INTRODUCTION À LA PARTIE
En 1938, six compagnies totalement différentes
contrôlent le marché mondial du disque : depuis les
États-Unis, CBS-Columbia, RCA-Victor, et Decca-US ; depuis l'Europe,
EMI, Decca-UK et Telefunken. Si Decca se focalisait uniquement sur la
production de disques, CBS et RCA sont de gigantesques réseaux
radiophoniques tandis qu'EMI et Telefunken sont avant tout des compagnies
électriques. On ne s'étonnera donc pas à ce que la
majorité des innovations techniques qui interviennent dans
l'après-guerre soient l'apanage des majors, en raison de leur
degré de concentration et d'implantation.
Du microsillon à la stéréophonie, en
passant par le 45-tours, on trouve autant d'illustrations des secousses
mutuelles que font subir entre elles la technologie, l'innovation et
l'esthétique, et c'est point de vue qui m'a appelé à
utiliser le terme d'« artification », d'après le musicologue
Michel Chion (qui parle de l' « art des sons fixés »).
L'artification du monde phonographique, au sein duquel les oeuvres et leurs
supports se réfèrent mutuellement, passe d'abord par une culture
musicale de plus en plus dépendante de la technologie,
avec la spécialisation des techniques de production, et d'autre part
avec une professionnalisation de ses agents qui disposent de tout un arsenal
d'outils devenus nécessaires à la conception des disques
(électrification des instruments, systèmes d'amplification,
studios d'enregistrement, etc.). Cette artification apparaît
déjà lors de la précédente partie lorsqu'il
s'agissait de faire valoir une valeur d'usage artistique au phonographe et au
disque, mais il acquiert un rôle encore plus décisif après
la guerre dans le contrôle des facteurs créatifs et en faisant de
l'enregistrement non plus simplement un acte de gravure mais
également un acte d'écriture. Devenu outil de
création et plus simplement outil de conservation et de diffusion, le
phonographe et le disque se sont entourés d'un appareillage technique et
humain dont la mécanique s'installe de manière stable
après la guerre. Qui plus est, le progrès technologique investit
aussi les médias qui diffusent le son et l'image, et tout
particulièrement la radio (transistorisation et miniaturisation,
émissions en modulation de fréquence) et la
télévision (colorisation, systèmes de diffusion en euro ou
mondo-vision), participant de ce fait à l'émergence de tout un
système médiatique nécessaire à la
visibilité des groupes. La technologie s'intègre dans la
panoplie des indicateurs de l'innovation ; fait essentiel, elle participe de la
création artistique et de la rentabilité économique
même si la productivité, ultime mesure du progrès, trouve
bel et bien son origine au sein du secteur technique (les inventions
issues de la recherche appliquée). La technologie reconsidéra
ainsi à la fois le
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disque et ses acteurs, qu'ils soient professionnels ou non
puisque les innovations elles aussi ont subi le poids des facteurs
socio-culturels.
En effet, le cas de la Grande-Bretagne est particulier puisque
selon F.-C. Mougel, les enjeux culturels sont au centre l'histoire britannique
du XXe siècle, au point de conditionner les décisions politiques.
En mai 1945 triomphe le Labour, parti travailliste, tandis que le
rapport Beveridge et la mise en place de l'État Providence portent dans
leur programme les aspirations sociales de la majorité du pays. Les
industries musicales ont tenu des compte de ces changements, et en collaborant
avec les autres médias, ont dicté de nouvelles normes
économiques à un moment où la consommation de masse prend
son envol et où la musique populaire, qui devient l'apanage des jeunes,
se retrouve progressivement dans la figure des Beatles.
C'est dont cet amalgame complexe entre innovations techniques
et bouleversements musicaux, entre art et commerce, développement du
marketing et transformations sociales qu'il s'agit de comprendre
progressivement et d'analyser.
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