A. Les chapitres VI et VII de la Charte de l'O.N.U.
Bien que constituant une nouvelle génération des
opérations de maintien de la paix, les opérations de
reconstruction des Etats relèvent du cadre juridique existant qui a
toujours été appliqué par l'ONU dans sa mission de
maintien de la paix et de la sécurité internationales. Elles
reposent dès lors sur ce que l'ancien secrétaire
général de l'ONU, Dag Hammarskjöld, appelait le «
chapitre VI et demi » oscillant entre les méthodes traditionnelles
du règlement pacifique des différends consacrées par le
chapitre VI et une action plus coercitive, moins axée sur le
consentement en vertu du chapitre VII de la charte. Ainsi, le fondement des
opérations de reconstruction des Etats doit trouver son point d'ancrage
autant dans les dispositions du chapitre VI que dans celles du chapitre VII.
En effet, les opérations de reconstruction
étatique, s'apparentant davantage à la diplomatie
préventive195, s'inscrivent véritablement dans la
logique des « procédés de pacification » de premier
ordre consacrés par le chapitre VI de la Charte196.
Toutefois, dans la mise en oeuvre des opérations de consolidation de la
paix, les résolutions adoptées par le conseil de
sécurité ou par l'Assemblée générale, ne
mentionnent pas expressément la référence au chapitre VI
de la Charte. Néanmoins, la détermination du fondement juridique
dans le cadre du chapitre VI, pourrait être présupposée
dans toutes les résolutions de l'ONU mettant en place des
195 A/47/277 - S/24111, Agenda de la paix, 17 juin 1992, op.
cit., § 21.
196 VIRALLY M., L'organisation mondiale, Paris, A.
Colin, 1972, p. 419
59
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
opérations de consolidation de la paix. Il ne saurait
en être autrement en raison de la nature structurelle de ces
opérations dont la réussite nécessite le consentement de
tous les acteurs impliqués. Le consensualisme va ainsi servir de socle
à la pratique de la consolidation de la paix et pourrait s'entendre d'un
double point de vue. Il s'agit d'abord d'une obligation juridique qui participe
au respect du principe de l'égalité souveraine qui existe entre
les Etats et qui n'autorise d'ingérence d'aucune sorte dans les affaires
intérieures des autres Etats conformément au paragraphe 7 de
l'article 2 de la Charte197. Le consentement de l'État
hôte est requis à plus forte raison du fait des compétences
reconnues à ces opérations ; lesquelles compétences
touchent parfois à la substance même de la souveraineté de
ces Etats. Si la consolidation de la paix peut se concrétiser par des
activités de gouvernement dans les Etats défaillants, il serait
impératif de recueillir, au préalable, le consentement de ces
derniers en considération de la souveraineté de jure qui
leur est encore reconnue. Comme l'a souligné la Cour internationale de
justice dans l'Affaire des activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci, l'absence du consentement d'un État
rend illicite une intervention internationale portant sur des matières
dont la libre administration est garantie par le principe de
l'égalité de souveraineté entre les
Etats198.
Ensuite, l'exigence du consentement de l'État
hôte semble également incontournable en ce qu'elle conditionne la
réussite pratique des opérations de consolidation de la paix. De
manière générale, ces opérations sont mises en
place à la suite d'un accord entre les parties au conflit et l'ONU.
Ainsi, la bonne exécution de ces accords repose fondamentalement sur une
relation consensuelle qui doit exister entre les différents acteurs.
C'est la raison pour laquelle le Rapport Brahimi appelle les
opérations de consolidation de la paix des « opérations de
mise en oeuvre des accords de paix »199. Le concours de
l'État défaillant et des autres parties au conflit - les
mouvements rebelles par exemple - est indispensable à la bonne
exécution de ces accords de paix. La défaillance de l'État
ne justifie pas qu'il lui soit appliqué des décisions auxquelles
il n'a pas consenti au préalable. L'ancien secrétaire
général, M. BOUTROS-GHALI, va dans le même sens quand il
considère que « la consolidation de la paix n'est pas une
thérapie que l'ONU peut imposer à un patient peu disposé
à l'accepter (...) »200.
