II. Rappel historique : le déchet, une invention
urbaine
« Au plan économique, un déchet peut
être défini comme une marchandise à prix négatif
»47, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'échange
monétaire pour acquérir l'objet mais, au contraire,
échange monétaire pour se débarrasser de l'objet (le flux
physique et le flux monétaire vont dans le même sens). Cependant,
il n'en a pas toujours été ainsi et chacun s'accorde à
dire que le gaspillage est un mal inhérent à nos
présumées sociétés d'abondance48.
En France, jusqu'au XXème siècle, la
gestion des excréta s'inscrivait, en ce qui concerne le milieu rural,
dans une économie domestique au sein de laquelle chaque reste, chaque
chute trouvait une réutilisation. Ce n'est qu'à partir du
XIXème siècle, que se pose la question de la gestion
des résidus en milieu urbain49. Avec la Première
Révolution Industrielle (1790-1870), le développement de
l'industrie et la forte évolution démographique des grandes
villes engendrent des besoins croissants en matières premières et
denrées alimentaires. Or, l'absence de gisements naturels de
matière première et le faible développement des moyens de
transport impliquent la constitution d'une économie de la matière
localisée qui s'appuie sur
46 La notion de « société de
consommation » est utilisée pour désigner une
société au sein de laquelle les consommateurs sont incités
à consommer des biens et services de manière abondante. Elle est
apparue dans les années 1950-60, dans les ouvrages de
l'économiste américain John Kenneth Galbraith (1908-2006) pour
rendre compte de l'émergence des critiques du mode de vie occidental.
Jean Baudrillard considère que, dans les
sociétés occidentales, la consommation est un
élément structurant des relations sociales dans le sens où
cette dernière n'est plus un moyen de satisfaire des besoins mais
plutôt une fin qui permet à l'individu de s'affirmer afin
d'exister socialement. BAUDRILLARD Jean, La société de
consommation, Paris : Folio essais, 2010 (1970), 318 p.
47 BERTOLINI Gérard, Économie des
déchets, Paris : Technip, 2005, p. 8
48 Sur ce point, voir Marshall Sahlins qui affirme
que les seules sociétés d'abondance qui aient pu exister dans
l'histoire de l'Humanité sont les chasseurs-cueillieurs car ils ont
beaucoup moins de besoins à satisfaire qu'un homme occidental. SAHLINS
Marshall, Âge de pierre, âge d'abondance, Paris :
Gallimard, 1976, 415 p.
49 Notre propos sur l'historique de la gestion des
déchets s'appuie principalement sur l'ouvrage de référence
de Sabine Barles. BARLES Sabine, L'invention des déchets urbains.
France : 1790-1970., Seyssel : Champ Vallon, Milieux, 2005, 297 p.
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une forte imbrication entre ville, industrie et agriculture :
les boues des villes sont transportées jusqu'à la campagne pour
servir de puissant fertilisant ; les chiffons sont glanés par les
chiffonniers pour servir à la fabrication de la pâte à
papier ; les os permettent la fabrication d'une multitude d'objets utiles
(peignes, boutons, manches divers) et servent aussi à
l'élaboration du noir animal (utilisé dans le raffinage du
sucre), de savons, d'engrais et d'allumettes (riche teneur en phosphate) ; etc.
Bref, durant cet âge d'or du chiffonnage, rien ne se perdait et
l'activité des chiffonniers, dans un premier temps informelle, s'est peu
à peu structurée sous les allures d'une corporation à
l'organisation relativement complexe.
Avec la Deuxième Révolution Industrielle
(1880-1950), l'intégration des activités à travers un
cycle des matières reliant ville, industrie et agriculture tend à
s'effriter : les résidus urbains sont concurrencés par les
innovations technologiques qui permettent d'extraire des ressources de
gisements naturels et les relations villes-campagnes se distendent du fait
d'étalement urbain. La saturation progressive des
débouchés pour ces matières marque un changement de
paradigme que l'on peut comprendre à travers l'évolution de la
sémantique attachée au mot « déchet ». Ce terme,
qui existe depuis le XIIIe siècle et qui, étymologiquement,
provient du verbe déchoir, désigne « ce qui tombe d'une
matière travaillée par la main humaine »,
c'est-à-dire « ce que nous nommerions aujourd'hui des chutes
»50. Le basculement de cette sémantique vers le «
tout déchet », le « tout résidu est inutile »
s'opère à la fin du XIXe siècle avec la deuxième
révolution industrielle. Le principe qui est au coeur de la gestion des
excréta urbains n'est plus l'optimisation de la réutilisation des
matières déchues en circuit fermé mais leur destruction :
« l'utilisation se fait traitement ; le traitement se fait destruction,
désintégration ou élimination. ».
Parallèlement, on voit apparaître une nouvelle catégorie
d'excréta urbains que sont les ordures ménagères ou
déchets ménagers et qui se distinguent de plus en plus des boues.
Ceci peut s'expliquer par « la généralisation des trottoirs
[qui] sépare physiquement ce qui vient de la chaussée et de la
circulation de ce qui émane de la maison » et « la
généralisation du système des boites [...] [qui] permet de
distinguer définitivement et partout ce que les ménages
produisent de ce qui vient de la rue. »51.
50 BARLES Sabine, op. cit., p. 229.
51 Ibid., p. 238.
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