IV. La carrière de trieur
Reprenant les travaux d'Howard Becker169, nous
pouvons faire l'hypothèse que l'adoption du geste de tri se construit
à travers une carrière. Elle est le résultat d'un
processus social par lequel l'usager apprend à la fois à
pratiquer le tri et à reconstruire sa représentation de cette
activité afin de lui donner un caractère valorisant qui permette
son inscription dans le temps.
Tout d'abord, nous pouvons repérer deux types majeurs
de prédispositions susceptibles de faciliter l'entrée dans la
carrière de trieur. D'une part, de nombreux trieurs assidus
que nous avons rencontrés affichent une volonté de
conformité à la norme institutionnelle qui facilite l'adoption du
geste de tri. D'autre part, pour initier une carrière de
trieur, certains usagers s'appuient sur des convictions personnelles
bâties autour de valeurs qui condamnent le gaspillage. Cependant, ces
prédispositions ne suffisent pas toujours à ce que l'usager
adhère au tri, comme nous l'avons remarqué avec l'exemple d'une
locataire de l'immeuble n°1. Celle-ci défendait des valeurs «
anti-gaspillage » mais ne se sentait pas impliquée par le tri car
elle pensait que l'ensemble du gisement de déchets était
169 BECKER Howard S., Outsiders. Études de sociologie
de la déviance, Paris : Métailié, 1985, 247 p.
80
systématiquement retrié en usine. Lors d'une
opération de porte-à-porte, un conseiller en habitat collectif
lui a délivré des informations qui lui ont permis de remettre en
cause ses représentations erronées sur la chaîne du tri et
d'en construire de nouvelles. Sa pratique antérieure, qu'elle croyait
valable et valorisait en pensant créer de l'emploi pour les travailleurs
des déchets, est tombée en désuétude et elle s'est
trouvée confrontée à ses contradictions. Pour ne pas
perdre la face et dépasser cette situation de dissonance compromettante,
les seuls recours possibles sont le déni ou le passage à l'action
afin d'accorder ses pratiques à ses valeurs.
« Même avant, comme je vous ai dit, par
différents moyens on a toujours eu l'habitude de réutiliser. Moi
j'ai toujours su qu'on pouvait refaire des choses avec ce qu'on jette en temps
normal quoi. [...] Et du coup, ouais, avant j'y portais aucun
intérêt même. Mais parce que je le savais pas. Maintenant
que vous me dites que les déchets ne sont pas triés,
retriés derrière, machin. Ben voilà, j'en ai conclu que
c'est à nous de le faire, donc faut le faire. Une sorte de devoir.
» (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au chômage, a
toujours vécu à la cité Brulard, partage l'appartement de
sa mère)
Lorsque l'usager décide de recourir à l'action,
il faut qu'il se soumette à un processus d'apprentissage social in
situ afin de concrétiser son entrée dans la carrière
de trieur. Cet apprentissage est d'autant plus nécessaire que
les prescriptions à suivre, notamment les consignes de tri, « ne
sont pas immédiatement mémorisables. D'une part, elles ne
relèvent pas d'un entendement commun et "naturel", un savoir qu'il
suffirait de mobiliser pour agir. D'autre part, les prescriptions ne sont pas
toutes "traduisibles" en quelques règles génériques
réduisant l'effort de mémoire à faire. [...] Le
problème se pose objet par objet et c'est la récurrence de
l'objet à jeter qui permet de mémoriser la solution.
»170. Ce processus d'apprentissage nécessite, comme tout
autre, une certaine rigueur de la part de l'usager. En effet, la situation
où l'usager est en condition de se poser la question « Est-ce que
ça se recycle ? » correspond au moment où il doit jeter
l'objet. Or, une fois le déchet en main, prêt à être
jeté, il paraît incongru d'arrêter son geste et de
conserver, même temporairement (le temps de trouver la solution), l'objet
déchu et souillé dans le monde matériel domestique alors
que, par l'intention de le jeter, on venait au contraire de signaler sa
destitution en lui associant une charge négative. Souvent, le
questionnement « Est-ce que ça se recycle ? » devient
redondant pour un ou plusieurs types de déchets (pots de crème ou
de yaourt, conserves métalliques, etc) : l'usager peut parfois rester
démuni face à ce doute par manque d'accès à des
sources d'informations contenant la solution, ou alors considérer que
l'effort à fournir
170 BOUSSARD Valérie, MERCIER Delphine, TRIPIER Pierre,
op. cit., p. 20.