Toutefois, si le consentement de l'État hôte
s'avère indispensable à la réussite de l'opération
de consolidation de la paix, il ne constitue pas une nécessité
juridique qui conditionne, dans l'absolu, la mise en place de telles
opérations. Mais en cas d'échec des procédés
pacifiques, le conseil de sécurité peut se dispenser de
recueillir le consentement de l'État défaillant et décider
de la mise en place d'une opération de consolidation de la paix sur le
fondement d'un ensemble de dispositions, contenues dans le chapitre VII, qui
lui donnent un pouvoir discrétionnaire d'action en cas de menace
à la paix, rupture à la paix ou d'agression. La menace contre la
paix, la rupture de la paix ou l'agression, qui doivent au
197 Pour une analyse approfondie des
implications de cette disposition, Voir MAMPUYA A., « Historique et
contenu de l'article 2§7 », in La pratique de l'exception
posée par l'article 2§7 de la Charte des Nations Unies : Que
reste-t-il de la clause de compétence nationale ? Civitas
Europa n°17, Décembre 2006, p. 29.
198 CIJ, Affaires des activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, arrêt
du 27 juin 1986, CIJ, Rec. 1986, p. 108, § 205.
199 A/55/305 - S/2000/809 du 2A août
2000, Rapport du Groupe d'étude sur les opérations de paix de
l'Organisation des Nations Unies, § 20.
200 A/51/1, Rapport du Secrétaire
général sur l'activité de l'Organisation, 20 août
1996, § 1095
60
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
préalable faire l'objet de qualification de la part du
Conseil de Sécurité201, constituent ainsi les seules
hypothèses dans lesquelles peuvent être appliquées les
mesures coercitives contenues dans le chapitre VII de la charte. Dans le cadre
des opérations de reconstruction, par rapport à la pratique du
conseil de sécurité, une nouvelle condition, qui pourrait
justifier une action en vertu du chapitre VII, a vu le jour : la
défaillance étatique. Cette dernière n'est certes pas
expressément consacrée par le conseil de sécurité
dans ses résolutions. Mais il s'en dégage, de par l'attention
portée par le conseil à ces Etats défaillants,
l'idée que la défaillance étatique englobe plusieurs
sources d'instabilité qui ont déjà été
consacrées expressément par le conseil de sécurité
comme des menaces à la paix et à la sécurité
internationales. Il s'agit des atteintes massives aux droits de l'homme, des
problèmes de gouvernance politique, de l'instabilité sociale,
économique, etc. Cette qualification extensive des menaces à la
paix et à la sécurité internationales va conduire le
conseil de sécurité à décider de la création
de plusieurs opérations de paix aux fins de la reconstruction de
certains Etats défaillants en Afrique. Dans sa résolution 814, le
conseil de sécurité va retenir les difficultés
rencontrées par les autorités somaliennes dans le processus de
réconciliation nationale ainsi que l'absence totale de
légalité pour fonder la création de l'ONUSOM
II202. Dans la résolution 1528, le Conseil de
sécurité va considérer la dégradation de la
situation économique en Côte d'ivoire comme une menace contre la
paix et la sécurité internationales justifiant ainsi la mise sur
pied de l'ONUCI203. Enfin, le conseil de sécurité va
considérer que l'instabilité politique, sociale et
économique d'Haïti représente une menace à la paix et
à la sécurité internationales afin de créer la
MINUSTAH en 2004204.
Ainsi, en évitant de consacrer l'État
défaillant comme une nouvelle catégorie juridique et en fondant
son action en vertu du chapitre VII, le conseil de sécurité
recourt à des notions telles que les atteintes aux droits de l'homme, la
violation du droit international humanitaire, etc. De cette façon, le
conseil dispose dorénavant d'un continuum juridique allant du chapitre
VI au chapitre VII qui lui permet de justifier ses actions de reconstruction
des Etats défaillants. Hormis ce cadre juridique traditionnel des
opérations onusiennes de maintien de la paix, il se dégage, de la
pratique des Etats, un principe qui peut, à certains égards,
constituer un fondement coutumier aux opérations de reconstruction des
Etats.
B. L'émergence d'un foncement d'origine
coutumière de la pratique de consolidation de la paix
Pour mémoire, il importe de rappeler que l'une des
bases, sur lesquelles repose le système de la sécurité
collective codifié par la Charte de l'ONU, est le principe de la
souveraineté de
201 Article 39 de la Charte : « le
conseil de sécurité constate l'existence d'une menace contre la
paix, d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression et fait des
recommandations ou décide quelles mesures seront prises
conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la
paix et la sécurité internationales ».
202 Préambule de la résolution
S/RES/814 du 26 mars 1993
203 S/RES/1528 du 9 mars 2004, §1.
204 S/RES/1542 du 30 avril 2004, §1.
61
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
ses Etats membres. Dès lors que tout Etat est
considéré comme l'égal de l'autre, nul ne peut
s'ingérer dans les affaires intérieures d'autrui205.
