I.4.2. « Mourir autrement au Burundi »
Dans la société traditionnelle burundaise la
sorcellerie, les empoisonnements, la maladie, les crimes familiaux ou les
guerres claniques ont été à l'origine de nombreux
décès. Cependant, avant de traiter chacun des points
cités, il est nécessaire de préciser que les Burundais
distinguaient mal la mort par la maladie ou par la sorcellerie. Cette
dernière semblait primer sur d'autres formes de cause de
décès.
1°) La sorcellerie: Pour Cosmas Haule, c'est un pouvoir
mystérieux inné qui, mal employé, portera préjudice
aux autres, ou même leur causera la mort. D'autre part, il existe une
catégorie renfermant les malfaiteurs délibérés et
conscients qui essaient de
51. L. Nsabimana, op. cit,
p.32 52 . Ibid.
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faire du tort à leurs ennemis ou à ceux de leurs
clients. Ils ne reculeront devant aucun moyen pour réaliser leurs cruels
desseins. La sorcellerie dans ce cas, est une technique apprise, un art, voire
un métier qui peut assurer aux magiciens - Barozi une heureuse
existence. Dans l'exercice de leur mort, les Barozi savent exploiter
avec habileté l'ignorance et la naïveté du peuple qui leur
reconnaît les forces invisibles. Tel est donc le Murozi, le
magicien dont on soupçonnait l'action à chaque
événement malheureux. 53 La puissance du Murozi
ne peut se comprendre que si l'on connaît son statut social. Le
climat de tension dans lequel vivait le murundi à cause des
événements malheureux auxquels il était affronté
à tout instant n'est pas sans effet. Pour le murundi, la force
du murozi lui était donnée d'en haut ou acquise; elle
était en grande partie renforcée par des croyances que le murundi
se faisait, dans son innocence scientifique, sur la complexité des
phénomènes de la nature.54 Pour le Murundi ancien, une
grande partie des malheurs, notamment la mort, étaient dûs aux
barozi - envoûteurs qui étaient même responsables
des victimes tuées par la maladie (étant donné que pour le
murundi, une simple maladie ne pouvait pas emporter une vie humaine).
A l'action des envoûteurs s'ajoutent les mauvais
présages signes qui, lorsqu'ils se produisent, annoncent l'imminence
d'un événement malheureux. Parmi les signes précurseurs,
on retient: un hibou qui vient chanter au-dessus de l'enclos pendant la nuit,
un chien qui grimpe sur une hutte, une poule qui chante...Il est
communément admis que le malheur auguré ainsi doit se produire,
à moins qu'il ne soit déjoué, ce que seuls les bapfumu
peuvent faire. Cette situation d'inquiétude dans laquelle le
murundi était continuellement plongé créait en
lui les sentiments de méfiance. Tout homme était susceptible
d'empoisonner, de causer donc la mort ou quelque autre malheur. Dès
lors, on comprend pourquoi il y avait une propension à la
méfiance ou au soupçon envers n'importe qui sur base d'indices
insignifiants.55 Partant, précisons que les substances
utilisées étaient connues sous le nom de burozi est,
selon Hilaire Ntahomvukiye dans son article: « Le phénomène
du burozi », paru dans la revue Que vous ensemble?
n° 22-23, 1975, d'un double aspect, à savoir le
burozi-poison et le burozi-ensorcellement, autrement dit
empoisonnement et envoûtement. En d'autres termes, on pourrait parler
d'uburozi par contact et d'uburozi à distance.
53. A.Vyumvuhore, « Efficacité de la magie noire au
Burundi », Q.V.E.S? n° 22-23, 1975, p29.
54. Ibid.
55. A.Vyumvuhore, « La conception du monde au Burundi
», Q.V.E.S? n°22-23, 1975, pp.24-25.
