La dilution des marques renommées( Télécharger le fichier original )par Marion Pinson CEIPI - M2 droit européen et international de la propriété intellectuelle 2012 |
ABRÉVIATIONS ET ACRONYMESact. jurispr. Actualité jurisprudentielle Ann. propr. ind. Annales de la propriété intellectuelle CA Cour d'appel CJCE Cour de justice des Communautés européennes CJUE Cour de justice de l'Union européenne Com. Chambre commerciale Comm. com. électron. Communication commerce électronique CPI Code de la propriété intellectuelle D. Recueil Dalloz Gaz. Pal. Gazette du Palais J.-Cl. Juris-Classeur JCP Juris-Classeur Périodique JCP E. Semaine juridique édition Entreprise JCP G. Semaine juridique édition Générale LGDJ Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence OHMI Office de l'Harmonisation dans le Marché Intérieur op. cit. opere citato (cité précédemment) Mél. Mélanges PIBD Bulletin de la propriété industrielle Propr. ind. Propriété industrielle Propr. intell. Propriétés intellectuelles RD propr. intell. Revue du Droit de la Propriété Intellectuelle RMC Règlement sur la marque communautaire RTD Com. Revue trimestrielle de droit commercial TPICE Tribunal de première instance des Communautés européennes TPIUE Tribunal de première instance de l'Union européenne INTRODUCTION« La marque a été la signature d'un artisan, puis la garantie d'une qualité, ensuite la désignation d'un produit, elle est maintenant une puissance en elle-même »1(*).La marque continue son irrésistible ascension.Grâce aux développements de la publicité moderne, jouant notamment sur l'inlassable répétition d'un message ou sur le développement d'une image, la marque a aujourd'hui un nouveau visage et une nouvelle force : elle agagné en visibilité, ou plutôt en distinctivité. La distinctivité est une notion cardinale en droit des marques. La marqueest d'abord distinctive par essence. Le dictionnaire juridique Cornu la définit en effet comme un « signe sensible apposé sur des produits ou accompagnant certains services afin de les distinguer de produits ou de services émanant d'entreprises concurrentes »2(*). L'article 711-1 du Code de propriété intellectuelle, premier article du Livre consacré aux marques, énoncequant à lui que « la marque (...) est un signe servant à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale ». Ainsi, une marque est distinctive, ou elle n'est pas. Cela explique d'ailleurs que l'article 711-2 en fasseuneexigence:la marque n'est valableque si le signe choisi par le titulaire est composé d'éléments arbitraires au regard des produits ou services qu'il désigne. Mais bien plus qu'une condition de validité de la marque, la distinctivité estpar ailleurs une véritable source de valeur. En effet, « plus une marque est distinctive, plus son pouvoir de vendre est important »3(*).Cette distinctivité, force active, touche le consommateur, marque son esprit et permet ainsi au titulaire de développer une clientèle. C'est cette distinctivité là que la publicité tente de développer. Cette distinctivité-valeur, si considérable soit-elle, restepourtant fragile. M. De Haas cerne parfaitement sa précarité lorsqu'il affirme que la force que gagne une marque « n'a aucune matérialité ; ce n'est qu'une impression psychologique (...) qui peut disparaître de l'esprit du public dès qu'elle ne parvient plus à s'imposer à lui »4(*). Cet affaiblissement de la force attractive de la marque intervient notamment lorsqu'elle subit un préjudice de dilution5(*). La formule de « dilution » est tout à fait heureuse puisquece terme, communément défini comme l'action de « délayer dans un liquide », peut également être entendu au sens figuré comme un affaiblissement ou une atténuation6(*). Le terme de « dilution »,pourtant retenu par la doctrine et plus récemment par la jurisprudence, ne figure pas dans les textes normatifs. En effet, les articles 8.5° et 9.1° c) du règlement sur la marque communautaire et 4.4° a) et 5.2° de la directive du 21 décembre 1988 parlentd'un « préjudiceau caractère distinctif » de la marque. Plus laconique encore, l'article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuellen'évoque