Longtemps considéré comme un principe sacro-saint du droit
international, la conception de la souveraineté des Etats n'a
cessé d'évoluer autour des problématiques liées au
droit d'ingérence humanitaire. Cette reconsidération va se
confirmer, dans le discours international, avec l'émergence du concept
d'Etats défaillants ayant permis de mettre en lumière la
capacité des Etats à assumer véritablement cette
souveraineté. En 2001, le rapport de la Commission Evans/Shanoun donnera
l'occasion de préciser cette nouvelle conception de la
souveraineté des Etats. La souveraineté n'apparaît plus
comme un droit qui confère aux Etats la faculté de gérer
de façon libre et indépendante leurs affaires intérieures,
elle s'analyse désormais comme un devoir qui oblige l'État
à assumer une série de responsabilités envers ses citoyens
et envers les autres Etats206. En vertu de cette souveraineté
fonctionnelle, l'État a désormais la « responsabilité
(...) de protéger ses populations du génocide, des crimes de
guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l'humanité ».
Toutefois, « lorsque les autorités nationales n'assurent
manifestement pas la protection de leurs populations (...) il incombe (...)
à la communauté internationale dans le cadre de l'Organisation
des Nations Unies de mettre en oeuvre les moyens pacifiques appropriés
(...) » et, « lorsque ces moyens pacifiques se révèlent
inadéquats (...) » de mener « (...) une action collective
résolue par l'entremise du Conseil de sécurité (...)
»207 afin de protéger les populations de ces
fléaux. Ce principe de la responsabilité de protéger,
consacré par le document final du sommet mondial de 2005, n'est en
réalité que l'écho de trois autres documents majeurs de
l'ONU. En premier lieu, dans leur rapport « Un monde plus sûr :
notre affaire à tous »208, le groupe de
personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le
changement mandaté par Kofi Annan avait déjà en 2004
adopté ce principe. Il sera ensuite repris par l'ancien
secrétaire général Kofi Annan lui-même dans son
rapport intitulé « Dans une liberté plus grande :
développement, sécurité et respect des droits de l'homme
pour tous »209. Enfin, la responsabilité de
protéger s'est trouvée également au coeur du rapport de la
CIISE en 2001210. Succédané du concept du droit ou
devoir d'ingérence - dont elle n'est qu'une brillante traduction
diplomatique211 - le principe de la responsabilité de
protéger vient donc légitimer une intervention internationale aux
fins de protection des personnes civiles lorsque l'État se
révèle défaillant dans l'accomplissement de cette mission.
D'après le Rapport Evans/Shanoun, cette responsabilité
de protéger peut être fondée, entre autres, sur les
dispositions de l'article 24 de la Charte qui consacre la responsabilité
principale ou « primordiale »212 du conseil de
sécurité dans le maintien de la
205 §1 et §7 de l'article 2 de la
Charte de l'ONU.
206 Voir DENG F., Sovereignty as
responsability : conflict management in Africa, Washington D.C., Brookings
Institution Press, 1996, p. 290
207 A/60/L.1, Document final du sommet mondial
de 2005, §138 et 139.
208 A/59/565 Rapport du groupe de
personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le
changement : Un monde plus sûr : notre affaire à tous, 2
décembre 2004, § 201 - 209.
209 A/59/2005, Rapport du secrétaire
général du 24 mars 2005, § 135
210 La responsabilité de
protéger, Rapport de la commission internationale de l'intervention et
de la souveraineté des Etats, décembre 2001.
211 BOISSON de CHAZOURNES L. et CONDORELLI L.,
« De la « responsabilité de protéger », ou d'une
nouvelle parure d'une notion déjà bien établie », in
RGDIP, 2006, pp. 9 - 18.
212 D'après la version espagnole de la
charte qui parle de la « (...) responsabilidad primordial de mantener
la paz y la seguridad internacionales (...) ».
62
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
paix et de sécurité internationales.
Au-delà du conseil de sécurité, cette
responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité
internationales incombe traditionnellement à tous les Etats qui doivent
« respecter et faire respecter »213 les règles
protectrices des droits de l'homme, les règles du droit international
humanitaire dont la violation massive pourrait mettre en péril la paix
et la sécurité internationales. La violation de ces «
principes intransgressibles du droit international coutumier
»214 en raison de la défaillance d'un État, fonde
ainsi la responsabilité des autres Etats à mener une action dans
le cadre de la charte des Nations Unies afin de mettre un terme à ces
violations. La défaillance étatique, étant
désormais constitutive de menace contre la paix et la
sécurité internationales215, donne par
conséquent toute légitimité à une intervention
pacifique ou armée, menée par la communauté internationale
en vertu du principe de la responsabilité de protéger.