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Le burozi par contact, l'empoisonnement donc, ne
nécessite pas d'amples explications. Tout le monde sait que le poison
existe dans les éléments de la nature, et que l'homme a su s'en
accaparer, tant pour le bien (les découvertes pharmaceutiques au service
de la médecine) que pour la destruction de l'humanité (...) Le
burozi ne peut s'entendre que comme magie noire au Burundi,
l'utilisation d'une force occulte impersonnelle, mystérieusement
dangereuse et comportant des rites magiques divinatoires
aversifs.56
Avec du burozi, on pouvait provoquer chez une
personne « la stérilité, la maladie, la folie,
l'appauvrissement, inspirer la haine, empêcher l'amour,
déchaîner une passion criminelle, tuer sans laisser de traces,
etc. »57
Notons en passant que le murundi ne craignait pas
seulement le murozi, il avait aussi peur à la maladie
causée entre autres par des activités malveillantes des esprits
des ancêtres défunts.
2°) Les trépassés malfaisants: Le
murundi croyait aussi en l'activité malveillante d'un grand
nombre de mizimu (esprits des ancêtres défunts). Ces
derniers sont généralement bienveillants et protecteurs.
Quelquefois, ils font sentir leur présence en causant toutes sortes
d'ennuis (des maladies par exemple) aux vivants de leurs familles. S'ils font
mal, ce n'est pas qu'ils soient mûs par la méchanceté, mais
c'est pour signaler leur présence aux survivants afin que ceux-ci ne les
oublient pas et satisfassent aux divers besoins de leur existence
d'outre-mort.58 A en croire Vyumvuhore Avit, la croyance en
ces esprits est tellement forte qu'à chaque événement
malheureux, on se précipitait chez le mupfumu, « le
sorcier-devin »59 afin qu'il indiquât le moyen de
l'apaiser.
Ainsi, disons que la croyance à l'existence des morts
causés par les empoisonnements, la maladie et les
trépassés malfaisants n'allait pas sans susciter des
inimitiés entre des familles ou des clans si bien que des familles
entières étaient décimées lors des crimes familiaux
ou guerres claniques au nom de la vengeance dans l'ultime objet de retrouver
l'honneur.
3°) Les crimes familiaux ou guerres claniques: durant la
période précoloniale, l'esprit belliqueux caractérisait
les Burundais qui n'hésitaient pas à se massacrer s'il advint
un
56. H. Ntahomvukiye, « Le phénomène du burozi
», Q.V.E.S?n°22-23, 1975, p2
57. Ibid.
58. Ibid.
59. Selon Hilaire Ntahomvukiye, il ne faut pas
confondre le mupfumu ou le sorcier devin avec le jeteur de
mauvais sort, l'ensorceleur, le maléficier, l'ennemi, le haïssable
personnage dont il faut éviter des relations (umwansi). Le
premier renseigne, explique, donne des remèdes, bénit, console,
le bienfaiteur, le muvyeyi.
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conflit entre eux. « La vengeance était surtout
attestée pour le cas de guerres inter claniques qui étaient dues
à des rivalités autour des possessions ».60Quand
il y a un meurtre, « la victime, de même son entourage,
considèrent comme un déshonneur familial une mort physique,
sociale ou morale, qui n'est pas vengée ».61 C'est la
victime qui, la première, est invitée à se venger de
l'offense qui est faite à lui et à toute la famille; en second
lieu, c'est n'importe quel membre de la famille parentale, mais les plus
concernés sont ses enfants, ses frères et ses parents. Les femmes
peuvent aussi venger les membres de leur famille parentale, mais c'est dans des
cas extrêmes où il n'y a pas de garçons dans la famille ou
sont encore très jeunes pour accomplir leur devoir, car en fait la
vengeance apparaît (...) comme une obligation que la famille doit
remplir. Elle consiste dans le fait de rendre le mal pour le mal (...). L'objet
de coups ou de blessures, peut à son tour, et le cas
échéant, avec l'aide des siens, rendre à l'agresseur les
coups ou les blessures qu'il a reçus. Précisons que dans tous les
cas, la discrétion est nécessaire pour la réussite de la
vengeance. Ainsi donc, si on en croit Zénon Manirakira (dans l'ouvrage
ci-haut cité), les femmes et les enfants n'avaient pas le droit de
participer aux réunions préparant la vengeance. En fait, les
femmes ne gardent pas les secrets, c'est du moins ce que la tradition atteste.
