Chapitre 2 - Contextualisation de l'objet
d'étude
I. Le déchet : un indicateur social total ?
De tous temps, l'activité des hommes a produit des
déchets, des restes, des chutes. C'est d'ailleurs à travers ces
rebuts que l'archéologie, science des restes, « cherche les traces
de modes de vie des communautés humaines du passé.
»33. Dans la même perspective, la sociologie s'est
inspirée de l'approche archéologique afin de montrer que «
les déchets pouvaient être utilisés comme des indicateurs
sociaux "totaux" laissant voir les dimensions essentielles de la
société qui les produit et les consomme. »34. Par
conséquent, les matières déchues révèlent
certains traits du rapport au monde d'un individu ou d'un groupe social.
Jacques Soustelle, ethnologue et ancien élève de
Marcel Mauss, se souvient d'une phrase que ce dernier aimait
répéter à ses étudiants : « Ce qu'il y a de
plus important à étudier dans une société, ce sont
les tas d'ordures »35. Cet aphorisme nous permet de
présumer que notre rapport aux déchets, et plus largement aux
rebuts, miasmes, immondices, constitue un phénomène social total
au sens maussien, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un phénomène
par lequel « s'expriment à la fois et d'un coup toutes sortes
d'institutions : religieuses, juridiques et morales - et celles-ci politiques
et familiales en même temps ; économiques et celles-ci supposent
des formes particulières de la production et de la consommation, ou
plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter les
phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et
les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions
»36. Cette définition du phénomène social
total reste assez floue et, selon Camille Tarot, qui a consacré une
grande partie de ses travaux au décryptage de l'oeuvre de Marcel Mauss,
« le fait social total, c'est une curiosité bien maussienne pour
les zones de pénombre non fréquentées entre les
disciplines, pour les interstices négligés ; c'est aussi le refus
des hiérarchies
33 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, Des
déchets et des hommes, Paris : Desclée de Brouwer, 1999, p.
15. Dans cet ordre d'idée, André Leroi-Gourhan fait remonter la
naissance de l'espace domestique à partir de la mise à distance
des rebuts : « l'homme de Neandertal était encore un rustre, vivant
entouré des carcasses de son gibier, qu'il repoussait à peine
autour de lui. Vers trente mille ans avant notre ère, un saut qualitatif
considérable se produisit, une véritable révolution, avec
le stockage des détritus à l'extérieur du logement :
l'espace du chez-soi était radicalement séparé de
l'ordure. [...] Ce geste produisit vraiment une extension remarquable du
système d'ordre et une sophistication de la pensée qui lui
était liée. ». LEROI-GOURHAN André, Le geste et
la parole. Tome 2 : La mémoire et les rythmes, Paris : Albin
Michel, 1965, p 150.
34 Ibid.
35 SOUSTELLE Jacques, Les quatre Soleils,
Paris : Plon, Terre Humaine, 1967, p. 22 cité in HARPET Cyrille, Du
déchet : philosophie des immondices. Corps, ville, industrie.,
Paris : L'Harmattan, 1999, p. 21.
36 MAUSS Marcel, « Essai sur le don. Forme et
raison de l'échange dans les sociétés archaïques.
», in Sociologie et anthropologie, Paris : PUF, 1950, p. 147.
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prématurées dans l'explication de
phénomènes qu'on ne sait pas encore décrire
intégralement »37. Tel est le cas avec la
problématique des déchets qui constitue un sujet d'investigation
délaissé, rétif à toute systématisation,
d'où des travaux assez limités sur cette question et qui sont
caractérisés par une multitude d'approches très
disparates.
En sciences sociales, les thèses anthropologiques de
Mary Douglas38 constituent souvent le point de départ
théorique de la majorité des développements sur les
déchets. La curiosité intellectuelle de Mary Douglas sur la
notion de souillure a vu le jour pendant son étude de terrain parmi les
Leles du Kasai dans l'ex-Congo belge. Elle est alors « frappée par
les lourdes règles diététiques qui régissent leur
alimentation »39 et est ainsi amenée à porter sa
réflexion sur les interdits alimentaires qui caractérisent chaque
culture. Pour elle, ces interdits ne sont pas intrinsèquement
liés à la nature de l'aliment prohibé mais servent
plutôt à définir un ordre symbolique unifiant le groupe en
traçant des frontières communes entre le propre et le sale, le
pur et l'impur. Finalement, pour reprendre une terminologie empruntée
à la sociologie de l'alimentation, au principe
d'incorporation40 répond le principe de pollution,
c'est-à-dire qu'un individu ou un groupe affirme son identité
propre autant par ce qu'il intègre que par ce qu'il rejette. Il n'est
d'ailleurs pas anodin que le célèbre dicton de Jean Anthelme
Brillat-Savarin - « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es »
- se soit transformé en « Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui
tu es » chez les chercheurs en sciences sociales s'intéressant
à la problématique des déchets. Ainsi la saleté est
un concept relatif qui désigne « ce qui n'est pas à sa place
», ce qui est une menace à l'ordre symbolique d'un individu ou d'un
groupe déterminé et la lutte contre la saleté est un acte
positif, créateur, qui vise à organiser notre milieu, à
imposer une unité à notre expérience, à maintenir
une cohésion psychique ou sociale.
