la hiérarchie » sont des problèmes permanents de la philosophie. En effet, la priorité donnée à la notion de l'égalité dans les sociétés modernes n'empêche nullement celles-ci d'être traversées par les inégalités de richesse, de pouvoir, d'influence, etc.481(*) Pour la tendance naturaliste, l'égalité, la liberté et la propriété sont déduites des conditions de la Création. Tout ce qui appartient en propre à un individu, ne peut lui être enlevé sans son consentement. Dieu a donné à tous les hommes la possession et la jouissance commune. 482(*) Du point de vue de la compréhension profonde de l'histoire de la pensée moderne, il y a trois tendances à travers cette analyse : proche de la nature, celle qui est près de l'histoire ou une synthèse de deux. Il se remarque au Temps moderne européen, nettement le refus de la référence à la Nature au profit de calculs stratégiques de l'homo oeconomicus, une interminable expropriation du sujet. « La pensée contemporaine tient volontiers pour évident que l'homme est un « être historique » et que cela restait méconnu de la philosophie antique. De Descartes et Hobbes aux lumières, la première modernité a tendu, au contraire, à se réclamer de la « Nature » et à réaffirmer contre l'autorité de l'histoire, les droits de la « Raison ». En effet, « pour s'en tenir à la philosophie politique, les grandes oeuvres des « Droits naturels modernes » se présentent comme une enquête sur la « Nature ». Du Léviathan à Hobbes, de Rousseau, « la genèse de l'Etat continue d'apparaître comme un processus rationnel, fondé sur la nature humaine, et non comme instrument pour penser l'historicité ».483(*) La genèse ne doit rien à l'histoire. Ces présupposés éclairent donc la pensée des uns et des autres. L'histoire semble parfois remplacer la nature comme problème central de la philosophe. Les lois « découlent de la nature des choses ». « On peut considérer que la place centrale que l'histoire a fini par occuper dans la philosophie moderne tient à la manière dont se pose dans celle-ci le problème ontologique des relations entre la « Nature » et la « liberté »484(*). Il faut d'abord, comprendre comment l'action « libre » de chaque individu (qui suit sa nature propre ou qui au contraire, obéit à son « libre arbitre ») est conciliable avec la cohérence de l'ensemble : c'est le problème de la « théodicée » qui, de Leibniz à Hegel, va conduire de faire de l' « histoire » le véhicule de la « Raison » dont la ruse consiste à réaliser ses fins universelles à travers le jeu apparemment irrationnel des intérêts et des passions. « Il faut comprendre comment l'existence d'un être libre (dont l'action par définition irréductible à tout déterminisme naturel ) est possible dans l'histoire ;la « perfectibilité » dans la quelle Rousseau voyait le propre de l `homme va ainsi apparaître comme l'indice de la destination morale de l'Humanité(Kant ,Idée d'une histoire d'un point de vue cosmopolitique) et c'est à partir delà que l'on pourra comprendre ce qu'a voulu la Nature,qui ne fait rien en vain en nous donnant la Raison,qui ne fait pas notre bonheur(Fondement de la métaphysique des moeurs,1ère section) ».485(*) L' « être se déploie (et se voile) dans une histoire dont les époques sont radicalement hétérogènes parce qu'irréductible au principe de raison suffisante : on peut donc voir dans la pensée de l'Etre la négation de l'unité de la Nature au nom de la « différence » ;mais l'être ne peut mieux se comprendre qu'en méditant le sens originel de la Physis dont se fait encore l'écho la Physique d'Aristote,qui est « en retrait ,et pour cette raison jamais suffisamment traversée par la pensée,le livre de fond de la philosophie occidentale ».486(*) A l'illusion platonicienne de la « vérité »absolue, Nietzsche oppose un « perspectivisme » qui n'est pas cependant un simple relativisme ; ce qui nous ramène au « problème de la hiérarchie ». Le perspectivisme n'est pas égalitaire, parce que toutes les perspectives ne se valent pas, et c'est précisément cela qui permet à Nietzsche de dépasser l'antinomie de l'apparence et de la