Cependant, si la justification du principe de la
responsabilité de protéger s'appuie sur le droit des Nations
Unies, sa consécration en tant que norme du droit international ne s'est
pas encore opérée et, à la suite de la Commission
Evans/Shanoun, l' « on n'est pas encore suffisamment fondé à
affirmer qu'un nouveau principe de droit international coutumier est apparu
(...) »216. Le principe de la responsabilité de
protéger s'apparente ainsi à une coutume en devenir ; coutume
dont l'élément matériel paraît incontestable au
regard d' « (...) une pratique croissante des Etats et des organisations
régionales, ainsi que les précédents du conseil de
sécurité (...) »217. En effet, dans plusieurs
résolutions relatives aux situations au Darfour (S/RES/1706 (2006) du 31
août 2006), en Côte d'Ivoire (S/RES/1975 (2011) du 30 mars 2011) ou
encore en Lybie (S/RES/1973 (2011) du 17 mars 2011) le conseil de
sécurité invoque le principe de la responsabilité de
protéger, consacré par les paragraphes 138 et 139 du Document
final du Somment mondial de 2005218. Ainsi, à partir de
ces dernières résolutions, se développe, dans la pratique
du conseil de sécurité et d'autres organisations internationales
voire non gouvernementales, l'idée que les Etats, dans leur ensemble,
portent une responsabilité de protection tant à l'égard de
leurs propres citoyens que de ceux d'autres Etats. Toutefois, l'accession
à la normativité de cette pratique est entravée par
l'immixtion dans les interventions, au nom de la responsabilité de
protéger, des données politiques et matérielles rendant
ainsi ces interventions très sélectives, en dehors de toute
considération à la protection des populations
civiles219. Si la communauté internationale, à travers
le conseil de sécurité, a décidé d'assumer sa
responsabilité de protection à l'égard des populations
ivoiriennes et libyennes, il ressort à l'heure actuelle, de la pratique
du conseil de sécurité, que les populations du royaume de
Bahreïn et de la Syrie ne « mériteraient » pas cette
protection.
213 Article 1 commun aux quatre conventions de
Genève
214 CIJ, Avis sur la licéité
de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, avis 8 juillet
1996, Rec. CIJ, 1996,
§79 ; CIJ, Avis du les conséquences juridiques
de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien
occupé, avis consultatif du 9 juillet 2004, § 157.
215 Voir supra A.) du paragraphe 2
216 Rapport de la Commission internationale de
l'intervention et de la souveraineté des Etats, décembre 2001,
p.
16, §2.24
217 Id.
218 A/60/L.1, op. cit. §138 et
§139.
219 Voir Géraud de La Pradelle, «
Rôles du « droit » et de la « justice » en
matière d'interventions humanitaires »,
in ANDERSSON N. et LAGOT D. (Sous la direction de),
Responsabilité de protéger et guerres « humanitaires
», Le cas de la Libye, Paris, L'Harmattan, 2012, pp. 21 - 38.
63
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Etant donné que l'application du principe de la
responsabilité de protéger est subordonnée à des
considérations politiques, la sédimentation et le raffermissement
de l'opinio juris de cette pratique ne sont pas véritablement
acquis au point de faire de cette pratique, un principe coutumier du droit
international220. Les interventions sélectives, sur la base
du principe de la responsabilité de protéger, constatées
jusque-là ne sont pas de nature à permettre la cristallisation de
cette pratique et à le renforcement de son opinio juris au sein
de la communauté des Etats.
Mais en dépit de ces considérations ne relevant
que de la technique juridique, la maltraitance des individus du fait de la
défaillance étatique a toujours justifié une action de la
communauté internationale. Les opérations de reconstruction des
Etats s'inscrivent dans cette logique et peuvent ainsi justifier de leur
légalité, tant au regard du droit des Nations Unies que dans la
pratique des Etats et des organisations internationales, même si
certaines spécificités se dégagent du régime
juridique appliqué à cette nouvelle forme d'opération de
paix. Cette innovation se traduit aussi en pratique à travers le
caractère multidimensionnel de ces opérations.
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