Reprenant les postulats de Mary Douglas à travers une
approche psycho-sociologique, Dominique Lhuilier et Yann Cochin
révèlent que « l'excrément se présente comme
le prototype du déchet »41 car celui-ci s'inscrit «
dans les toutes premières étapes de la construction du
schéma corporel »42. En effet, le nourrisson ne sait pas
contrôler son sphincter et ne possède aucune notion du propre et
du sale. C'est donc par un processus d'apprentissage
37 TAROT Camille, « Du fait social de Durkheim au
fait social total de Mauss », in Revue du MAUSS, 1996 :
n°
8, p. 78.
38 DOUGLAS Mary, De la souillure. Essai sur les
notions de pollution et de tabou, Paris : La Découverte, 2001
(1966), 206 p.
39 TEIXIDO Sandrine, « Mary Douglas :
anthropologie de l'impur », in Sciences Humaines, 1/2005 :
n° 156, p. 51.
40 FISCHLER Claude, L'homnivore, Paris :
Odile Jacob, 1990, 414 p.
41 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit.,
p. 94.
42 Ibid.
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que ses parents lui transmettront les références
culturelles qui lui permettront de comprendre le comportement qu'il doit
adopter face à l'immondice. En l'occurrence, on lui apprendra que tous
ses excréta physiologiques (matière fécale, urine, salive,
etc.) sont impurs et que son corps doit constamment être
débarrassé de cette souillure. La socialisation primaire nous
apprend à faire la distinction entre le sain et le malsain qui seront
dès lors naturalisés, c'est-à-dire vécus sur le
mode de l'évidence. Au sein de ces oppositions sémantiques
binaires (sale / propre, impur / pur...), les ordures ménagères
se rangent du côté des excréments car, comme ceux-ci, elles
sont le résidu de ce que nous avons incorporé et que l'on rejette
à la marge43. Ainsi, la gestion de ces excréta tant
physiologiques que matériels, devient un réflexe que l'on
accomplit quotidiennement.
Ce réflexe est d'autant plus complexe à changer
que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale les ordures tendent à se
dérober à notre vue (généralisation des poubelles,
de la collecte en porte à porte, des décharges
contrôlées, des incinérateurs...), ce qui en fait une sorte
« d'impensé social ». Nos recherches bibliographiques sur ce
sujet en fournissent la preuve : une grande partie des articles que nous avons
pu trouver sur les sites CAIRN et Persée44
s'intéressent à la problématique des déchets
ménagers dans les pays dits « en voie de développement
» car dans ces régions les rebuts s'offrent à la vue de tous
et ne sont pas dissimulés derrière des poubelles, des camions,
des usines ou des centres de stockage. En fait, les chercheurs
s'intéressent souvent au problème des déchets dans une
perspective hygiéniste, car, si nous raisonnions en termes de taille de
gisement ou même de taux de recyclage, le problème des
déchets se poserait avant tout dans les « pays
développés à économie de marché »
plutôt que dans les « pays en voie de développement
»45. Bien que les médias et les élus locaux
tirent régulièrement la sonnette d'alarme quant à
l'envahissement du territoire français par les déchets, la
dimension occulte du mode de traitement et de gestion des déchets tend
à en faire un sujet de questionnement insipide pour le chercheur en
sciences sociales.
43 « Les rebuts de l'absorption concentrent la charge
négative et épurent ainsi la part consommée. Une
même opération frappe les contenants des produits alimentaires :
chargés de rendre le produit attractif, ils sont, une fois vidés
de leur contenu, dégoûtants, repoussants. ». LHUILIER
Dominique, COCHIN Yann, Des déchets et des hommes, Paris :
Desclée de Brouwer, 1999, p. 68.
44 Portails Internet de revues scientifiques en
sciences humaines et sociales.
45 Bénédicte Florin estime que les
chiffonniers du Caire recyclaient jusqu'à 80 % des déchets
municipaux de la capitale égyptienne avant que le gouvernorat du Caire
délègue ce service à des sociétés
privés européennes et égyptiennes qui enfouissent
désormais la quasi-totalité de ces déchets dans le
désert (le taux de recyclage de ces compagnies n'est pas
supérieur à 2 %). Au titre de comparaison, l'Agence
Européenne pour l'Environnement estimait à 35 % le taux de
recyclage français en 2010. FLORIN Bénédicte, «
Résister, s'adapter ou disparaître : la corporation des
chiffonniers du Caire en question » in CORTEEL Delphine, LE LAY
Stéphane [dir.], Les travailleurs des déchets, Toulouse
: Érès, 2011, p. 79.
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Ainsi, nos déchets ont beaucoup de choses à nous
enseigner sur nos sociétés mais nous les prenons rarement pour
objet d'étude, sûrement parce qu'ils constituent le clair-obscur
de notre société productiviste, le revers de notre
société de consommation46. Face à un monde qui
produit de plus en plus de biens matériels et qui prétend trouver
des solutions aux problèmes anthropiques par le biais de la technique,
les déchets font tâche et menacent de désavouer la
rationalité d'industriels qui peinent à maitriser les
externalités négatives inhérentes au processus de
production.
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