réalité, sans pour autant « admettre qu'il y ait une opposition radicale entre le vrai et le faux. » Si Nietzsche critique la fondation platonicienne de la vérité, c'est, pourrait-on dire, parce que chez lui la hiérarchie prend la place de la vérité.487(*) Il est illusoire de fonder l'inégalité, comme le faisait Platon, sur l'inégale capacité des hommes à parvenir à la vérité ; il faut, au contraire, partir du fait de l'inégalité pour dépasser l'opposition entre vérité et apparence488(*). La singularité de Nietzsche vient du fait qu'il se démarque de deux tendances : « L'émancipation à l'égard de la tradition ne peut venir que d'une folie créatrice- et non de la raison critique (Aurore, §6 ; cf., chez Max Weber, l'analyse des relations entre la tradition et le « charisme »).489(*) Seul celui qui est apte à la domination est vraiment digne d'être libre. « Le problème de la hiérarchie » est celui-là même des « esprits libres ».490(*) Dériver les formes politiques du rapport entre les puissances, au lieu de réduire le gouvernement au rang d' « organe du peuple. » La dévalorisation de la vie domine l'histoire de l'Occident dont le Christianisme a été le principal relais culturel.491(*) Au lieu de la culture qui crée au terme d'un dur processus de « dressage et sélection », la loi est valorisée comme instrument d'éducation. La « justice » qui veut la hiérarchie, doit aussi établir un équilibre entre les forces opposées et le plaidoyer de Nietzsche pour les « Maîtres » qui a surtout valeur de réparation, dans un monde dominé par les valeurs égalitaires.492(*) A une société fondée sur l'agir stratégique d'échanges matériels nous opposons l'a priori d'un l'agir communicationnel. Bien que restant dans une perspective de l'historicité, ici nous opposons l'égalité des partenaires dialogaux qui, au moyen de l'interchangeabilité des rôles sociaux, s'éloigne de la hiérarchie. Tout cela à partir des présupposées de la structure du dialogue. En plus, Habermas développe en morale une position constructiviste : « le monde moral que, en tant que personnes morales nous avons à faire advenir, possède une signification constructive. C'est la raison pour laquelle la projection d'un monde social inclusif, constitué par les relations interpersonnelles bien ordonnées intervenant entre les membres, libres et égaux, d'une association s'auto-déterminant - traduction du Royaume des fins de Kant-, peut servir comme substitut à la référence ontologique à un monde objectif »493(*). Cette conception de la réalité inclut essentiellement la notion d'une communauté sans limites bien définies. Peirce explicite la vérité dans le sens d'une acceptabilité rationnelle, c'est-à-dire de la réalisation d'une prétention à la validité critiquable dans les conditions de communication d'un auditoire idéalement élargi dans l'espace social et dans le temps historique, et composé d'interprètes capables de jugement. 494(*) Contre Nietzsche, Habermas écrit : « Le problème n'est pas de devenir plus fort que l'autre, mais de se laisser emporter tous deux par la force de la vérité en présence. Le dialogue suppose dans une visée commune, un horizon commun d'interrogation ».495(*) * 480Jean Jacques ROUSSEAU, « Discours sur cette question proposée par l'académie de Dijon : Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle », dans Oeuvres philosophiques de Jean Jacques Rousseau, Garnier, Paris, 1966, p.39. * 481Philipe RAYMOND et Stéphane RIALS, (Dir.), Dictionnaire la philosophie politique, Puf, Paris, 1996, p.194. * 482Ibidem, pp.354-355. * 483Philipe RAYMOND et alii, op.cit., P.428. * 484Ibidem, p.429. * 485Ibidem, p.430. * 486Ibidem. * 487Ibidem. * 488Ibidem. * 489Ibidem, p.432. * 490Ibidem. * 491Ibidem, p.433. * 492Ibidem, p.434. * 493Jürgen HABERMAS, l'éthique de la discussion et la question de la vérité, Bernard Gasset, Paris, 2003, p.78. * 494Ibidem, p.29. * 495) Jürgen. HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel. Rationalité de l'agir et rationalisation de la société, Fayard, Tome 1, Paris, p. 315. |
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