qu'un « préjudice au propriétaire de la marque ». Dans tous les cas, ce dernier article, issu de la loi de transposition du 4 janvier 1991, s'interprète à la lumière de la directive. Ces textes sanctionnent ainsi l'emploi d'une marque renommée communautaire ou nationale pour des produits ou services différents qui porte atteinteà son caractère distinctif. Avant d'examiner plus en détails en quoi consiste cetteatteinte au caractère distinctif, il convient de situer cette protection dans notre paysage juridique.La protection contre la dilution est en effet l'une des manifestations de la protection renforcée des marques renommées. Elle entre ainsi dans le débat plus large, auquel nous ne pourrons échapper, de ces marques particulières qui jouissent d'une protection dérogeant auprincipe de spécialité. Véritable clef de voûte du droit des marques7(*), ce principeimplique que« la réservation d'un élément à titre de signe distinctif est limitée à la désignation d'un ou de plusieurs produits, services ou activités déterminés »8(*). L'existence d'un droit de marque absolu, emportant la réservation de toutes les utilités du signe dans tous les secteurs d'activité, est en effet inconcevable car il porterait une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l'industrie, et plus précisément au principe de libre concurrence. Le principe de spécialité permet ainsi la conciliation du droit de marque et de la liberté de concurrence9(*). Pour cette raison, la question d'une protection des marques dérogeant à ce principe est extrêmement délicate. Pourtant, lesmarques renomméesne peuvent pas se contenter d'une protection confinée au cadre de la spécialité. La très grande majorité de la doctrine s'accorde en effet pour reconnaître que celles-ci ont besoin d'une protection à la mesure de leur degré de distinctivité. La marque devenue puissance, devenue « force attractive prodigieuse »10(*), devenue force économique immense,requiertainsi un régime de protection adapté qui puisse déroger au principe de spécialité. Nombreux sont pourtant ceux qui s'inquiètent, à juste titre, de voir ce régime de faveur glisser vers une « surprotection » de la marque renommée11(*), mettant ainsi en péril le principe de libre concurrence. La gravité de la menace nous oblige ainsi à redoubler de vigilance face à la théorie de la dilution. Toutefois, il ne faudrait pas laisser ces craintes nous dissuader de la nécessité d'accorder à certaines marques et dans certaines hypothèses une protection contre l'atteinte à leur caractère distinctif. Pour bien s'en convaincre, il convient de déterminer le mal qui se cache derrière cette nébuleuse notion qu'est la dilution. La reconnaissance juridique de ce phénomène a vu le jour en 1924 sous les auspices des juridictions allemandes. Les juges ont ainsi considéré que la marque notoire Odol désignant du dentifrice subissait un préjudice de dilution suite à l'emploi de la même marque pour des produits sidérurgiques12(*). Quelques années plus tard, Schechter a théorisé et fortement préconisé une protection contre la dilution. Ce juriste américain, n'ayant jamais utilisé le terme de « dilution », parle alors de « grignotage progressif » ou de « dispersion » de l'identitéd'une marque13(*). Lors d'une intervention devant un Comité du Congrès américain, il tentera de sensibiliser son audience sur les effets redoutables d'un tel phénomène : « si l'on tolère des restaurants Rolls Royce, des cafétérias Rolls Royce, des pantalons Rolls Royce et des bonbons Rolls Royce, dans dix ans, il n'y aura plus de marque Rolls Royce »14(*). Le processus de dilution peut ainsi oeuvreren dehors de tout risque de confusion puisque le signe en cause est utilisé dans des secteurs d'activité différents. Le préjudice causé est alors d'une infinie subtilité. Lorsqu'un signe évoque immédiatement au consommateur une marchandise précise, l'emploi simultané de ce même signe pour des produits ou services différents va entraîner un flottement dans l'esprit du public. Le pouvoir d'évocation de la marque perd ainsi nécessairement