La peur de l'esprit du défunt poussait une personne à se venger
et si elle y manquait, son esprit les attaquait, leur transmettait les
"maladies des ancêtres", et ils pouvaient en mourir.62
Cette vengeance s'exerce soit sur le criminel lui-même,
soit sur un membre de sa famille qui a un rôle important. Parfois, toute
la famille du membre du criminel est l'objet d'une extermination de la part de
la famille vengeresse, ceci pour éviter une vengeance à rebours.
Mais aussi, le degré de vengeance est en corrélation avec le
degré de haine.
A côté d'une vengeance par la victime ou par les
proches, il y avait le châtiment céleste. La sagesse
traditionnelle veut que même en cas d'extinction d'une famille, le mal ne
reste pas impuni. Dieu intervient pour punir le coupable, soit en le faisant
mourir, soit en le rendant infirme, soit en lui infligeant une autre punition,
proportionnelle à la faute qu'il a commise. Ainsi, l'irrespect de la
tradition, telle la profanation des tombeaux des défunts, la
négligence du culte dédié à Kiranga, et
aux « mizimu », la désobéissance à ses
parents, l'abandon de ces derniers dans des moments durs tels que la maladie ou
la vieillesse, tout cela était sanctionné par un
60. Z. Manirakiza, Guerre et paix dans le Bureundi
traditionnel. Une étude anthropologique et sémiotique de la
poésie guerrière. D'après une enquête menée
en commune Mpinga-Kayove, Bujumbura, U.B, 1991, p.42
61. E. Ntamahungiro, Le thème de la vengeance à
travers les contes rundi, L.L.A, U.B, Bujumbura, 1980, p.117
62. E., Ntamahungiro, op.cit , p.158.
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châtiment divin.63 Vraisemblablement, Dieu
favorise la vengeance dans le but de faire régner la justice et de
combattre les mauvais penchants, ou si l'on veut, le mal qui règne sur
terre.
Par contre, toute vengeance n'aboutit pas à la mort.
Quand un malfaiteur était puissant par exemple et qu'on est incapable de
le tuer, en le médisant on lui enlevait ainsi sa dignité, ce qui
était déjà une façon de se venger.64 En
outre, cette vengeance consistait à mettre quelqu'un au ban de la
société, soit à cause d'un comportement antisocial, soit
à cause d'un déshonneur quelconque. Aussi, un individu
accusé d'être un envoûteur public « umurozi
», un empoisonneur, « uwutanga ishano », un
voleur, même si l'accusation était fausse, quand tous les
témoignages étaient concordants, il était mis en
quarantaine, mais d'une façon non officielle. On ne l'invitait plus lors
des festivités, on ne faisait même plus appel à ses
services, on laissait les vaches brouter dans ses champs, bref, on inhibait
tous les rapports sociaux qu'on devait entretenir avec lui.65 Le
chef de cette famille se considérait comme socialement mort. Il
cherchait par tous les moyens à discréditer les auteurs de son
malheur, et à l'extrême, cela pouvait conduire à une rixe
ou à un meurtre entre les membres des deux familles ennemies. Mais la
mort sociale n'avait pas toujours pour point de départ le mensonge et la
médisance. D'après la même source, une femme stérile
par exemple, ou même toute vieille femme sans enfants était
automatiquement considérée comme une empoisonneuse,
désireuse de se venger du sort en tuant tous les enfants qui lui
tomberaient sous la main. Ces malheureuses femmes étaient fuies par les
mères et les enfants, comme si elles incarnaient véritablement la
mort physique.66
Quelle était alors l'attitude des autorités
administratives face à cet acte macabre? A partir de 1921, les Belges
ont pris des mesures pour freiner les guerres intestines. La loi du 2 mars 1921
interdisait déjà aux indigènes de « porter des
lances, des javelots, des javelines ou des piquets empoisonnés
»67. Les années suivantes, beaucoup d'autres mesures ont
été prises. C'est le cas de la loi qui interdisait la mutilation
des cadavres.68 Tout mort devrait être inhumé suivant
les rites en vigueur.
63 .E. Ntamahungiro, op.cit, p.118
64 E. Ntamahungiro, op.cit., p.122
65. E. Ntamahungiro op.cit., p.188
66.Ibid.
67. R. Bellon et P. Delafosse, Codes et lois du Burundi,
Ferd. Larcier, Bruxelles, 1970, p.572
68. R. Bellon et P. Delafosse, op.cit., p.175
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