81
pour accéder à l'information est trop
démesuré par rapport à l'impact « dérisoire
» que peut revêtir l'adoption du « bon geste ». Apprendre
à trier c'est donc apprendre à déconstruire et
reconstruire « des gestes ou des séries de gestes qui, à
force de répétition, peuvent être effectués sans
effort ni attention particulière, avec efficacité, dans une plus
grande économie de moyens »171.
Enfin, pour maintenir la nouvelle pratique adoptée dans
le temps, celle-ci doit pouvoir faire l'objet d'une valorisation sociale. En
effet, « si le tri est susceptible, par l'action qu'il permet, de
neutraliser les caractéristiques négatives de l'ordure en les
inversant (mélange/séparation, non maîtrise/maîtrise,
désordre/ordre) et donc de basculer de l'univers de la souillure
à celui de la propreté, cela suppose la possibilité de
contextualiser cette pratique dans sa signification sociale. Trier n'est
envisageable que s'il y a valorisation sociale, et de cette pratique (tri et
citoyenneté), et de l'objet récupéré en lui
redonnant de diverses manières au moins une valeur d'usage, au mieux une
valeur marchande. »172. Or, en habitat social collectif, le
geste de tri n'acquiert pas une signification sociale partagée et n'est
donc pas susceptible d'être valorisé socialement. De plus, les
usagers trieurs n'ont pas la preuve que le déchet trié
sera effectivement recyclé et sont contraints de faire confiance
à la collectivité173. Ainsi, les résultats de
l'action de tri ne sont pas vraiment palpables pour les usagers, que ce soit au
niveau économique (maîtrise des charges d'ordures
ménagères), au niveau symbolique (valorisation de la figure du
« bon voisin », du « bon citoyen ») ou au niveau
écologique (préservation de l'environnement).
« Enfin ouais, au quotidien j'arrive pas à en
voir le bon côté encore. Mis à part me dire que
derrière, enfin pour les autres personnes, les chaînes
derrière, c'est bien pour la planète [sur un ton parodique], pour
machin, voilà. Mais c'est vrai que je vois pas de différence pour
la maison ou quoi... Pour le poids dans les charges et tout, le poids des
poubelles ou quoi, machin... » (Locataire de l'immeuble n°1, 26
ans, au chômage, a toujours vécu à la cité Brulard,
partage l'appartement de sa mère)
L'incorporation totale du geste de tri par l'usager se traduit
par des discours minimisant l'effort consenti pour mettre en place cette
pratique puisque la série d'actions réalisée est
désormais rodée, stabilisée et ne demande donc plus une
démarche réflexive. Toutefois, la pratique du tri reste fragile
et réversible, notamment à cause des bouleversements susceptibles
d'intervenir dans l'organisation de la sphère domestique. Par exemple,
un déménagement peut
171 WARNIER Jean-Pierre, Construire la culture
matérielle. L'homme qui pensait avec ses doigts, Paris : PUF, 1999,
p. 11.
172 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p.
138.
173 Ceci explique la réaction indignée d'usagers
trieurs qui se sentent trompés lorsqu'ils remarquent qu'un bac de
déchets recyclables a été collecté par la benne des
ordures ménagères résiduelles.
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rompre la fluidité des habitudes avec lesquelles un
usager gérait ses déchets en imposant la familiarisation avec de
nouveaux repères. « Même mises en place et
éprouvées, les routines de tri sont soumises à un ensemble
d'aléas qui peuvent les perturber. Le processus de routinisation est
d'autant plus complexe et fragile que la chaîne de gestes de tri à
accomplir est longue et inscrite dans un parcours lui-même complexe et
construit autour de multiples activités et tâches. L'enjeu se
situe entre l'inscription dans une routine et le processus d'apprentissage.
Processus d'apprentissage qui n'intervient pas uniquement en amont (information
et sensibilisation) et qui doit être régulièrement
renouvelé pour inscrire la pratique dans la durée.
»174.
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