B/ Un exemple d'ascension « en escalier »274 :
les Beatles
L'ascension de la musique « pop » des Beatles est
à juste titre la plus intéressante si on souhaite étudier
la contribution essentielle des groupes médiatiques auprès des
industries du disque dans le phénomène de construction des
stars. Alors que la BBC-Radio s'est ouvert timidement au rock and roll
et par là même à la programmation de disques, à
travers une émission de deux heures, le Saturday Club de Brian
Mathew (1958), diluée dans le très familial Light Programme, en
plus de la station privée Radio Luxembourg, elle accueille pourtant
favorablement les Beatles, à défaut de l'existence de
chaîne destinée aux jeunes. Les Beatles enregistrent leur
première émission de radio à Londres, The Talent
Spot, au mois de décembre 1962, puis participent dès
février 1963 à une émission en direct, Parade of the
Pops, enregistrée pour le Light Programme, avant d'assister
à toutes les émissions touchant plus ou moins les jeunes sur la
BBC, dont les plus populaires sont Easy Beat et le Saturday
Club. Le groupe aura même droit en juin 1963 à son propre
programme, Pop Go the Beatles, montrant à quel point la
BBC-Radio fut généreuse envers le groupe, à tel point que
les ingénieurs de la BBC la surnommait ironiquement la Beatles
Broadcasting Corporation275.
Fait qui remonte jusqu'à sa fondation en 1922, la BBC,
mais surtout le service anglophone de Luxembourg, dépendaient largement
des grosses compagnies du disque, qui financent certaines émissions et
présentent le plus officiellement du monde leur production pop. Pour
l'industrie musicale, un passage à la radio est l'assurance d'une vente
confortable, sous la condition de souscrire à la réglementation
précise déjà évoquée, ce à quoi
s'attela le producteur George Martin au moment de la sortie du « Love Me
Do » des Beatles (4 octobre
273 On prend dès lors parti avec des sociologues
britanniques comme Simon Frith ou encore Roy Shuker, pour qui la pop se
définit comme une musique produite commercialement, avec une intention
de profit et selon une logique non pas artistique mais d'entreprenariat.
Cf. FRITH, Simon, et al., The Cambridge companion to pop
and rock (2001).
274 L'expression est tirée de : GUIBERT,
Gérôme, « Industrie musicale et musiques amplifiées
», Chimères, 2000, n° 40, p. 5.
275 LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une
histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions
Kimé, 1995, p. 119.
1962), dont le 45-tours qui en est issu n'atteint que la
dix-septième place du classement des ventes établi par le
Record Mirror. La sortie rapprochée d'autres
45-tours276 et mieux encore d'un 33-tours, permet qui plus est de
profiter d'un effet de répétition et de multiplier les chances de
séduire les médias de manière durable : c'est le
phénomène bien connu du follow up277
(plusieurs titres consécutifs aux sommets du hit-parade), très
recherché par les maisons de disques. Ainsi, dans la foulée
« Please Please Me » atteint au mois de mars la deuxième place
du Top Twenty, succès réitéré en avril
avec « From Me to You » qui s'installe à la tête des
classements de vente. Par conséquent, l'alliance entre une production
millimétrée de titres à la chaîne et un objectif
clairement commercial permet généralement d'obtenir la clé
des ventes et des profits qui y sont liés. C'est du moins un argument
qui fonctionne dans le cas des Beatles et de la majorité des groupes qui
ont suivi.
Rapidement, les Beatles deviennent les coqueluches des
journaux du disque business comme New Record, puis des magasines
musicaux établis et respectés (v. annexe 9) qui
rapidement, et ce dès le début des années cinquante, se
sont dotés des premiers classements de singles. Le premier du genre est
publié le 14 novembre 1952 dans le New Musical Express, plus
connu sous l'acronyme NME, journal lancé au mois de mars
précédent. Le classement, au départ un Top 12, fut
créé par le chef de la publicité du journal, Percy
Dickins, qui compila les ventes de disques en téléphonant aux
vingt magasins de disques les plus importants. Rapidement devenu l'une des
rubriques les populaires du journal, il commence à être
relayé dans les notes des maisons de disques et les communiqués
de presse. En octobre 1954, il s'est élargi au Top 20 et en avril 1956
au Top 30. Principal rival du NME, le Melody Maker, dévoile sa
première version des charts le 7 avril 1956. Le précurseur d'un
classement officiel plus proche du modèle actuel apparaît
néanmoins pour la première fois dans le Record Retailer
en mars 1960 sous la forme d'un Top 50. Cependant, il ne fut pas
immédiatement reconnu comme le classement officiel du pays car, à
la différence du NME, magazine plus reconnu et surtout ayant l'avantage
de disposer d'une meilleure exposition médiatique grâce
à
276 Les singles ont toujours comporté d'autres
morceaux, faces B et autres versions, etc. Mais ce qui comptait, c'était
la chanson principale, le titre figurant dans les charts. La seule exception a
été les doubles faces A occasionnelles, dont l'exemple le plus
célèbre est sûrement le double single des Beatles en 1967 :
« Penny Lane » / « Strawberry Fields Forever ».
277 Idem, p. 114.
sa diffusion sur Radio Luxembourg 278 , le
Record Retailer est plutôt réservé aux
professionnels en raison de chiffres se référant plus à de
la comptabilité (nouvelles signatures, montants de contrats, changement
de personnels au sein des maisons de disques, etc.). Le NME, le Melody
Maker mais aussi Disc and Music Echo (publié entre 1958 et
1975), Sounds ou encore le Record Mirror, disponibles en
kiosque, se destinaient plus quant à eux à un public non
spécialisé. Tout au long des années soixante, les divers
classements se sont développé, le listing pur et simple
étant agrémenté de certains titres distinctifs qui
permettaient de repérer immédiatement les titres en montée
(avec, entre parenthèses, son classement enregistré la semaine
précédente), les plus fortes progressions de la semaine, et les
disques ayant déjà obtenu une distinction (disque d'Or et
d'Argent). Ainsi, à la fin de l'année 1963, le Melody
Maker (07-12-1963) ne recense pas moins de onze entrées dont trois
45-tours, trois Super 45-tours, deux 33-tours et trois chansons
enregistrées par d'autres artistes (dont « I Wanna Be Your Man
» des Rolling Stones). Les chiffres de vente pulvérisent tous les
records : 1 300 000 exemplaires vendus du 45-tours « She Loves You
»279 , mais ils sont surtout révélateurs de
l'audacieuse décision de George Martin qui, en avril 1963, enregistre un
33-tours contenant quatorze titres des Beatles enregistrés dans la
précipitation et avec une grande économie de moyens.
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