A/ Quelques problématiques essentielles
À travers le processus d'enregistrement, quels sont
désormais les liens entre les musiciens et les
réalisateurs/producteurs ? Si l'on prend la définition du monde
de l'art selon Howard Becker238, pouvant être défini
par la façon dont les protagonistes de ce monde accordent (ou pas) de
l'importance à certains acteurs au sein de la chaîne de
coopération, alors
236 DELALANDE, François, « Le paradigme
électroacoustique » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.),
Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris,
Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe
siècle, p. 547.
237 Je renvoi ici à la toute fin du
précédent chapitre pour des précisions concernant
l'électroacoustique.
238 Cf. BECKER, Howard, Les mondes de l'art
(1982).
quelle part de responsabilité échoue à
chacun ? On peut dès lors tirer de ces interrogations deux fils
conducteurs essentiels ; le premier succède à l'étude de
la première phase d'intégration horizontale des firmes que nous
avons étudié jusqu'ici, pour se centrer davantage sur un autre
aspect inhérent à l'industrie musicale : les structures des
organisations qui, par un procédé vertical, tendent non seulement
à contrôler les phases de la production mais aussi à
distinguer des niveaux de décision par la différenciation
fonctionnelle en subdivisions spécialisées :
auteurs-compositeurs, interprètes, producteurs, techniciens de studio et
promoteurs. Ces acteurs étaient plus ou moins intégrés aux
compagnies à travers leurs propres maisons d'édition et divisions
A&R (abréviation d'Artists and
Repertoire, une division d'un label responsable de la
découverte de nouveaux artistes). Le second fil conducteur distingue
encore une fois musique classique/musique populaire : si dans le monde de la
musique classique, le compositeur est présenté comme le maillon
essentiel, dans les musiques populaires, l'accent est plutôt mis sur le
performer, celui qui se représente au public en tant qu'individu
particulier. Interprètes de musique classique ou de musique populaire ne
représentent donc pas exactement la même chose mais il existe
néanmoins une figure commune : celle du producteur.
La figure du producteur est primordiale puisqu'au final c'est
elle qui en majeure partie gère « l'aléatoire socio-musical
»239. Pour faire simple, l'importance de sa fonction est
directement liée à la gestion du risque artistique qu'elle doit
assurée. Avant de s'attarder sur quelques figures majeures de la
production en Angleterre, précisons qu'elle fut étudiée
par deux chercheurs français, Antoine Hennion et Jean-Pierre
Vignolle240. Ces sociologues du disque se sont attardés sur
les directeurs artistiques (notamment dans le domaine de la
variété), qui incarnent au sein des firmes l'intermédiaire
entre les artistes et le public, « en complétant l'analyse
économique sectorielle par une approche ethnographique du travail de
studio, où musiciens, interprètes et techniciens officient sous
la houlette du directeur artistique, ils pensent ainsi pouvoir rendre compte de
l'alchimie sociale, de la production mystérieuse de sens que
représente la fabrication d'un tube »241. Le
travail du directeur artistique/producteur intervient par le biais d'essais et
d'innovations successives, en bref l'ajout d'un « je-ne-sais-quoi »
qui vise à l'obtention d'un « son » spécifique. Hennion
et Vignolle proposent une
239 LANGE, André, Stratégies de la
musique, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Création &
Communication », 1986, p. 94.
240 Cf. HENNION, Antoine, VIGNOLLE, Jean-Pierre,
Artisans et industriels du disque : essai sur le mode de production de la
musique (1978) ; L'économie du disque en France (1978) ;
HENNION, Antoine, Les professionnels du disque : une sociologie des
variétés (1981).
241 LANGE, André, op. cit., p.
95.
sociologie de l'intermédiaire, celui qui «
construit des mondes en essayant de les mettre en rapport » au
travers du directeur artistique qui « représente le public
devant le chanteur [et en contrepartie] introduit l'auditeur au sein
de l'équipe de production »242. Parce qu'il sert
autant sa maison de production que le public, et parce que de son travail, en
collaboration avec l'arrangeur et le technicien, va découler en grande
partie la qualité « artistique » du produit fini, le directeur
artistique/producteur est un personnage clé dans l'industrie du disque,
ne serait-ce qu'en raison de l'obligation que lui donne bien souvent sa maison
de production pour que l'oeuvre soit en adéquation avec son public ;
ainsi, « la communication médiatrice entre public et artistes
qu'organise le directeur artistique reste une médiation
aliénée, étrangère au public, elle n'est que le
résultat de la division du travail musical qu' a entrainé le
développement de l'industrie phonographique »243.
Dans un contexte certain de contraintes et d'incitations, l'action optimale du
producteur va être perçue comme une innovation dans la mesure
où il a pu en tirer un potentiel. Malgré tout, son image est
parfois occultée pour des raisons diverses : elle peut être
voilée par le marketing qui entretient l'image romantique de l'artiste
en concert, ou intervenir sur des paramètres spécifiques
(qualité de timbre, acoustique, équilibre des intensités)
de telle sorte que l'auditeur ne soit pas conditionné vis-à-vis
des paramètres traditionnels sur lesquels il porte d'habitude son
attention (mélodie, harmonie, rythme, forme et
orchestration)244. Prenons néanmoins l'exemple significatif
dans un premier temps de trois producteurs anglais pour comprendre leur
importance sur le développement de la vie musicale, Fred Gaisberg,
Walter Legge et John Culshaw.
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