de sa puissance puisque le consommateur associe la marque non plus à un mais à plusieurs produits15(*).Cette diminution du pouvoir d'évocation provoque, par la même occasion, le déclin de la force attractive et doncde la frappe économique de la marque. Aussi nécessaire que puisse paraître la protection contre ce préjudice pernicieux, on peut sentir le danger que serait toutefois de reconnaître que le seul emploi d'une marque renommée antérieure pour des produits ou services différents constitue un préjudice de dilution. La seule prise en compte de la perte d'unicité de la marque reviendrait en effet à accorder une protection aveugle et automatique aux titulaires de marque renommée16(*). Or la dilution est une atteinte à la distinctivité, et non pas à l'exclusivité de la marque.Il faut ainsi rester extrêmement vigilant quant à la conception que l'on retient de la dilution, car d'elle dépend la légitimité de la protection. La sortie du principe de spécialité ajoutée à la subtilité même de la dilution rend la question d'une protection contre ce préjudice extrêmement délicate. Partagés entre l'inquiétude et la certitude de la nécessité d'une protection, nous nous demanderons ainsi dans quelle mesure la protection contre la dilution de la marque renommée peut constituer une atteinte proportionnée à la liberté du commerce et de l'industrie. Autrement dit, peut-elle exister au sein de notre droit des marques sans en bouleverser la cohérence et la légitimité ? Nous constaterons qu'en dépit des réserves formulées par la doctrine, la théorie de la dilution s'est imposée sans retenue dans notre droit des marques (Partie 1). Les dérives et les incohérences de cette protection excessivement compréhensive ont ainsi nécessité un affinement de la conception du préjudice de dilution, en vue de sa minimisation et de sa réhabilitation (Partie 2). * 1 H. PORTET, Les marques notoirement connues ou de haute renommées selon la Convention de Paris et la loi française du 31 décembre 1964, thèse Paris, 1975, p. 16. * 2 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, PUF, 9ème édition, 2011, p. 568. * 3 F.I. SCHECHTER, « Trade Morals and Regulations: The American Scene », 6 Fordham Law Review 190, 204, n. 42, 1937 : « The more distinctive the mark, the more effective is its selling power ». * 4 C. DE HAAS, « La contrefaçon de la marque notoire en droit comparé américain, européen et français : une leçon encore mal comprise », Propr. intell., 2003, n° 7, p. 138. * 5 Ce préjudice peut être également désigné sous d'autres formules : dilution du pouvoir distinctif ou du pouvoir attractif, dilution par brouillage, vulgarisation, banalisation, perte de l'unicité. * 6 Dictionnaire de langue française, Le petit Robert. * 7 V. sur ce point : A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, LITEC, 2004. * 8 A. BOUVEL, op. cit., p. 4. * 9 A. BOUVEL, op. cit., p. 2. * 10 M. JATON, La protection des marques de haute renommée au regard du droit suisse, Lausanne, 1961, p. 29. * 11 Intervention de J.-J. Evrard lors de la séance de travail de l'APRAM/UNIVERSITES, « Vers une surprotection de la marque renommée ? », 21 mars 2011. * 12 Landgericht d'Elberfeld, 11 septembre 1924, JW 1925, p. 502. * 13 F.I. SCHECHTER, « The Rational Basis For Trademark Protection », 40 Harvard Law Review 813, 1927, 825. * 14 Hearing before the House Committee on Patents, 72nd Cong., 1st Sess. p. 15 : cité par W.J. Derenberg, Trademark Dilution, p. 449 : « if you allow Rolls Royce restaurants and Rolls Royce cafeterias, and Rolls Royce pants and Rolls Royce candy, in ten years you will not have the Rolls Royce mark any more ». * 15 M.-A. PÉROT-MOREL, « L'extension de la protection des marques notoires », RTD Com. 1966, p. 9 et s. * 16 A. BOUVEL, « Marques et renommées. A propos de l'arrêt « Intel », rendu par la Cour de justice des communautés européennes le 27 novembre 2008 », Les défis du droit des marques au XXIème siècle, Actes du colloque en l'honneur du professeur Yves Reboul, Collections du CEIPI, n° 56, p. 123 et s. |
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