A/ Le renouveau du catalogue musical
À partir du moment où un nouveau format
(33-tours/45-tours) devenait la norme en vigueur, et ne permettait plus
dès lors d'engendrer des profits auprès des industries qui
l'avaient introduit, c'est un second élément primordial, le
catalogue de musique, qui devient la condition
nécessaire pour relancer le marché et l'essor de la demande.
Faute de pouvoir procéder à des études de marché
pour déterminer à coup sûr les productions qui se vendront
le mieux devant l'hétérogénéité du public,
l'éditeur de musique est conduit à proposer un catalogue de
disques (mais aussi de genres) suffisamment fourni pour que des compensations
puissent s'effectuer entre les ventes à succès et les
échecs. Les perspectives de profit sont établies sur l'ensemble
de la production et non sur le résultat escompté de tel ou tel
titre. C'est un moyen essentiel pour maîtriser le caractère
incertain des valeurs d'usages culturelles214. Qui plus est, la
question des genres est un moyen supplémentaire de
construire « un système d'orientations, d'attentes et de
conventions qui circulent entre l'industrie, le texte lui-même et le
sujet récepteur »215, comme le montre l'analyste de
film S. Neale. Le genre permet ainsi, grâce à un système de
reconnaissance stylistique basé sur des critères bien
définis, un échange
213 La seule firme apparue tardivement dans l'industrie
phonographique qui ait par la suite acquis une envergure mondiale est Virgin,
créée par Richard Branson en 1973 puis rachetée par EMI en
1993.
214 HUET, Armel, et al., Capitalisme et
industries culturelles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble,
1978, p. 26.
215 TOYNBEE, Jason, Making popular music (2000)
cité dans WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les
musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe
(Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques
populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul,
Mélanie Séteun, coll. « Musique et société
», 2008, p. 179.
entre le créateur et le consommateur ; par exemple,
celui qui va acheter un disque de musique pop va s'attendre à retrouver
des critères de distinction que l'industrie lui a indirectement appris.
Même si en réalité, cette vision est soumise aux
débats216, elle est néanmoins essentielle pour
comprendre l'importance du fonctionnement du marché de la musique.
L'importance de ce marché, et notamment celui de la
musique populaire, le remplaçant
d'Alexander Aikman depuis décembre 1954 en tant que
directeur d'EMI, Joseph (plus tard
Sir Joseph) Lockwood, l'a bien compris.
Figure majeure de l'histoire post-Seconde guerre mondiale de la firme anglaise,
sa tâche principale fut de sortir la firme anglaise de l'état de
crise alarmant dans laquelle elle était tombée au début
des années cinquante, payant cher ses réticences du début
vis-à-vis du microsillon, d'autant plus que son organisation en
départements alourdissait les démarches plus qu'elle ne les
facilitait. Les évocations de Lockwood à l'égard de ses
prédécesseurs sont
claires : « You can forget about them and they should
not be mentioned in the history of
EMI. »217 Afin de maintenir
l'entreprise à flot, sa première tâche fut de trouver les
fonds
nécessaires, décision qui le poussa à un
emprunt de deux millions de livres. De plus, il insista
pour que les grands magasins HMV puissent vendre les
enregistrements réalisés par les autres
compagnies, en brisant l'exclusivité de la
franchise218.
Suite aux ruptures de CBS/Victor en 1952/1953 (même si
en réalité les ventes ne s'arrêtent définitivement
qu'en décembre 1956 pour CBS et en mai 1957 pour Victor219),
et afin de pouvoir faire face au marché américain, des
tractations sont engagées. Un accord était déjà
conclu en 1948 avec EMI et la Division disque de la compagnie MGM, s'occupant
de la musique populaire. Les discussions pour commercialiser le
répertoire classique d'EMI en Amérique du Nord aboutissent en
1953 à la création d'Electric & Musical Industries
(US) Limited. Comme EMI n'a plus le droit de la marque HMV aux
États-Unis et au Canada - elle a été donné à
son ancien partenaire RCA Victor - les disques sont dès lors
commercialisés sous la marque Angel Records220, lui faisant
gagner 6% sur le marché du disque classique
216 Cf. les débats liés à
l'École de Francfort.
217 SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records,
Londres, Omnibus Press, 2009, p. ?
218 Idem, p. ?.
219 Le Traité de Rome la même année met
également fin à l'accord entre CBS et Philips.
220 PANDIT, S. A., From making to music : the history of
Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, pp. 73-74.
américain221. Cependant, là où
aux États-Unis les nouveaux styles musicaux, et notamment le rock and
roll, révolutionnent l'industrie phonographique en décloisonnant
les petits labels, les majors confirment leur domination sur leur marché
anglais en se focalisant sur le répertoire plus « sûr »
du classique et de l'opéra, apportant en règle
générale la plus importante source de revenus pour les compagnies
européennes jusqu'aux années soixante. D'ailleurs, c'est dans le
secteur du classique que la compétition s'accélère le
plus. Le déclin d'EMI sur ce terrain222 profita à ses
plus directs concurrents comme la Deutsche Grammophon et surtout Decca-UK qui
se centre alors sur un répertoire plus classique, alors qu'avant la
guerre elle était spécialisée dans la musique de
divertissement. Elle signe des contrats exclusifs avec l'Orchestre symphonique
de Londres, la Philharmonique de Vienne (qui passe d'EMI à Decca en
1949), l'Orchestre royal de Concertgebouw d'Amsterdam, l'Orchestre du
Conservatoire de Paris, l'Orchestre de l'Académie nationale
Sainte-Cécile, l'Orchestre de la Tonhalle de Zurich et l'Orchestre de la
Suisse romande. Elle s'assure également des contrats avec les chefs les
plus réputés comme Ernest Ansermet, Karl Böhm, Hermann
Scherchen, Georg Solti, George Szell, Hans Knappertsbusch, Clemens Krauss ou
encore Leo Blech, mais aussi avec des stars de l'opéra comme Kirsten
Flagstad, Wolfgang Windgassen, Hans Hotter, Joan Sutherland, Renata Tebaldi,
Hilde Gülden et Mario del Monaco 223. Enfin, en 1950, Decca-UK
et l'Allemande Telefunken fondent ensemble Teldec, en majorité un label
classique qui prit sous son aile une large part du répertoire de
Decca-UK.
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